mercredi 25 novembre 2009

Des lieux trébuchants ***1/2


L'automne s'étirant entre soleil et pluie, on apprécie de travailler et de lire dans le confort de la maison. Par la fenêtre, on aperçoit les écureuils chahutant dans les feuilles mortes. Près de soi, les livres s'accumulent, on ne sait trop ce qu'ils renferment de mystère ou de rêve. Pour satisfaire notre curiosité et savourer la teneur d'un ouvrage, on s'est penchée sur le dernier recueil de nouvelles de Diane-Monique Daviau, Là, (petites détresses géographiques).

À quoi tient d'être présent dans un lieu particulier, seul ou avec une personne aimée ? On se dit que « là » s'avère un point cardinal potentiel, qui déterminera la suite d'une vie. Divers sentiments contradictoires, telles la tendresse et la révolte, occupent la majorité des nouvelles du recueil. On ne pourra toutes les noter, mais citons les textes, courts pour la plupart, qui nous ont fait réfléchir sur l'entièreté des émotions, rarement mitigées, des uns pour les autres. Dans Voir, une mère a perdu trois enfants. Un nombre incalculable de fois par nuit, elle se lève pour « voir » si son dernier-né respire toujours. Un petit miroir qu'elle tient devant sa bouche, s'embue du souffle de son fils. Adulte, il ne comprendra pas « pourquoi l'idée de fermer les yeux au creux d'un grand lit le remplit immédiatement d'angoisse [...]  » Des voitures automobiles nous mettent en face de deux jeunes garçons mal aimés, livrés à eux-mêmes. Ils s'inventent un avenir où des voitures rutilantes auront une « vraie généalogie, une vraie famille, une vraie vie bien entourée [...] » Se dessinent aussi « oncle Volvo, tante Maybach, cousine Mazda, grand-mère Lincoln, mamie Mercedes... » L'insuffisance d'amour parental est compensé par le besoin de montrer qu'ils existent. Perdre le crayon, le cri de révolte d'une adolescente envers son père qui agit sous l'influence de sa mère. Plainte très brève mais combien saisissante. Le pire, l'existence gâchée d'un homme à cause d'un désir d'enfant non comblé, celui de « passer sa vie dans le monde de la peinture », un art qui le captive. Bien sûr, ses parents obtus ont refusé : un artiste, ce n'est pas sérieux... À quatorze ans, il a fait ses bagages, n'ayant derrière et devant lui que le vide. Il le recréera au trente-neuvième étage d'un édifice haut de gamme. Les années se succéderont à mesurer sa vacuité accablante malgré les femmes qu'il invite chez lui. Il est « riche à craquer » grâce à une idée ingénieuse de son cru pour détecter les faux tableaux. Une détresse incommensurable remplit cette nouvelle, l'une de nos préférées.

Perdu petit moleskine marine raconte l'histoire d'un homme affublé d'une tache de naissance. Il soigne des enfants atteints de cette anomalie mais ne prend pas le temps de soigner la sienne. Il refuse le compromis car, dit-il, « c'est elle qui m'a construit, c'est de là que je viens. » Son identité charnelle l'enfermant dans une sorte de déni, le contraindra à se dévouer à ceux et celles qui lui ressemblent... Le cherche-étoiles dépeint un autre homme jamais remis de l'indifférence de sa mère. Réclamant un baiser de sa part, elle le repousse et lui dit : « Laisse faire les cajoleries. C'est rien que du sentiment, ça. Tu cherches encore des étoiles, mon garçon. » Assoiffé d'amour maternel, il quête les étoiles malgré leur froideur à l'image de sa mère.

Nouvelles dérangeantes s'il en faut. Une fois au moins dans notre vie, nous avons dû affronter pareils manques, que ce soit quelque désamour ou inaccomplissement d'ordre professionnel. Combien d'entre nous ont dû batailler ferme pour traverser, sans trop se blesser, ce « là » trébuchant, lieu de frustration, de violence, de solitude. Les personnages de Diane-Monique Daviau se font ubiquistes pour sonder les failles menant là plutôt qu'ailleurs. Nous ne dirons jamais assez l'importance des lieux qui nous habitent, où nous nous sommes arrêtés avant de bifurquer vers une voie opposée à celle dont nous avions rêvé. Destin ou fatalité ? Sommes-nous censés répondre à des questions insolubles ?

