lundi 22 décembre 2008

Une aiglonne mal-aimée


Pour la deuxième fois, on parle ici d'un livre publié en traitement numérique. Bien souvent, des auteurs-es choisissent cette voie pour deux raisons : curiosité intellectuelle ou refus systématique de leur manuscrit par les éditeurs traditionnels. Tel est le cas du roman de Michèle David, titré La chienne.

Une psychologue reconnue pour ses qualités professionnelles, survit aux démons qui, à Amos, ont empoisonné son enfance et son adolescence. Une mère violente, un père inexistant, une grand-mère « sa seule alliée dans ce monde de déséquilibrés [...] », un frère vicieux. La petite fille, Lucienne, prénom qui rime avec " chienne ", se débat comme elle peut entre réprimandes vindicatives et agissements humiliants de sa mère. On ne sait trop pourquoi celle-ci en veut tellement à sa fille. Lui reproche-t-elle d'être trop intelligente, trop lucide ? Peu à peu, une colère irrépressible sourd dans le cœur et la tête de Lucienne, qui se jure de réussir sa vie. À dix-sept ans, elle « avait choisi des études en psychologie » pour comprendre les « méandres tortueux qui la rendaient inapte à tout bonheur terrestre. » Depuis deux ans, elle ne traite plus les hommes, elle se penche sur les problèmes, souvent anodins, de nombreuses femmes, « la faune masculine [étant] moins variée ; ça se joue entre le préhistorique et le moderne [...] »

Dans sa chic maison-bureau d'Outremont, Lucienne pratique sa profession. Mais la psychologue et conférencière appréciées qu'elle est, n'avait pas prévu que sa colère dirigée contre sa mère prendrait l'ampleur d'un « cocktail Molotov » qu'un jour ou l'autre, elle devra désamorcer. Sa carrière ne répond pas tout à fait à ses ambitions, un manque la tenaille sans relâche qu'elle compense en peignant des oiseaux. L'un d'eux la fascine, un aiglon blessé au pied d'une aigle adulte. Sa sexualité subit le contrecoup de sa rage. Elle châtie une prostituée, asservit un jeune homme qui lui doit beaucoup, prétend-elle. Elle a établi un pouvoir pour, à son tour, humilier ceux et celles qui veulent lui venir en aide. Sans cesse, sa mère lui téléphone d'Amos, quémande de l'argent — Lucienne en gagne beaucoup —, exerce un chantage affectif sur sa fille qui, malgré son savoir en psychologie, la redoute. Ce dont sa mère abuse, persuadée que Lucienne la déteste, une haine qui la poussera aux pires extrémités. Pour qu'explose le cauchemar qui taraude Lucienne, il suffira d'un déclencheur. Il se manifestera sous la forme d'une jeune patiente, Claude, qui, après avoir reporté un premier rendez-vous, se présentera un dimanche dans son « bureau-piège ». Si à nos yeux, Lucienne est toute noirceur, Claude est toute lumière ; elle aussi a une mère qui, récemment, s'est suicidée. Au fur et à mesure que se déroulera l'entretien thérapeutique, Lucienne, confondant et entremêlant les comportements de leur mère respective, entrera dans un état hystérique qui fera fuir sa jolie patiente. Lucienne est cernée dans une spirale de folie furieuse que seul un geste définitif résoudra, pense-t-elle. Elle profitera de l'anniversaire de sa génitrice pour partir à Amos assouvir sa vengeance. « C'est une chienne à la raison vacillante qui retourne à sa niche. » Quand elle reviendra à Outremont, elle poursuivra sa pratique comme si de rien n'était. Mais pour combien de temps ?

On recommande la lecture de ce roman qui témoigne formidablement du fragile équilibre régissant certains de nos actes. Michèle David a su, grâce à une écriture passionnée, déverser à chaque page la haine et autres sentiments réducteurs minant ses personnages. L'auteure nous dit la difficulté d'être un humain quand la roue meurtrière de l'existence s'engrène, le fait tomber dans une fascination illusoire, soit celle de supprimer le sujet de ses mésententes viscérales. Lucienne, l'aiglonne blessée, se révèle une espèce humaine qui fait frémir.


La chienne, Michèle David
Fondation littéraire Fleur de Lys
Laval, 2008, 140 pages.

mardi 16 décembre 2008

Passion, quand tu nous tiens !


Il serait dommage de passer sous silence la dernière livraison de la revue littéraire MŒBIUS 119. Consacré au thème suivant : « La passion aujourd'hui », ce numéro, orchestré par l'écrivain et poète Fulvio Caccia, réunit une vingtaine d'auteurs qui ont superbement répondu à l'appel. Divisé en trois phases : Feux, Braises, Cendres, ce parcours vers la finitude ne laisse aucun doute sur l'essoufflement qu'engendre cette émotion incandescente. Mais lequel de ces trois chemins emprunter ?

