Le temps de nous en rassasier, le soleil constant de novembre a fait place à la pluie, à la grisaille, annonçant la neige prochaine. Profitant de l'euphorie de Noël, on écrit ce que nous a inspiré le troublant premier roman de Marc Séguin, La foi du braconnier.
Si d'aucuns prétendent que ce roman est autobiographique, on s'en réjouit. Le périple du narrateur s'avérant initiatique, il ne peut que faire grandir cet homme qui, sous des airs fanfarons et provocateurs, se montre rempli d'amour haineux envers les hommes, les femmes, les bêtes. Qu'importe que le narrateur, comme l'auteur, se prénomme Marc et que la femme, à qui le roman est dédié, se prénomme Emma. Ne dit-il pas d'elle qu'il l'aimait « comme une prière qui se serait réalisée. » Emma sera le miracle de sa vie, elle saura stopper momentanément ses fuites, lui qui se considère « une conséquence de l'Amérique moderne. »
Marc S. Morris, au lendemain d'un suicide raté, narre ce que fut sa vie durant ses dix dernières années. Il est braconnier et dès le premier chapitre, il embarque le lecteur dans une histoire de chasse qui s'est passée en 1991. Il a tué un ours au Manitoba, l'a dépecé, a prélevé la vésicule biliaire pour la vendre quatre mille cinq cents dollars à des Asiatiques. Depuis un an, il est étudiant en cuisine à l'Institut de l'hôtellerie de Montréal, qu'il délaissera pour entrer au Grand Séminaire. Il y fera la connaissance de l'évêque Pietro Vecellio avec qui il entretiendra « une amitié amoureuse. [...] Un homme peut aimer un autre homme. » Le narrateur étant inapte aux sentiments modérés, il affectionnera ses semblables avec une intensité démesurée. Toujours, il déteste, toujours, il adore. Comme lui-même, son double est entier et ne tolère aucune médiocrité. L'un est vêtu de bure, l'autre de velours. Se remettant sans cesse en question, il traverse les États-Unis en pick-up, revenant à son point de départ, le Québec. Sa foi immense en la vie le déstabilise d'une telle manière qu'il ne sait, ni ne peut, se satisfaire de joies simples, quotidiennes. Parfois, il amorce des situations qu'il pense être des ancrages, comme la naissance de sa fille, l'ouverture d'un restaurant, mais, tel un marin happé par l'océan, il parie sur l'espoir : trouver plus exaltant que ce que les autoroutes lui offrent d'oubli temporaire. Il exècre l'idée du bonheur mais, tout à son combat intérieur, il ne se rend pas compte que sa quête s'appuie sur des doutes, non sur des certitudes. Ne dit-il pas qu'il veut conquérir, dominer, sans jamais y parvenir. Sa foi est une soif intarissable, la source où il s'abreuve en est la beauté d'Emma, elle qu'il compare à la Marie-Madeleine de la Pietà du Titien. « ...Je cherche toujours. Je trouve peu, car je cherche trop. » Les années s'écouleront en tuant des animaux, en abominant les hommes, en adorant Emma et leur fille. Leurre orgueilleux qu'il ne veut dénier.
Rien de répréhensible dans la conduite tourmentée de Marc S. Morris. Il a comme point d'appui un « gigantesque » FUCK YOU qu'il a « tranquillement tracé » sur un atlas de l'Amérique quand il était adolescent, amoureux d'une certaine Denise, « une fille très bien » de dix-huit ans. Chaque lettre lui servira de balise pour franchir les frontières de l'Amérique du Nord, continent qui l'a douloureusement déçu. L'époque où il lira tous les livres, concluant plus tard qu'à « part quelques-uns, les livres sont des mirages. » Désespoir emprunté au poète Stéphane Mallarmé... Il lui faudra beaucoup de temps, non pour s'assurer un semblant de paix, il en est incapable, mais pour se mesurer au désir d'Emma qui veut un deuxième enfant. Continuité de son univers personnel mais aussi celui de l'humanité. « Enfin, je me sens utile. J'existe parce que mon devoir de race est accompli. Et c'est l'idée la plus érotisante qui soit. » Pourtant, il repart vers le Grand Nord, envisageant de tuer des caribous. Quand il reviendra auprès d'Emma, il n'aura plus que la lettre U à consommer. Ce qu'il fera un autre automne, « étendu sur les feuilles mortes ». Il attend le gibier en rêvant à Emma, en écoutant sa voix intérieure, en cherchant sa respiration. L'idée de l'attente de la mort lui traverse l'esprit, calme sa conscience.
Puissant roman enrobé d'amour plus que de haine. Il suffit de comprendre que chaque homme ressemble à un arbre qui, lentement, enveloppe ses branches de feuilles dissemblables quand la saison change. L'être torturé qu'est Marc S. Morris ne peut posséder un tronc lisse, dépourvu d'aspérités. Les pages qu'il écrit témoignent d'une Amérique dénuée de son rêve. N'est-il pas un fils des premiers habitants de ce continent ? Sa mère, Amérindienne, son père, Blanc, ne représentent-ils pas le fardeau empoisonné d'une civilisation devant se contenter d'un piètre modernisme ? Demeure l'impression que les sentiments extrêmes s'épuisent d'eux-mêmes et non d'un parcours insensé sur des autoroutes.
Roman coup de poing, dérangeant, certes un brin machiste, combien intelligent. Le talent de Marc Séguin ne fait aucun doute quand certains de ses chapitres se terminent, tel un haïku. Quand on lit la lettre de l'évêque Pietro Vecellio qu'il adresse au narrateur avant de mourir. Quand ce dernier glisse entre des pages haletantes, avec une tendresse sensuelle, des recettes de gibier. Nul humain n'étant parfait, ce qu'Emma a très tôt réalisé, on ne peut que défendre ce profond roman contre des croyances vacillantes, des âmes timorées contraintes à des sentiments édulcorés !
On rappelle que cet ouvrage est parmi les cinq finalistes du Prix des collégiens 2010.
La foi du braconnier, Marc Séguin
Leméac Éditeur, Montréal, 2009, 152 pages