Style concis, mots essentiels, toujours intrinsèques du drame intérieur minant hommes, femmes et enfants, victimes bien souvent involontaires d'événements affligeants, décisifs. Diane-Monique Daviau, dont on connaît l'ensemble de l'œuvre, nous offre l'un de ses livres les mieux accomplis. On y voit le parcours d'une écrivaine qui, depuis une quarantaine d'années, chemine généreusement dans le milieu littéraire, et dont le talent ne cesse de nous émouvoir, de nous ravir.


Là (petites détresses géographiques), Diane-Monique Daviau
Éditions Québec Amérique, Montréal, 2009, 160 pages

mercredi 11 novembre 2009

Le livre des origines ****


Un deuil ayant assombri nos journées automnales, on a longuement hésité sur le choix d'un nouveau livre. Finalement, on a opté pour le récit de Roland Bourneuf, L'ammonite, persuadée d'y trouver un grand réconfort. On ne s'était pas trompée.

La madeleine de tante Léonie a fait ressurgir le passé de Marcel Proust. Ici, des figurines animent les personnages familiaux du narrateur, Arnaud Bermane. Il a été réviseur chez un éditeur de livres scientifiques et se juge très sévèrement : « petit employé dépourvu de talents notables. » Il ajoute qu'il était sans ambitions, « la soixantaine en laisse-t-elle encore ? » Dans son appartement, jouant avec les statuettes qu'il a achetées chez un brocanteur, il se remémore son enfance, son adolescence provinciale, voire campagnarde, écoulées entre des parents aimants mais austères, un frère aîné rebelle. Peu à peu, Bermane sera entraîné dans un tourbillon habité d'individus, morts pour la plupart. L'action se déroule d'abord en France, les origines remontant au delà des guerres de 1870, de 1914, enfin, celle de 1939. À la manière de Proust, le narrateur s'abandonne à une réalité mélancolique puis douloureuse et à l'engourdissement réparateur du rêve. Avant qu'il parvienne à décrire les horreurs humaines, de preux chevaliers, de nobles dames, issus du Moyen-Âge, d'époques incertaines et floues, le reportent aux silhouettes de la mère, du père, du frère aîné. Le jeune Arnaud est fortement impressionné par un cousin, Pierre-François, explorateur, qui lui offrira une ammonite, « spirale enroulée dans une gangue de pierre. » L'ammonite fait figure de talisman, mais aussi de symbole quand, plus tard, Arnaud Bermane délaissera le peu qu'il possède, se fera voyageur sans retour. On a l'impression qu'il plonge dans l'une des alvéoles de l'ammonite pour désigner le monde qui l'entoure : que va-t-il chercher ? Des paysages encombrés de visages d'hommes et de femmes d'antan. Il sait que nous n'oublions jamais rien ni personne. Nous attendons que tout se défasse, se recompose. Alors que le train l'emporte vers le nord, il dira : « J'avais fait des années auparavant un voyage presque semblable. Je recoupe donc mes traces anciennes. » Au long du récit, l'ammonite se profilera, tel un point de repère dans les randonnées du narrateur, lui qui n'en a aucun. Les histoires pathétiques de Guillaume, Marou, Laure, créent des balises sur lesquelles Arnaud Bermane parfois s'appuie, se repose.

Femmes aussi de hasard. L'une d'elles, Olivia, lui donnera un enfant. Il la trahira, elle le quittera. Ses périples mentionnés dans divers carnets, il les écrit pour sa fille qu'il ne connaît pas et qu'au fond de lui, il recherche. Comme ses ancêtres dissimulant de lourds secrets, à son tour il en invente, ménageant les personnes qui lui tiennent à cœur. Plus Arnaud vieillira, plus les origines deviendront prépondérantes. Roland Bourneuf les situe au commencement du monde — et même avant, organiques —, hommes et femmes inconnus à la base de notre identité. Peu importe la naissance, dans la dentelle ou dans la fange, le narrateur doit se « remémorer, remonter plus haut vers des sources encore trop vagues, un passé bien plus vaste que [mon] histoire personnelle. » Plus il presse le pas vers sa mort, drainant ses « peurs archaïques », plus son questionnement s'amplifie ; en rêve il rencontrera des gens qu'il confond avec ceux d'autrefois alors que son intuition lui révèle que « ces êtres n'appartiennent pas au passé mais au futur : ceux qui viendront après moi, mes descendants. » Maintenant, il peut mourir, il a atteint la dernière alvéole de l'ammonite, le dernier rivage où sa fille, Catherine, lira ses carnets. Prenant à son tour la parole, elle résumera sa vie avec sa mère, Olivia. Les manques du père vers qui elle marchait, immobile, tenant par la main son fils, chaînon imparable de l'homme qu'elle aime, « trop jeune pour avoir connu la guerre, mais il porte en lui l'héritage du peuple dont il est issu [...] ». Jusqu'à la fin de l'histoire d'Arnaud Bermane et le début dans celle de Catherine, des noms se propagent au même titre que les ammonites, les figurines, les cartes postales, les carnets d'une mystérieuse Anna ; toutes les époques se nomment d'un personnage effleuré ou pénétré.

