On a déménagé, les arbres se balancent gaiement devant la porte-patio du salon. Plus loin, la rivière coule, calme, allongée, à l'intérieur de rives abritées d'herbes hautes, de fleurs sauvages. On voudrait que la paix environnante nous fasse oublier les atrocités du monde, mais on ne peut pas. D'où notre lecture du roman de Kim Echlin, Un jour, même les pierres parleront.
L'histoire se déroule durant le génocide cambodgien pendant lequel deux millions de personnes ont été torturées, massacrées. Loin, très loin, les Nations unies veillent. Elles plaident la démocratie, mais ignorent les combats, les camps dissimulés dans la jungle, le trafic d'armes et le peuple, le « champ de mines qui s'étend du golfe de la Thaïlande aux frontières du Laos. » Les gens disaient que les Nations unies superviseraient les premières élections. Se nourrissaient d'illusions pour survivre.
Trente ans plus tard, Anne Greves raconte sa passion pour Serey, un étudiant cambodgien en exil. Elle avait seize ans, lui était son aîné de six ans. Ils avaient fait connaissance dans un bar du Vieux-Montréal, L'air du temps. Anne était là avec son amie Charlotte et d'autres filles, pour écouter chanter Buddy Guy. Entre eux, ce fut définitif, bien que Serey attendît l'ouverture des frontières de son pays pour repartir... À l'époque, Anne habitait chez son père, homme débonnaire et généreux. Sa mère était morte durant sa petite enfance. Confiée à Berthe, jeune femme qui entraînait la fillette à « entendre Etta James dans un club de blues sur Saint-Laurent », Anne a vécu une enfance peu orthodoxe, et quand elle rencontre Serey, elle connaît le blues et le jazz sur le bout des doigts. Si la musique et les chansons les unissent, une tendresse désespérée, insoutenable, renforcera un lien légitime : Anne recherche l'amour de sa mère, Serey son pays et sa famille. Ne dit-elle pas que de sa mère, elle a appris « que ceux qu'on aime peuvent disparaître soudainement, inexplicablement. » Finalement, Anne désertera la maison paternelle pour vivre avec Serey. Il inculquera à son amante certains rites du Cambodge, lui parlera de ses parents, de son frère cadet. Du règne sanguinaire de Pol Pot. Anne est tellement vulnérable qu'elle ne mettra jamais en doute l'amour que lui porte son amoureux, alors que celui-ci se reflète en elle. Phnom Penh, lancinante litanie, point de repère tangible quand, onze ans plus tard, Anne abandonnera tout pour retrouver Serey qu'elle a cru reconnaître à la télévision, dans la foule cambodgienne.
Drame émouvant et poignant narré par une femme entièrement consacrée à son amant. Un tel amour aurait-il abouti à quelque harmonieuse continuité en temps de paix ? Souvent, les guerres alimentent des sentiments exacerbés par les ombres tenaces de la mort, rôdant autour d'êtres préparés inconsciemment à cette ultime éventualité. Serey aurait-il rejoint Anne à Montréal ? Si dans des circonstances dramatiques la question ne se pose pas, cela signifie qu'en temps de guerre, une part irrationnelle en nous dirige nos agissements. Les aberrations dont Anne est témoin attisent en son for intérieur des sentiments mitigés, dictés par une culture qui la trouble, la séduit, malmenés par la barbarie d'hommes qui tuent sans raison. Vie et mort, affliction et conformité, vérités et mensonges, méfiance et délation, chaque contraire anime les jours et les nuits rattachant Anne à des paysages grandioses, à des êtres désintéressés qui l'aident à se construire un semblant de vie. Mau et Will, deux hommes dévoués à sa cause et à celle de son amant. Ce dernier ne confiera jamais à Anne qu'il travaille pour la résistance, qu'il rédige des discours pour l'Occident. Officiellement, il est traducteur. Préoccupée par son amour pour Serey, elle sillonne, curieuse, les rues pittoresques de la ville, s'acquitte de ses manques affectifs en s'adressant en kmer à des personnes inconnues, soumises aux restrictions contraignantes de la guerre. Plus tard, ayant attrapé le virus de la « fièvre des os » Anne, enceinte, accouchera d'une enfant mort-né. Plus tard encore, Serey sera tué lors d'un rassemblement de l'opposition. Risquant sa vie, accompagnée de Mau, Anne le recherchera : roulera son crâne dans un canal, au fond des eaux... Après avoir été emprisonnée, maltraitée, elle sera expulsée du Cambodge. De retour au Québec, elle se mariera, aura deux fils. Son mari partira, « il disait que c'était une erreur [...] ». Devenue « une femme d'un certain âge », Anne implorera Serey de revenir à la vie, qu'elle puisse sentir son souffle. Elle voudrait l'entendre chanter et chuchoter son nom une dernière fois...
