Alors qu'on pestait contre le froid intense, une amie nous a fait remarquer qu'en février, autour de son anniversaire, un redoux cicatrisait les blessures des branches causées par les intempéries hivernales ; les écureuils folâtrent, les oiseaux piaillent, claironnant que la froidure décline. Nous armant de patience, on a choisi de lire entre autres bouquins, le recueil de nouvelles de Claudine Paquet, Entends-tu ce que je tais ? Pour le meilleur, on a voulu répondre à cette question.
Nous le savons, les nouvelles en tous genres comptent parmi nos plaisirs de lecture. De l'une à l'autre, des univers se composent, parfois meurent. Histoires concises résumant des événements qui, en butte à la longueur du roman, risqueraient d'être ennuyeux. Ces textes dépeignent des travers existentiels, humains, rien qu'humains. Aucune prétention littéraire n'encombre les voix se propageant au long des quelque cent pages ; nous les écoutons raconter leurs chagrins, leurs joies, se cherchant un confident qui resterait là en marge, témoin n'intervenant que par le truchement d'une compassion muette. Les voix se taisant, elles ont remué ce qu'il y a de fragile en nous : une eau agitée par nos réminiscences, se faisant l'écho de celles, éloquentes, énoncées par l'auteure.
Tout recueil de nouvelles étant inégal, on a préféré certains récits, par le fait qu'ils nous touchaient davantage. Se divisant en trois parties, le livre nous interroge avant de nous assurer que les ombres antérieures nous enchaînent aux vicissitudes de l'avenir. Puis, pour nous consoler de divers échecs, Claudine Paquet nous propose l'art comme dernier champ d'espérance.
La nouvelle qui donne le ton à l'ensemble, sous-titrée Le phare, met en scène un couple vieillissant se reposant sur une plage. « Allongé confortablement sur un transat », l'homme philosophe sur sa jeunesse perdue, sur celle de sa femme dont le corps n'est plus tout à fait ce qu'il était... Terminus témoigne de l'adolescence perturbée de Jonathan aux prises avec la drogue. Le plus loin possible ramène le narrateur à Québec « prison au parfum de désespoir », aux obsèques de son frère, alors qu'il s'est exilé en France quinze ans plus tôt. Masque de cirque exalte le cri révolté d'une femme contre un homme superficiel et volage qu'elle a profondément aimé. Et si je partais ? évoque encore une femme qui n'a pas le courage de rompre le quotidien insipide qu'elle partage avec son mari. Plus loin dans le recueil, Claudine Paquet nous rappelle le poids du passé à mesure que nous vieillissons, la place indélébile qu'il occupe dans nos souvenirs de jeunesse — Le Pont-de-Fer — ; la mort de Lysanne, victime de la tragédie du World Trade Center, narrée par son père, incapable de se remettre de cette Injustice. Dans Là-bas, un jeune homme de retour du Rwanda où il a travaillé pendant un an « dans plusieurs camps de réfugiés au sein de l'équipe de la Croix-Rouge » fête Noël dans sa famille au Québec. Le déséquilibre entre l'extrême pauvreté et l'abondance l'agresse...
Cela serait impossible de citer les nombreux textes qui parcourent le livre, en font un objet de papier contenant les regrets, les nostalgies, les bonheurs qui, variablement, gèrent nos humeurs. Se faufile entre chaque histoire, un brin de fantaisie nécessaire à la respiration alourdie par des drames qui ont blessé autrui ou brisé des hommes et des femmes ne demandant qu'une parcelle de bonheur dont chacun a droit et besoin. Une nouvelle qu'on a particulièrement aimée, sensuelle et fêtant le mouvement corporel, s'intitule Les pas du désir. Un danseur en herbe fait son apprentissage avec « la grande Carla d'Espagne, la déesse du ballet flamenco. » Il se souvient de ce qu'elle a représenté pour lui durant sa carrière. Inspiratrice du désir qu'insuffle le jeu du corps, elle fera naître chez le « jeune artiste » des frustrations sexuelles qu'elle ne comblera jamais. Envoûté par le lyrisme qui anime sa partenaire, il deviendra à son tour, un magicien de la danse. On a apprécié que le recueil se ferme sur des fous rires, sur des étoiles à rallumer, une chanson ramenant un soupçon d'espoir chez madame Clara. Sur Élie qui, au grand dam de sa famille, a décidé de franchir le pas de la matérialité pour se consacrer à sa véritable passion : la musique...