Avant de nommer plusieurs voix qui nous ont touchée plus que d'autres, interrogeons-nous sur ce sujet inépuisable qu'est la passion. Qu'est-elle en vérité ? Un sentiment à la fois dévastateur, rebelle, élevé à un degré supérieur. On est tenté de croire que ceux et celles qui n'ont pas été effleurés par cette fièvre du corps, ce vertige du cœur et de l'âme, ne connaissent rien de l'exaltation qui nous porte vers un ailleurs irréel, cet ailleurs pouvant se trouver à nos côtés. Le regard dont nous enrobons l'autre, ne rappelle-t-il pas ce qu'évoquait André Gide : la ferveur. Vocable, hélas, désuet, mais combien éloquent pour ennoblir l'amour, l'érotisme, le désir, le mysticisme.

Ces quatre éléments enveloppent l'ensemble des textes présentés dans ce numéro. Jean Forest, d'une manière à la fois tendre et caustique, nous parle de la divine passion de Thérèse d'Avila pour Jésus, qu'il associe à O, l'" héroïne " de Pauline Réage. Nous savons quelle dose efficace de passion mystico-érotique embrase chaque mot de cette œuvre mondialement connue. Plus loin, Claire Varin nous fait part de sa passion pour les écrits de Clarice Lispector, au point d'avoir séjourné « un an et quatre mois » au Brésil où elle a mieux cerné l'écrivaine dans son pays d'origine. Voici deux textes qui ont un point commun : ils sont liés à deux femmes célèbres qui, chacune à sa manière, ont pris leur destin en main, et dont la pensée subversive a rejoint deux auteurs inspirés. Si toute écriture est poésie, Josaphat-Robert Large nous le démontre dans un poème où la beauté d'une femme épouse une musique corporelle, rythmé d'un refrain incantatoire. Le créole ajoute une note lascive à l'intention ludique de l'auteur. Mona Latif-Ghattas nous plonge dans un rêve dont la passion ne peut se passer. Écoutons-la : « Ainsi va le passionné/Au long des minutes figées ou passantes/À la recherche d'un joyau réservé à ces rêveurs toujours/partis en quête de/L'art de l'amour. » La poète nous dit que la passion, parfois, appartient au rêve, que nous l'embellissons d'absence et d'illusions. Danielle Fournier, quant à elle, élabore sur une vision qui la « remplit de joie ». Autre texte empreint d'une sensualité rêveuse où les mots dépeignent des paysages et des êtres idylliques.

On n'énumérera pas tous les textes qui enrichissent ce numéro. On pense à Antonio D'Alfonso qui ouvre la voie à sa passion allemande par une phrase-clé sans nuance : « La passion, c'est une histoire de cul. » Le corps désirable n'accomplit-il pas sa tâche de séducteur ? Il y a aussi François Teyssandier et son « Risible amour qui pâlit sous ton fard de vierge ! » Ce « risible amour » nous transporte vers la lettre de Fulvio Caccia adressée à Milan Kundera, lettre d'une admiration inconditionnelle à un écrivain et essayiste qui prend « le lecteur au sérieux. » Dans sa missive, Fulvio Caccia ajoute son grain de sel sur les fonctions du roman dans notre monde décadent, répondant ainsi à Kundera, auteur d'un essai sur le sujet.

Ce numéro de MŒBIUS est à lire sans et sous condition. Sans, pour féliciter les auteurs qui ont osé raconter la passion qui les ont animés au moins une fois dans leur vie. Les mots qu'ils utilisent suscitent un feu d'artifice crépitant à chaque phrase. Sous condition de se laisser emporter par la magie que provoquent ces histoires lues avec... ferveur !



Revue MŒBIUS, numéro 119,
«La Passion aujourd'hui »
Piloté par Fulvio Caccia
Triptyque, Montréal, 2008, 180 pages

mardi 9 décembre 2008

Dualité d'une philosophe


Il est inutile de présenter Andrée Ferretti. Femme de lettres reconnue, elle a publié plusieurs essais politiques, des nouvelles, deux romans. Elle a travaillé avec Gaston Miron, contribué pleinement à la vie politique et culturelle du Québec. C'est de son troisième roman dont on parlera ici, Bénédicte sous enquête.