Roman dérangeant, éveillant la mémoire endormie, la voix assoupie de la conscience. Écriture saccadée, telle une respiration remplie de sanglots, sur le point de s'éteindre. Amour et haine, silence et bruit. Kim Echlin adhère à l'inutilité de la guerre, évoque l'abrutissement d'esprits pervers, le besoin de se soustraire à l'ordinaire, de conquérir un pouvoir douteux. Que sont devenus les tortionnaires des massacres qui se répètent sans qu'aucune leçon n'en soit tirée ? Entre lumière et noirceur, le roman contient l'espoir désemparé, la mémoire outragée d'une femme qui a aimé un homme au delà de l'amour. Qu'est-ce que l'homme ? se questionne Anne à la fin de son douloureux périple. Réponse lapidaire et infinie : « La cruauté humaine se transforme en note de musique, en une phrase cadencée. »
On signale la sensible et intelligente traduction de Sylvie Nicolas.
Un jour, même les pierres parleront, Kim Echlin
traduit de l'anglais par Sylvie Nicolas
Éditions Québec Amérique, Montréal, 2010, 254 pages
Critique de livres, romans, nouvelles, récits.
Écrire est un acte d'amour. S'il ne l'est pas, il n'est qu'écriture. Jean Cocteau
lundi 21 juin 2010
lundi 7 juin 2010
Toi, moi, mon village *** 1/2
Malgré la chaleur printanière, on se pose des questions sur les réactions de certaines personnes. On a reçu un diaporama montrant le visage d'enfants africains. La misère, la faim, la maladie altèrent leurs traits juvéniles, assombrissent encore plus leur regard déjà sombre. L'amie qui nous en a fait part demande, presque naïve, de faire suivre à toutes nos connaissances. Il nous semble que depuis longtemps ces images troublantes s'insèrent dans notre quotidien. Ces visages défaits par la malnutrition nous emportent vers un homme de retour dans son village, lui aussi abandonné à son isolement, autre malnutrition. Titre : Nos échoueries. Auteur : Jean-François Caron.
Que se passe-t-il dans le village de Sainte-Euphrasie ? Pas grand-chose, il faut bien le dire. Pourtant, ce retour aux origines sera salutaire au narrateur. Ancré depuis longtemps dans cet espace déserté après la mort de ses parents, il n'hésite pas à quitter Marie pour poursuivre une quête d'où de nombreux souvenirs douloureux débouleront. En cours de route, il prend à son bord une de « ces jeunes aventurières frondeuses » qu'il aime. Arrivé à bon port, il doit se rendre à l'évidence : la maison natale se délabre, telle son « enfance grise. » Pendant qu'il parcourt les pièces, se remémore des joies, des peines se rattachant à chacune d'elles, son auto-stoppeuse a trouvé asile à l'épicerie du village, Chez Ouellet. La jeune fille, surnommée la Farouche, jouera un rôle tragique dans l'échappée provisoire du narrateur. Elle lui rappellera sans cesse le désespoir de Marie quand il est parti. Verbalisant dehors et dedans, nous avons l'impression qu'il écrit à son amie une lettre jamais expédiée.
