« Un homme sombre. Une femme s'écroule. Un père se tait. Un gardien se sent coupable. » Phrase clé qui résume le roman où l'écriture incisive donne tout son sens à l'histoire. Un vieil homme, Cyril, gardien de phare, s'est réfugié dans cette tour en pleine mer, pour oublier Rosée, la femme aimée, qui, elle, s'épuise d'amour au Sénégal. Un jeune couple, Clovis et Frida, partage l'existence solitaire de Cyril. Lui est là pour « automatiser » le phare, elle, analyse leur amour qui lui semble en péril. Il y a aussi Armand, père de Clovis, qui, dans son bateau, fait des allers-retours de la terre à l'océan. Messager attentif auprès des trois protagonistes. Au début du roman, Cyril, Frida et Clovis s'observent, s'interrogent sur leurs rêves effrités. Plus le temps s'écoule, plus le silence perd de sa consistance. Nous assistons à un chassé-croisé de gestes, de pensées, huis clos où l'auteure situe habilement les personnages. Famille et lieux. Océan et conditions géographiques. Bottes de géante pour parvenir jusqu'au Sénégal. Île de Gorée. Île où Cyril a damné son âme lorsqu'il a quitté Rosée un matin où plus rien ne l'encourageait à poursuivre un destin qui se brisait de lui-même. Contre les murs du phare se fracassent les vagues toujours recommencées, alors qu'un vieux gardien les écoute, obsédante litanie. Leitmotiv désaccordé par la présence de Frida et Clovis qui, maladroits, se cachent derrière les murs fissurés de leurs sentiments contraires. Frida est une amoureuse sensuelle : la peau partagée avec son partenaire insuffle au corps une tendre complicité. Clovis tient pour acquis leurs promesses échangées, ne les remet jamais en question, ne soupçonnant pas le désespoir dans lequel s'enferre son amoureuse. L'auteure, en fine observatrice, dépeint avec des mots lourds de signification, la descente en enfer de chacun. Si un jour, Cyril reçoit une bouteille venue de la mer, appel au secours de Rosée, Frida et Clovis lancent la leur au vieil homme qui comprend mal leurs agissements épineux. Bouteilles d'alcool. Bouteilles jetées à la mer scellant un bout de papier griffonné de quelques lignes. Lieu d'un rendez-vous où recomposer le passé en miettes. Éclats de verre mêlés au sable. Aux larmes.Tessons blessant le cœur et l'esprit, asphyxiés sous le poids des réminiscences. Frida, qui a mis au jour le secret de Cyril, noie son chagrin, brûle son échec dans l'histoire du vieil homme. Bouteille illusoire, où se trame le malheur d'une femme dans lequel elle se mire.
Dans ce huis clos intraitable, Sophie Bouchard nous dit combien il est difficile de s'éprendre de son semblable en lui maintenant la tête hors de l'eau. Si la vie s'avère infernale dans cette tour aléatoire — à la manière de Sartre, n'est-elle pas un prétexte ? —, la vie sur la terre ferme se révèle une perdition, étouffée par trop d'espace inutilisé. L'étroitesse du phare, sa rondeur haute, permet à chacun de mesurer son incapacité à apprivoiser sa condition d'humain. Moult bouteilles symboliques contiennent des songes reniés, ce que Frida et Clovis apprendront à leurs dépens. Ils ne sauront dompter la tempête intérieure qui les mine. Ni le maelström surgi de l'océan qu'épousera Clovis, homme de peu de foi en l'amour charnel que lui offrait Frida. Du Sénégal, voguent les bouteilles que, jamais, Cyril ne recevra. De passage dans ce pays où la force du soleil use le meilleur de soi, Frida se rendra au rendez-vous fixé par Rosée à Cyril. Avant, elle aura dressé une liste « de merveilles et de fantasmes d'une vie. » Nous ne savons trop si elle repartira vers des continents peuplés d'oasis, vers des lieux accessibles à la réalité, dépourvus du rêve.
Pourrions-nous avancer que le récit recèle d'abord une histoire d'écriture poétique, scandée de rage quand Sophie Bouchard, entre deux chapitres ourlés de phrases laconiques, condense l'essentiel des calamités qui cinglent les hommes et les femmes partout dans le monde ? Dans ce « dépotoir à souvenirs », la mémoire illustre des faits sordides s'insérant aux péripéties de Cyril, de Frida et Clovis. Les protagonistes se présentent comme sur une scène souillée — la mer, autre dépotoir —, permettant ainsi à l'auteure de vomir les injustices mondiales qui l'empêchent de respirer à son aise. Nous ne nous attendions pas à ce que l'histoire " finisse bien ", c'eût été indécent. Au sommet de tout phare, tournoie une flamme s'appelant communément espoir, dernière bouteille isolée que d'une main, Frida et Cyril arborent tel un flambeau, illuminant les tombes aquatiques de Clovis et de Rosée.
Avec un immense plaisir, nous avons lu ce roman original et tonifiant, concluant que rien, nulle part, ne passe inaperçu, ni les êtres qui finissent par s'agglomérer à l'eau et à la terre. Nous l'avons lu aussi pour son écriture dense, son style ciselé, épuré, quand il s'agit de mettre à vif des émotions dévoilées, tant par la réflexion intelligente de Sophie Bouchard, que par son désir éperdu de répandre un message enfoui dans les bouteilles de ses fureurs assourdies par un talent efficient.
Les bouteilles, Sophie Bouchard
La Peuplade, Saint-Fulgence, 2010, 194 pages