Nouvelles à la fois troubles et limpides que le lecteur déguste. Des sentiments contradictoires les traversent comme tout ce qui est humain. Nous sortons de là réconfortés, nous disant que nous ne sommes pas seuls à subir la pesanteur outrageante des calamités qui forgent les nœuds gordiens de notre existence. L'écriture débarrassée de ses fioritures, nous porte vers l'essence même des mots que Claudine Paquet utilise avec une élégance sobre, nous propulsant vers un temps ordinaire : celui de tous les dangers, mais aussi de toutes les consolations.
Entends-tu ce que je tais ? Claudine Paquet
Guy Saint-Jean Éditeur Inc., Laval, 2009, 133 pages
Critique de livres, romans, nouvelles, récits.
Écrire est un acte d'amour. S'il ne l'est pas, il n'est qu'écriture. Jean Cocteau
lundi 22 février 2010
lundi 8 février 2010
Sept hommes égarés en Orient *** 1/2
On lève le nez vers le ciel, il est bleu et froid. On revient à la terre, elle est blanche et gelée. On n'insistera pas davantage sur les couleurs du temps, l'hiver poursuivant inexorablement son chemin. Alors, on rêve d'un livre — roman ou nouvelles — qui nous emmènerait vers des paysages exotiques, là où le soleil, l'océan et la verdure battent joyeusement leur plein. On l'a trouvé rapidement, titré Maleficium, signé Martine Desjardins.
Peu importe que l'abbé Jérôme Savoie ait existé ou pas. Pour notre plaisir de lecture, il se fera le confesseur de sept hommes qui auront séjourné dans différents pays orientaux, proies outragées d'une ambition démesurée, d'un rêve transformé en cauchemar. Tous les sept seront affublés d'un handicap physique à partir duquel ils mesureront la petitesse de l'homme après qu'il se soit perdu dans des lieux paradisiaques, enchanteurs au regard occidental. Jardins édéniques où une jeune femme, telle une Ève ingénue, leur tendra un piège irrésistible. Pourtant, chacun dit de l'inconnue qu'elle est peu séduisante : elle est pourvue d'une blessure à la lèvre supérieure, que les narrateurs décrivent selon la vision qu'elle a bien voulu leur laisser paraître. Cernés par une insatiable avidité, la voient-ils seulement comme une créature terrestre ? L'idée d'une diablesse se fait jour dans leur esprit quand ils parlent d'elle à l'abbé Savoie. Lui-même se signera quand, à la fin des sept histoires, la jeune femme se réfugiera dans la maison de Dieu. L'homme abandonné à ses vieux démons intérieurs lorsqu'il ne sait plus se dépêtrer de la rationalité qui le gouverne.
Si l'inconnue blessée frappe les sept hommes d'un hideux maléfice, Martine Desjardins nous dépeint ses malheurs survenus dans son enfance et son adolescence. Elle se présente à la fois comme la part faible et forte de notre opiniâtreté inconsidérée, nous rendant sourds et aveugles. L'abbé Savoie sera à son tour affligé d'une infirmité, lui qui a écouté sans faillir les confidences vénéneuses de prétendues victimes. À sa manière, il a pénétré dans des cités ensorcelantes où une feinte félicité l'emportait sur la cruauté. D'où sa clémence silencieuse à l'égard des sept récitants. En pardonnant, il se fait le complice d'actes que lui-même aurait accomplis sans la protection de la soutane.