Hormis la demeure familiale, le narrateur nous entraîne vers trois rues où les gens l'interrogent, ne comprennent pas pourquoi il est revenu sur ces lieux érodés par l'absence. Comme il est peu bavard, il leur laisse entendre qu'il va « reprendre possession de la maison. » Relation ambiguë avec les villageois qui le rejettent mais lui viennent en aide. Il y a aussi le souvenir de Sarah, petite fille amoureuse de lui, morte au fond d'un ravin. Quand il flâne pour retrouver ses repères, ou en créer, il s'abandonne à la dernière image désespérée de Marie, réalisant que le silence de la maison, sa solitude, lui parlent d'elle, de sa colère dans le cadre de la porte. Le narrateur dépeint le fleuve, sa paresse, la distance sournoise qu'il entretient avec ceux qui se promènent sur ses rives. Ainsi, de flânerie campagnarde au dédale limité des trois rues villageoises, il se laisse aller à des confidences surgies de sa mémoire, comme si le temps fabriquait des mensonges, les restituait au contact des êtres ou des objets retrouvés. Le presbytère, le cimetière. La pluie qui suinte davantage une nostalgie à fleur de peau. Une autre maison abandonnée et vide, celle de Pierre Saint-Pierre, aujourd'hui placé dans le foyer de gens âgés que dirige humblement sœur Marie-Madeleine-des-Eaux-Vives. Religieuse rebelle que le narrateur imagine comme étant la sœur de la Farouche... Il « exagère. Ce doit être à cause de la pluie. »
Délaissant ses flâneries, ses rêves aléatoires, le narrateur brosse le portrait des habitués du bar. Que des échoués qui n'ont pas besoin de la lumière du soleil à l'intérieur de la salle à manger. Un homme, Yves-Marie, s'assoit à sa table, déclenche un flot d'images, se déroulant entre passé et présent. Cet homme, « un sensible », lui parle de son père, dévoilant des points obscurs qu'ignorait le narrateur. Chaque fois qu'il est confronté à des actes que son jeune âge ne lui permettait pas de sonder, il s'adresse à Marie, tel un témoin invisible et réconfortant. Lui-même n'est-il pas le spectateur de faits, encombrant sa quête vers un absolu qu'il s'est créé ? Ceux qui passent et qui restent inventent des ombres nécessaires à son intention, comme s'il était de trop dans ce décor moisi par l'existence insipide de chacun : personne n'aime être dérangé dans sa médiocrité quotidienne. Rien ne change, alors pourquoi vouloir bousculer des décennies de peurs camouflées au fond de soi ? Des petits riens parsèment le cheminement du narrateur, mais aussi des situations imprévisibles, telles les confidences de la Farouche venue un soir chez lui, plus tard le crime commis sur son corps. Descriptions captivantes des choses obscures, des gens qui se taisent, des « vieux » dans le foyer de sœur Marie-Madeleine-des-Eaux-Vives. Mystère de l'individu quand il profane des vérités qu'il pensait anéanties par le passage des années. Gestes qui démentent l'assurance que celui-ci manifeste lors de conversations avec le narrateur. Toute mort étant rédemptrice, celle de la Farouche ouvrira les yeux et le cœur du jeune homme. Une dernière fois, il adressera une lettre à Marie, lettre charnelle, encre du sang de la Farouche, qui le ramènera vers elle.
Nous sommes éblouis par le talent poétique de l'auteur, Jean-François Caron. La justesse des mots, leur profondeur décrivant les désordres moraux du narrateur, ses doutes sur ce qu'il adviendra de lui et de Marie, s'avèrent d'une densité telle que le lecteur vit intensément les péripéties qu'engendrent ses désirs de retrouvailles avec ce qui n'est plus, ses rêves enfantins que rarement il ajuste à la réalité. Sarah et Marie représentent deux visages confondant le passé et le présent. Se greffe à eux le symbole de la corneille menaçant la Farouche, elle, qui ne les connaît pas encore. « Ça viendra. » Roman — en est-ce un ? — envoûtant, le village se faisant lui-même personnage. Son identité dans la démarche solitaire du narrateur importe davantage que les protagonistes à la merci d'événements usant ses pierres, sa terre... Premier roman qui mériterait d'être lu, une main posée sur un mur caressé par la chaleur du soleil. On imagine un lierre grimpant sur les aspérités de pierres debout et, pourquoi pas, qui étoufferait les égarements d'un jeune homme en détresse...
À lire absolument pour la beauté de l'écriture souple et forte. Pour sa poésie inspirée, qui, pas une seule fois, dénature les propos réalistes d'une histoire de chair et de pierre. De sang et d'eau.
Nos échoueries, Jean-François Caron
Éditions La Peuplade, Saint-Fulgence, 2010, 154 pages
Que se passe-t-il dans le village de Sainte-Euphrasie ? Pas grand-chose, il faut bien le dire. Pourtant, ce retour aux origines sera salutaire au narrateur. Ancré depuis longtemps dans cet espace déserté après la mort de ses parents, il n'hésite pas à quitter Marie pour poursuivre une quête d'où de nombreux souvenirs douloureux débouleront. En cours de route, il prend à son bord une de « ces jeunes aventurières frondeuses » qu'il aime. Arrivé à bon port, il doit se rendre à l'évidence : la maison natale se délabre, telle son « enfance grise. » Pendant qu'il parcourt les pièces, se remémore des joies, des peines se rattachant à chacune d'elles, son auto-stoppeuse a trouvé asile à l'épicerie du village, Chez Ouellet. La jeune fille, surnommée la Farouche, jouera un rôle tragique dans l'échappée provisoire du narrateur. Elle lui rappellera sans cesse le désespoir de Marie quand il est parti. Verbalisant dehors et dedans, nous avons l'impression qu'il écrit à son amie une lettre jamais expédiée.