Lors de travaux de rénovation dans sa maison tricentenaire située à Neuville, Québec, une latiniste et archiviste trouve dans l'entretoit un coffret « de bois et de cuivre ». Avec moult précautions, elle l'ouvrira ; une lettre informera le « Sieur ou la Dame » de la demeure, du contenu enfermé depuis trois siècles. Il s'agit de huit fascicules numérotés, portant un titre pour les désigner. Aidée d'un ami, la jeune femme en traduira les fragments et sera fascinée par les révélations d'une philosophe hors du commun qui vécut au dix-septième siècle. Pour imposer sa pensée initiatrice, elle se faisait passer pour un homme. Elle s'appelle Bénédicte, est née en 1632, à Amsterdam, ville alors en plein essor intellectuel, où la communauté juive évolue à son aise. Bénédicte appartient à une famille de négociants. Ses parents sont des marranes, Juifs espagnols et portugais convertis de force au catholicisme, qui durent fuir l'Inquisition et dont certains se réfugièrent dans la capitale hollandaise. Chaque fascicule nous entretient de personnages ayant joué un rôle essentiel dans sa courte vie ; d'abord sa mère, son frère et sa sœur, puis son père. Enfin son amant et leur fille. Autour de ces êtres aimés, grouille un monde épris de ses traditions, dans lequel il n'est pas bon de se différencier des autres. Bénédicte l'apprendra à ses dépens, elle sera excommuniée par des professeurs religieux que ses idées philosophiques novatrices révoltent. Encouragée par ses amis et correspondants, Bénédicte poursuit sa route solitaire ; en 1677, elle meurt de phtisie avec, à ses côtés, le docteur Louis Meyer qui « procéda à la toilette funéraire de la morte et la déposa dans le cercueil déjà prêt [...] » Bénédicte a quarante-cinq ans.

Avant de dévoiler le nom de ce philosophe humaniste, remontons brièvement le cours de la vie de cette femme. Dès sa naissance, supposent la latiniste et son ami, Bénédicte sera marquée par une hésitation fatale de sa mère qui renonça à la déclarer de sexe féminin, le sexe de l'enfant ne se révélant pas nettement. Elle interdira à son mari de faire circoncire leur " fils ", prétextant qu' " il " était trop délicat... À partir de cette grossière erreur, la fillette, douée d'une intelligence exceptionnelle, sera élevée comme un garçon. Elle accédera à de brillantes études qui la mettront en compétition avec des scientifiques érudits, qu'elle défiera de ses propos subversifs. Même son père s'oppose parfois à ce qui « faisait entrevoir la richesse de [son] univers ». Bénédicte luttera contre des doctrines éculées, contrecarrant l'avancée politique, sociale et religieuse. Elle réfute la pensée juive telle que la perçoivent les dogmes de son siècle, affirmant que la loi juive n'est pas d'essence divine. En ces temps opaques, tremblant sur leurs bases superstitieuses, la perception progressiste de Bénédicte semait la confusion dans des esprits entêtés et peureux. La liberté et la joie qu'elle prône dans ses essais traverseront les siècles alors que les œuvres de ses prédécesseurs ne feront mouche que quelques décennies, suffisamment toutefois pour que la pensée de la philosophe rebondisse vers l'unicité de toutes choses qui ne se séparent pas mais se complètent.

Sous une écriture élégante et fluide, c'est le portrait du philosophe de lumière, Baruch — béni des dieux —, dit Benedictus, Spinoza, auteur de L'Éthique — son œuvre la plus importante — que nous dépeint Andrée Ferretti. L'écrivaine ne dit-elle pas que nous savons peu de ce penseur remarquable qui fut enterré dans une fosse commune ? Que ses affirmations s'appuyèrent sur l'universalité des fonctions humaines, d'une Nature toujours en liesse, un homme étant incapable de réunir les éléments de différents concepts mais plutôt de les dissocier.

Si ce roman, empreint de gravité et de légèreté, de savoir et de réflexion, nous fait redécouvrir une œuvre de génie, remercions Andrée Ferretti de déstabiliser nos convictions, de fortifier nos doutes à une époque où tant de libertés individuelles et collectives sont bafouées, rarement remises en question. À lire pour en savoir davantage sur cette femme de génie polyvalente qui apprit aussi « la construction d'instruments d'optique ainsi que la taille des lentilles [...] », s'initia à l'alchimie, étudia la Kabbale...



Bénédicte sous enquête, Andrée Ferretti
VLB éditeur, Montréal, 2008, 160 pages

lundi 1 décembre 2008

Une semaine bien remplie


Depuis quelque temps, on a parlé ici de premiers recueils de nouvelles ou de premiers romans qui ont marqué la saison littéraire automnale. Entre autres noms, on cite ceux d'Emmanuel Bouchard, Johanne Alice Côté, Max Férandon. Cette fois, on fait place à une auteure reconnue, Félicia Mihali, qui vient de publier son cinquième roman intitulé Dina.