Des pages admirables à citer à haute voix. Décanter leur profondeur poétique, déceler leur saveur érudite, en faire l'une de nos raisons de vivre et de rêver. Autant dire notre livre de chevet. La révolte, la tendresse émaillent les témoignages de Roland Bourneuf lorsqu'il évoque, avec un respect farouche, l'exil des paysans, leur labeur forcené pour ensemencer la terre, en récolter si peu. L'auteur dénonce avec ferveur le sort des enfants abandonnés, la servitude des femmes, l'imbécillité humiliante des guerres et les malheurs éhontés qu'elles provoquent. Sur de telles impostures friables, se sont dressées les fondations du passé avant d'émerger du sol, d'en fomenter le présent. Autre semence, autre récolte. Dans un ultime carnet, Catherine découvrira des « petites fictions » présumant qu'Arnaud Bermane écrivait une « histoire bien plus vaste que la sienne. » Elle les intercalera dans les feuillets du récit, garantissant au lecteur une continuité d'univers qui, pareils à nos origines, prennent racine à d'autres êtres, ailleurs, en d'autres temps.

Nous retirer sur une île déserte parfois nous alléchant, nous emporterions l'œuvre de Marcel Proust et celle de Roland Bourneuf ! À lire absolument pour se poser d'éternelles questions. Les réponses se dérobant dans des silences éloquents, imprègnent à travers le récit l'histoire poignante de l'humanité...


L'ammonite, Roland Bourneuf
Éditions L'instant même, Québec, 2009, 234 pages

lundi 2 novembre 2009

Être ou ne pas être une femme ordinaire ? ***1/2


Décalage dans le temps et l'espace, nous sommes en Australie. Sur ce continent, qui parfois rappelle le Québec, juin, juillet et août nous invitent à aborder l'hiver alors que janvier distribue sans pitié sa chaleur humide. Considérations météorologiques un peu absurdes mais indispensables pour entrer dans le premier roman de Toni Jordan, Addition.

« Peu après l'accident », Grace Lisa Vanderburg, 35 ans, compte. Tout. Ses pas, les marches de l'escalier, les lettres composant son nom, les coups de brosse dans ses cheveux. Ses soutiens-gorge, ses culottes. Depuis l'âge de 8 ans, elle n'a cessé de compter et, apparemment, s'en porte fort bien. À la suite d'un incident survenu 25 mois plus tôt, à l'école où elle enseigne, Grace ne travaille plus, mais elle se débrouille « grâce à un congé maladie ». Elle passe son temps à exécuter de menus travaux : faire les courses, préparer ses repas, mettre de l'ordre dans sa garde-robe. Grace vit seule dans un petit appartement à Glen Iris, elle a une sœur mariée, Jill, 33 ans, mère de 3 enfants ; une mère âgée de 70 ans, son père est décédé. Sur sa table de chevet trône la photo de Nikola Tesla, prise en 1885 alors qu'il a 29 ans ; elle le fixe « du regard depuis vingt ans », il a été « le plus grand génie que le monde ait connu [...] Il était lui aussi amoureux des chiffres. » En parallèle à son histoire, Grace nous apprend celle de cet homme auquel elle s'identifie au point d'en faire un compagnon imaginaire. Des affinités particulières, obsédantes, ne les lient-ils pas ?

