jeudi 11 octobre 2007

La mémoire illustrée


En refermant l'admirable essai de Roland Bourneuf - mais l'ai-je vraiment refermé ? -, s'est imposée devant mes yeux la stature balancée d'un homme qui marche, le corps bardé d'images mouvantes, la tête enrubannée de mots qui se succèdent, se rallient ; balises d'une vie consacrée à la littérature. À l'enseignement, inévitablement à la lecture. Déferlement de titres parsemés tout au long d'une existence, tels les cailloux blancs de Poucet. Sur le chemin de ce parcours littéraire extrêmement dense, nous pénétrons dans l'enfance souffreteuse de l'auteur avec Sans famille d'Hector Malot, Le petit Chose de Daudet, Le dernier des Mohicans de Jack London, et j'en passe. Mais, c'est L'Aiglon qui va l'emporter, ce qui nous vaudra deux pages touchantes sur les malheurs de Franz, duc de Reichstad, fils de Napoléon. Jules Verne nourrira l'imaginaire exalté de l'adolescent, déterminera le goût des voyages que, plus tard, devenu jeune homme, il entreprendra. Roland Bourneuf nous invite à poursuivre son périple marqué par «la terre» et «le ciel». Qui de nos jours rendrait hommage à Henri Pourrat ou à Ramuz ? Henri Pourrat à qui nous devons l'émouvant roman Gaspard des montagnes, «dont on voudrait, après tant et tant de pages, que la lecture ne s'achevât pas». Au passage, l'auteur ne manque pas de citer Guerre et Paix et À la recherche du temps perdu, oeuvres qui laissent en nous cette sensation nostalgique du déjà fini. L'ouvrage de Roland Bourneuf est un itinéraire accompli qui nous mène à l'intérieur d'une exploration marquée par des titres que nous ne pouvons tous énumérer. Sa prédilection va vers des autobiographies, Klauss Mann, Stefan Zweig, Pasternak «et d'autres qu'on ne range pas habituellement sur les rayons de la littérature», Freud, Jung, Edgar Morin, Alan Watts, Thomas Merton. L'auteur ne m'en voudra pas de n'en citer que quelques-uns... Plus tard encore, nous marchons «du côté de l'ombre» en compagnie de Victor Hugo, le père de La légende des siècles, ce qui nous mène immanquablement vers la littérature de science-fiction des années cinquante que l'auteur sous-titre avec humour «Cauchemars pour demain»! Et puis, il y a le temps bienheureux de la découverte de la poésie qui nous vaut quelques pages analytiques consacrées à Nerval et à Rimbaud. Autre temps dans le «butinage» des romans et dans la vie de Roland Bourneuf qui, après avoir lu Stendhal, Balzac, Zola, Flaubert, plus près de nous Durrell, Le Clézio, pour ne citer qu'eux, nous entraîne vers les ouvrages romanesques contemporains. On y retrouve Makine, Échenoz, François Cheng, Robert Lalonde. Il y a aussi les romans que l'auteur nomme «un cristal de roche» : Julien Gracq, Ernst Jünger à qui l'écrivain consacre un chapitre. Abellio, le «négligé», Goethe, Broch, Musil, Thomas Mann, Hermann Hesse font partie de cette pierre ; là encore, ce ne sont que poussières de cristal de roche que je sème au hasard de ma lecture. Et Marcel Proust, «bien sûr!». Je laisse le soin au lecteur de découvrir les pages critiques que Roland Bourneuf écrit sur son oeuvre. Au terme de ce parcours d'une vie émaillée de ses joies, de ses peines, toujours à l'affût d'un livre, ne serait-ce que pour rêver et faire rêver, Roland Bourneuf nous porte vers les «veilleurs» - le mot est sublime -, ces écrivains, dont certains nommés ici, font réfléchir le lecteur sur le sort de l'humanité, les «batailleurs impénitents et impavides» que sont Bernanos, Soljenitsyne, Cortazar, Pasternak, et avant tout Montaigne. Marguerite Yourcenar, à travers le regard de Zénon, s'inscrit dans la lignée de ces écrivains, nous rappelant que notre conscience doit demeurer sans cesse éveillée. Roland Bourneuf nous assure que les veilleurs ont souvent «vocation de solitude. Souvent aussi ils ont rencontré une femme. Elle leur est apparue, ils se sont arrêtés auprès d'elle, ils ne l'ont jamais oubliée. Voilà ces femmes qui, à leur tour, se lèvent dans ma mémoire de lecteur, de tout âge, de toute condition, de toute époque.» Et Roland Bourneuf de nous dépeindre, avec une émotion retenue, des figures féminines qui se sont projetées dans l'oeuvre d'écrivains d'hier et d'aujourd'hui.

Quelques pages servent à une provisoire conclusion de la vie d'un homme qui a lu jusqu'à plus soif - peut-on parler d'altérité, à la manière de Rimbaud ? -, faisant preuve non de savoir mais d'une rare érudition. Roland Bourneuf avoue avoir accordé peu de place à la littérature québécoise, ce dont je doute. Durant ce parcours rétrospectif, l'auteur nous donne une leçon de profonde humilité, vertu peu prisée de nos jours. De ce livre, on parle d'une immense bibliothèque et, si le terme est juste, cette bibliothèque appartient à un homme qui, généreusement, nous en a ouvert les portes pour que nous n'oublions jamais que la lecture est signe de civilité, de tolérance, nos yeux grands ouverts sur un inconnu essentiel où les images, les mots doivent faire de nous des veilleurs. Merci Roland Bourneuf pour ce cadeau grandiose!


Pierres de touche, Roland Bourneuf,
L'Instant même, Québec, 2007, 402 pages