Une ancienne journaliste roumaine, reconvertie en professeure de soutien linguistique, installée au Québec depuis plusieurs années, relate l'histoire de sa meilleure amie, Dina. Un dimanche, elle téléphone à ses parents vieillissants, restés en Roumanie ; après un échange de banalités coutumières, sa mère lui dit : Dina est morte... Cette courte phrase va provoquer un flot de réminiscences ayant trait à Dina, au village où l'exilée est née, à sa famille qui a souffert du régime communiste dans les années soixante, aux mœurs paysannes qui régissent le comportement des hommes et des femmes. Déferlera pendant une semaine, la vie tragique de Dina aux prises avec l'incompréhension de ses proches et de ses amis. Pour des raisons particulières aux villageois, Dina ne plaît à personne, elle n'inspire aucune confiance. Sa fragilité physique agace et rebute, sa sensibilité exacerbée la jettera malgré elle dans les bras d'un homme violent, Dragan, fou amoureux d'elle. Elle vivra avec lui en Serbie puis le quittera pour se marier avec Paul, « ingénieur médiocre », pour qui elle ressent une paisible indifférence, Dina étant « anesthésiée contre tout sentiment. »

Perçue sous cet aspect restrictif, l'histoire de Dina est simple, pourtant elle ne l'est pas. Alors que la narratrice commence les préparatifs de son quarantième anniversaire, elle continue à téléphoner à sa mère, elle veut en savoir davantage sur la mort mystérieuse de son amie. Chaque fois qu'elle raccroche, des images de son pays et des visages vivants ou disparus rapetissent son univers d'expatriée, comme si la mort inexpliquée de Dina déclenchait l'ampleur d'événements politico-sociaux que nous ne réalisons que beaucoup plus tard. Après un trop long retour en arrière sur les conditions de vie difficiles de ses grands-parents, sur les mœurs ancestrales et coutumes funéraires, on fait enfin connaissance avec la jeune fille qu'a été Dina. Débarrassée d'une enfance et d'une adolescence plutôt ternes, elle vit seule dans une garçonnière de la ville de T., y travaille comme « téléphoniste sur le chantier du barrage [...] » Plus tard, Dina se trouvera une place de coiffeuse dans une ville serbe, qui lui sera fatale. Pour se rendre au salon, elle doit traverser la frontière séparant la ville de T. et la ville serbe. C'est là qu'elle retrouvera Dragan qu'elle connaissait depuis « le début de la guerre en Yougoslavie, guerre provoquée par la chute du communisme [...] » Croyant son idéal brisé, Dragan est pétri de haine contre les Roumains et profite du privilège de son poste de douanier pour leur mener la vie dure. Comme tout conquérant, il n'avait pas prévu que Dina lui tiendrait tête, et bien qu'elle ait peur de lui, elle s'oppose farouchement à son amour puis, excédée par ses menaces, accepte de vivre avec lui dans la ville serbe jusqu'au jour où n'en pouvant plus de sa brutalité, elle s'enfuit et retourne chez ses parents, au village.

Ayant hébergé Dina pendant deux mois, la narratrice la dépeint comme une jeune femme « discrète et silencieuse ». Solitaire, qui n'avait personne pour la défendre. Dina s'enfuira aussi de chez son amie pour, suppose celle-ci, renouer avec Dragan. Le temps a passé, Dina a vieilli, elle s'est mariée avec Paul. La professeure, invitée à donner des conférences en Roumanie, reverra Dina qui lui présentera son mari, elle sera séduite par Paul qui formait un « couple si drôle avec Dina. » Elle avoue n'avoir « rien soupçonné de ce que cette dernière rencontre signifiait. Tout ce que je savais était que notre amitié s'était épuisée. » Alors, la question, obsessionnelle, se pose : Qui a tué Dina ? La petite fille, l'adolescente, la jeune femme ont été malmenées, brutalisées par les uns et les autres. Même par sa compagne de jeu qui, enfant, aimait la battre... Il serait reposant de conclure que Dragan ou Paul en sont les meurtriers, mais Dragan est mort. Ayant été la proie d'une petite nation conquise par le grand vainqueur, Dina symbolisait la misère farouche d'un pays qui se cherchait et qui cherchait elle aussi de l'aide. Destin individuel dressé contre destin collectif. Dina seule contre les autres qui ne l'aimaient pas. Elle en mourra sans que personne ne se doute qu'elle aurait pu se suicider...

C'est un roman vibrant et dense que nous offre Félicia Mihali. Elle nous décrit l'existence pathétique d'une victime qui, malgré ses sacrifices, n'a su s'élancer du côté des vainqueurs. L'écriture est classique mais efficace, la structure charpentée, telle une échelle où nous grimpons sans trébucher. Durant sept jours, du dimanche au samedi, semblables aux protagonistes, toutes sortes de contradictions nous animent : l'injustice, la culpabilité, le déchirement, la réflexion. Sans oublier l'exil qui, parfois, éveille ce que nous pensions être endormi en nous, pour ne pas dire oublié. Roman vaste qui s'inscrit parfaitement dans la démarche fructueuse de cette auteure prolifique.


Dina, Félicia Mihali
XYZ éditeur, Montréal, 2008, 180 pages