Pourtant, sa vie si bien organisée sera chamboulée par la rencontre avec un étranger, Seamus Joseph O'Reilly, au supermarché. Une banane égarée dans le panier du jeune homme sera la cause d'une première conversation savoureuse entre Grace et Seamus, guichetier dans un cinéma. Très vite, ils deviendront amants. À la manière de Jules et Jim, ils se perdront de vue pendant quelques semaines, se retrouveront de plus en plus épris l'un de l'autre. Le temps s'écoulant avec les manies de Grace, Seamus lui demandera de suivre une thérapie de groupe. Elle acceptera pour lui plaire, au risque de tomber dans la normalité des êtres et des choses. Étourdie par les propos délirants de cinq malades, les Backteryphobes, partageant avec elle cette expérience thérapeutique ; abrutie de cachets qui la soumettent à un dédoublement de personnalité — elle prétend avoir deux cerveaux —, Grace ne fait plus que dormir, grossir, rêver d'une vie coutumière avec un mari, des enfants. Des heures devant la télé. Comme Jill, comme sa mère. Honteux, les nombres ont disparu... Seule, Larry, sa nièce préférée, refuse la transformation de sa tante qu'elle juge « branleuse ». Un malaise chez la mère endormira enfin les deux cerveaux, permettra à Grace de prendre conscience de l'inutilité de la thérapie conseillée par Seamus. Comme il habite chez elle, elle le mettra à la porte. S'objectera contre l'entêtement de sa sœur à vouloir placer leur mère dans une maison de retraite. Les effets secondaires des cachets se sont estompés, son « corps est de retour », ses « fantasmes sexuels et [...] talents masturbatoires reviennent avec une nouvelle vigueur [...]  ». Autant dire qu'elle redevient celle qu'elle a été : différente de sa mère, de Jill, les deux femmes devront composer avec ses originalités et ses lubies.

Mais l'accident responsable de l'envahissement des nombres dans sa tête ? Elle en a glissé un mot à Seamus, parlant d'un chiot qu'elle aurait poussé accidentellement dans l'escalier... Or, il n'y a jamais eu de chien chez ses parents, sa mère n'aimait que les chats. Jill, sans le vouloir, dévoilera à Seamus le pot aux roses. Grace s'active à dénicher un travail de son ressort à domicile, à se débarrasser des objets encombrant sa vie de femme ordinaire, se démène auprès des services sociaux pour que, remise de son accident, sa mère reçoive à la maison des services adéquats. Les aventures fabuleuses de Nikola Tesla nous enchantent à nouveau. Les nombres ne quittent plus la jeune femme, qui les inscrit partout dans son appartement... Aux autres de s'habituer à ses nécessités. Le 27 août, elle fêtera son 36e anniversaire chez Jill, celle-ci a organisé un souper familial. Échange d'affection et de cadeaux. Seule ombre au tableau, l'absence de Seamus pourtant pas loin ; il lui offrira un objet cher au cœur de Grace. L'histoire d'amour interrompue reprendra de plus belle, enrobée de subtils engagements suscités par les cogitations de Larry, la nièce préférée...

De prime abord, le roman contient tous les ingrédients pour faire sourire le lecteur. Des dialogues théâtraux, un style direct et lapidaire. Mais entre les phrases primesautières se faufilent des réflexions parfois caustiques sur la société, sur la difficulté des gens à s'adapter à la singularité d'autrui. Tout le monde dit que Grace est une « handicapée » alors qu'elle est la femme la plus excitante qui soit. Pleine de vie et de sensualité, de générosité et d'abandon aux autres. Si un creux, telle une petite faim, ralentit le rythme durant la thérapie, ce n'est pas grave, Grace en a assez d'écouter les recommandations rationnelles de sa thérapeute, les élucubrations des Backteryphobes, de subir la dualité infernale de ses deux cerveaux. La désertion de Nikola Tesla et des nombres amoindrissent l'intérêt de ces pages mais Grace, l'air de ne pas y toucher, nous prend à nouveau par la main et nous repartons avec elle plus enthousiaste que jamais. Sa démarche dans son monde inapproprié aux communs des mortels nous persuade que des univers parallèles sont rafraîchissants à fréquenter, à condition de les accepter avec leurs propres distorsions...


Addition, Toni Jordan
Traduit de l'anglais (Australie) par Jean Guiloineau
Éditions Alto, Québec, 2009, 376 pages