Hormis la demeure familiale, le narrateur nous entraîne vers trois rues où les gens l'interrogent, ne comprennent pas pourquoi il est revenu sur ces lieux érodés par l'absence. Comme il est peu bavard, il leur laisse entendre qu'il va « reprendre possession de la maison. » Relation ambiguë avec les villageois qui le rejettent mais lui viennent en aide. Il y a aussi le souvenir de Sarah, petite fille amoureuse de lui, morte au fond d'un ravin. Quand il flâne pour retrouver ses repères, ou en créer, il s'abandonne à la dernière image désespérée de Marie, réalisant que le silence de la maison, sa solitude, lui parlent d'elle, de sa colère dans le cadre de la porte. Le narrateur dépeint le fleuve, sa paresse, la distance sournoise qu'il entretient avec ceux qui se promènent sur ses rives. Ainsi, de flânerie campagnarde au dédale limité des trois rues villageoises, il se laisse aller à des confidences surgies de sa mémoire, comme si le temps fabriquait des mensonges, les restituait au contact des êtres ou des objets retrouvés. Le presbytère, le cimetière. La pluie qui suinte davantage une nostalgie à fleur de peau. Une autre maison abandonnée et vide, celle de Pierre Saint-Pierre, aujourd'hui placé dans le foyer de gens âgés que dirige humblement sœur Marie-Madeleine-des-Eaux-Vives. Religieuse rebelle que le narrateur imagine comme étant la sœur de la Farouche... Il « exagère. Ce doit être à cause de la pluie. »
Délaissant ses flâneries, ses rêves aléatoires, le narrateur brosse le portrait des habitués du bar. Que des échoués qui n'ont pas besoin de la lumière du soleil à l'intérieur de la salle à manger. Un homme, Yves-Marie, s'assoit à sa table, déclenche un flot d'images, se déroulant entre passé et présent. Cet homme, « un sensible », lui parle de son père, dévoilant des points obscurs qu'ignorait le narrateur. Chaque fois qu'il est confronté à des actes que son jeune âge ne lui permettait pas de sonder, il s'adresse à Marie, tel un témoin invisible et réconfortant. Lui-même n'est-il pas le spectateur de faits, encombrant sa quête vers un absolu qu'il s'est créé ? Ceux qui passent et qui restent inventent des ombres nécessaires à son intention, comme s'il était de trop dans ce décor moisi par l'existence insipide de chacun : personne n'aime être dérangé dans sa médiocrité quotidienne. Rien ne change, alors pourquoi vouloir bousculer des décennies de peurs camouflées au fond de soi ? Des petits riens parsèment le cheminement du narrateur, mais aussi des situations imprévisibles, telles les confidences de la Farouche venue un soir chez lui, plus tard le crime commis sur son corps. Descriptions captivantes des choses obscures, des gens qui se taisent, des « vieux » dans le foyer de sœur Marie-Madeleine-des-Eaux-Vives. Mystère de l'individu quand il profane des vérités qu'il pensait anéanties par le passage des années. Gestes qui démentent l'assurance que celui-ci manifeste lors de conversations avec le narrateur. Toute mort étant rédemptrice, celle de la Farouche ouvrira les yeux et le cœur du jeune homme. Une dernière fois, il adressera une lettre à Marie, lettre charnelle, encre du sang de la Farouche, qui le ramènera vers elle.
Nous sommes éblouis par le talent poétique de l'auteur, Jean-François Caron. La justesse des mots, leur profondeur décrivant les désordres moraux du narrateur, ses doutes sur ce qu'il adviendra de lui et de Marie, s'avèrent d'une densité telle que le lecteur vit intensément les péripéties qu'engendrent ses désirs de retrouvailles avec ce qui n'est plus, ses rêves enfantins que rarement il ajuste à la réalité. Sarah et Marie représentent deux visages confondant le passé et le présent. Se greffe à eux le symbole de la corneille menaçant la Farouche, elle, qui ne les connaît pas encore. « Ça viendra. » Roman — en est-ce un ? — envoûtant, le village se faisant lui-même personnage. Son identité dans la démarche solitaire du narrateur importe davantage que les protagonistes à la merci d'événements usant ses pierres, sa terre... Premier roman qui mériterait d'être lu, une main posée sur un mur caressé par la chaleur du soleil. On imagine un lierre grimpant sur les aspérités de pierres debout et, pourquoi pas, qui étoufferait les égarements d'un jeune homme en détresse...
À lire absolument pour la beauté de l'écriture souple et forte. Pour sa poésie inspirée, qui, pas une seule fois, dénature les propos réalistes d'une histoire de chair et de pierre. De sang et d'eau.
Nos échoueries, Jean-François Caron
Éditions La Peuplade, Saint-Fulgence, 2010, 154 pages