Malgré les dissentiments qui nous éloignent de ces hommes, ils invitent le lecteur à découvrir un Orient protégé des aléas du modernisme. Sur leurs tapis volants, sultans, maharajas, princes sillonnent ces contes, se posent dans des jardins où la suavité des roses emplit l'air, comme pour en dissimuler la puanteur. Roses et hommes se pâment, au seuil de leur tragédie personnelle. Roses qui se fanent, hommes dont le handicap, évoqué pleinement par l'auteure, les conduit vers un échec dont ils ne mesurent pas encore la portée. La jeune femme à la lèvre fendue devient l'habile émissaire alimentant leur désir de pouvoir ; quand elle leur tend la main, ils la prennent sans se méfier du danger qu'elle contient. Ainsi la pomme offerte par une Ève surgie de nulle part, à sept hommes sans scrupules. Nous pouvons nous poser les questions suivantes : que pensait Adam en acceptant le fruit convoité dans la main de sa compagne ? Se voyait-il déjà le maître incontesté du paradis terrestre ? Les doigts de Dieu et d'Adam sur le point de s'unir n'étaient-ils qu'un leurre, essayant d'apprivoiser le reste du monde pour mieux le contraindre ? Autant de questions dévastatrices à lire entre les lignes, ces récits sensuels, hors d'une temporalité contemporaine, permettant cette dérive. L'impression demeure que les sept hommes s'apitoient sur un échantillon lamentable et laid de leur existence, ignorant délibérément un éventuel avenir qui serait celui de panser leurs plaies physiques et morales. Contes chimériques où les suppositions envahissent l'esprit perturbé du lecteur sans rien résoudre.
Livre intelligent, inclassable. Livre aux abords enivrants mais combien plus profond que n'en suggèrent les apparences. Sept histoires d'hommes aux prises avec l'austérité religieuse et civile de la fin du XIXe siècle, tellement ouvert à la modernité. Il n'en demeure pas moins que pour inspirer l'imaginaire débridé d'une écrivaine au talent original, confirmé par trois précédents romans, l'ère fabuleuse des actes valeureux ou vils, s'y prête. Le style touffu, merveilleusement efficace, ajustant ces récits, convient parfaitement au monologue, parfois irréel, des protagonistes. Les images abondant sous la plume de Martine Desjardins, fables enrichies d'une rigoureuse recherche, ne s'avèrent-elles pas la télévision de ce temps, comme plus tôt les spectacles moyenâgeux se déroulant sur une place publique ? L'écrivaine a très bien saisi que chaque époque se nourrit d'un style n'ayant rien à voir avec la concision télégraphique de nos dernières décennies dévolues à la rapidité des images que nous créons ou qui nous sont imposées. Histoires qui, par leur construction, s'insèrent à la nouvelle. Leur chute, de récit en récit, nous tient en haleine. Une fois rassemblées, ces histoires forment un tout exhaustif, que concluent les révélations de la jeune femme invisible, inaugurant une mise en abyme inattendue, surprenante. Un livre où les sept péchés capitaux sont représentés par sept égarés dans un Orient dépravé...
On rappelle que cet ouvrage est parmi les finalistes du Prix des libraires 2010.
Maleficium, Martine Desjardins
Éditions Alto, Québec, 2009, 189 pages
Peu importe que l'abbé Jérôme Savoie ait existé ou pas. Pour notre plaisir de lecture, il se fera le confesseur de sept hommes qui auront séjourné dans différents pays orientaux, proies outragées d'une ambition démesurée, d'un rêve transformé en cauchemar. Tous les sept seront affublés d'un handicap physique à partir duquel ils mesureront la petitesse de l'homme après qu'il se soit perdu dans des lieux paradisiaques, enchanteurs au regard occidental. Jardins édéniques où une jeune femme, telle une Ève ingénue, leur tendra un piège irrésistible. Pourtant, chacun dit de l'inconnue qu'elle est peu séduisante : elle est pourvue d'une blessure à la lèvre supérieure, que les narrateurs décrivent selon la vision qu'elle a bien voulu leur laisser paraître. Cernés par une insatiable avidité, la voient-ils seulement comme une créature terrestre ? L'idée d'une diablesse se fait jour dans leur esprit quand ils parlent d'elle à l'abbé Savoie. Lui-même se signera quand, à la fin des sept histoires, la jeune femme se réfugiera dans la maison de Dieu. L'homme abandonné à ses vieux démons intérieurs lorsqu'il ne sait plus se dépêtrer de la rationalité qui le gouverne.
Si l'inconnue blessée frappe les sept hommes d'un hideux maléfice, Martine Desjardins nous dépeint ses malheurs survenus dans son enfance et son adolescence. Elle se présente à la fois comme la part faible et forte de notre opiniâtreté inconsidérée, nous rendant sourds et aveugles. L'abbé Savoie sera à son tour affligé d'une infirmité, lui qui a écouté sans faillir les confidences vénéneuses de prétendues victimes. À sa manière, il a pénétré dans des cités ensorcelantes où une feinte félicité l'emportait sur la cruauté. D'où sa clémence silencieuse à l'égard des sept récitants. En pardonnant, il se fait le complice d'actes que lui-même aurait accomplis sans la protection de la soutane.
Malgré les dissentiments qui nous éloignent de ces hommes, ils invitent le lecteur à découvrir un Orient protégé des aléas du modernisme. Sur leurs tapis volants, sultans, maharajas, princes sillonnent ces contes, se posent dans des jardins où la suavité des roses emplit l'air, comme pour en dissimuler la puanteur. Roses et hommes se pâment, au seuil de leur tragédie personnelle. Roses qui se fanent, hommes dont le handicap, évoqué pleinement par l'auteure, les conduit vers un échec dont ils ne mesurent pas encore la portée. La jeune femme à la lèvre fendue devient l'habile émissaire alimentant leur désir de pouvoir ; quand elle leur tend la main, ils la prennent sans se méfier du danger qu'elle contient. Ainsi la pomme offerte par une Ève surgie de nulle part, à sept hommes sans scrupules. Nous pouvons nous poser les questions suivantes : que pensait Adam en acceptant le fruit convoité dans la main de sa compagne ? Se voyait-il déjà le maître incontesté du paradis terrestre ? Les doigts de Dieu et d'Adam sur le point de s'unir n'étaient-ils qu'un leurre, essayant d'apprivoiser le reste du monde pour mieux le contraindre ? Autant de questions dévastatrices à lire entre les lignes, ces récits sensuels, hors d'une temporalité contemporaine, permettant cette dérive. L'impression demeure que les sept hommes s'apitoient sur un échantillon lamentable et laid de leur existence, ignorant délibérément un éventuel avenir qui serait celui de panser leurs plaies physiques et morales. Contes chimériques où les suppositions envahissent l'esprit perturbé du lecteur sans rien résoudre.
Livre intelligent, inclassable. Livre aux abords enivrants mais combien plus profond que n'en suggèrent les apparences. Sept histoires d'hommes aux prises avec l'austérité religieuse et civile de la fin du XIXe siècle, tellement ouvert à la modernité. Il n'en demeure pas moins que pour inspirer l'imaginaire débridé d'une écrivaine au talent original, confirmé par trois précédents romans, l'ère fabuleuse des actes valeureux ou vils, s'y prête. Le style touffu, merveilleusement efficace, ajustant ces récits, convient parfaitement au monologue, parfois irréel, des protagonistes. Les images abondant sous la plume de Martine Desjardins, fables enrichies d'une rigoureuse recherche, ne s'avèrent-elles pas la télévision de ce temps, comme plus tôt les spectacles moyenâgeux se déroulant sur une place publique ? L'écrivaine a très bien saisi que chaque époque se nourrit d'un style n'ayant rien à voir avec la concision télégraphique de nos dernières décennies dévolues à la rapidité des images que nous créons ou qui nous sont imposées. Histoires qui, par leur construction, s'insèrent à la nouvelle. Leur chute, de récit en récit, nous tient en haleine. Une fois rassemblées, ces histoires forment un tout exhaustif, que concluent les révélations de la jeune femme invisible, inaugurant une mise en abyme inattendue, surprenante. Un livre où les sept péchés capitaux sont représentés par sept égarés dans un Orient dépravé...
On rappelle que cet ouvrage est parmi les finalistes du Prix des libraires 2010.
Maleficium, Martine Desjardins
Éditions Alto, Québec, 2009, 189 pages