D'aucuns diront qu'on a peut-être tort, mais on maintient que certains livres sont écrits pour être lus durant la saison estivale. À la terrasse d'un bistrot, dans un jardin public, sur la plage, dans d'autres lieux de détente et de dépaysement. Les auteurs de ces bouquins se rendent-ils compte du cadeau qu'ils offrent à leurs lecteurs ? L'occasion se prête pour parler du dernier roman de Lori Lansens, Un si joli visage.
Elle s'appelle Mary Gooch, a quarante-trois ans et vit dans sa maison de Leaford, en Ontario. Depuis son enfance, elle est obèse, pourtant chacun lui dit avec empathie qu'elle a « un si joli visage ». Ce soir-là, veille de ses noces d'argent, elle attend le retour de son mari. Les heures, la nuit passent, Jimmy n'est toujours pas rentré. Obscurément, Mary sait qu'il ne reviendra pas. Peu à peu, elle s'immisce dans une sorte d'enfer qui est celui de la facilité à se nourrir goulûment, à dévorer les « images des magazines de luxe et des émissions de télévision ». Face à la beauté de femmes au corps évanescent, elle oscille entre la tyrannie et le culte. Il faudra l'absence inexpliquée de Jimmy pour que Mary se remémore les aléas que l'un et l'autre ont subis depuis leur mariage. Lui n'est jamais là, elle, ne partage aucune de ses passions : politique et golf. Pénétrant dans sa propre histoire, Mary aborde des périodes douloureuses. Inévitablement, l'enfance, l'adolescence seront une source inépuisable où Mary se réfugiera avant de partir pour la Californie. La mort de son père, sa mère dans une maison de retraite. La famille de Jimmy : un père alcoolique, une mère colérique, une sœur toxicomane. Autant de situations décevantes qui persuaderont Mary à quitter le bien-être de sa maison, la tranquillité de Leaford. Soudain, son existence lui semble factice et, après une visite désagréable à la pharmacie où elle est employée, Mary, spontanément, décide de s'envoler pour Los Angeles. Heather, la sœur de Jimmy, croisée à Toronto dans le bar où elle est serveuse, lui a confié que Jimmy voulait revoir leur mère à Golden Hills, en Californie. Le seul indice que possède Mary est une lettre de son mari lui confirmant son départ, il a besoin de réfléchir... Toutefois, il a eu la décence de garnir leur compte en banque de milliers de dollars qu'il a gagnés « avec un billet à gratter. Rien d'ignominieux. »
Le voyage de Mary Gooch à Los Angeles sera riche en échanges imprévisibles. D'un naturel généreux, d'un tempérament apathique dû à ses kilos en trop, Mary se révoltera contre, toujours contre, des injustices qui l'assaillent cruellement, tels les Mexicains qui attendent au bord de la route un travail occasionnel. Mais aussi, elle accomplira des gestes désintéressés. Dans l'avion, une mère caraïbe lui confie momentanément un oreiller douillet dans lequel dort un tout petit enfant. Plus tard, à la sortie de l'aéroport, le chauffeur israélien d'une limousine, Gros Avi, lui propose de l'accompagner à Golden Hills, chez Eden, sa belle-mère. Entre-temps, Mary est si désemparée que Gros Avi la dépose chez Frankie, plantureuse, cheveux platine, visage maquillé à outrance. Elle dirige un salon de beauté et transformera Mary en une rousse flamboyante. Épuisée, Mary conviendra que Jimmy l'aimerait ainsi. Elle est une femme qui croit aux miracles, et la bonté des inconnus qui la secourent la conforte dans ses illusions. Chaque homme, chaque femme s'avèrent une charnière déchirante, la bousculant dans un passé accablant que Mary juge poisseux, englué dans un déni compensé par le besoin de se nourrir jusqu'aux vomissements. Les triplés de trois ans de Ronni Reeves, mère abandonnée par son mari, qu'elle rencontre à Golden Hills, lui rappellent ses deux grossesses avortées. Tant de mésaventures soumettront Mary à une réalité trompe-l'œil que ses faims maladives se résorberont. Le refus de sa belle-mère à la garder chez elle. L'attachement dérisoire de celle-ci à un « cercle de prière ». L'agonie de Jack, son beau-père. Le retour improbable de Jimmy. La mort violente et suspecte de Heather. La misère des Mexicains. Tous ces scénarios désolants la plongent dans un univers glauque, telle la piscine d'Eden depuis longtemps inutilisée.
Comment se termine cette si jolie histoire ? La légèreté presque soutenable du corps de Mary. Son attirance vers Jesus Garcia, qui a perdu sa femme et ses deux fils dans un tragique accident. Sa défection lente pour son mari. Le détachement de Mary pour des faits anodins. Riche d'une sérénité enfin conquise, Mary aura traversé un désert d'incertitudes, de reniements. De drames épisodiques. Plus jamais, elle ne sera la victime de malaises indéfinis. Quand elle se repose au bord de la piscine d'Eden, remise en état, des sensations nouvelles l'étreignent. Espoir, excitation. N'est-ce pas Jesus Garcia qui lui a appris à se nourrir comme n'importe quel être humain ?
Roman psychologique que nous dévorons, comme Mary Gooch s'alimentait avant la disparition de Jimmy. Lecture envoûtante se confondant merveilleusement à la saison estivale. Écriture fluide, verte comme une pelouse brillant sous le soleil. Sensibilité de l'auteure Lori Lansens l'insufflant avec bonheur à son " héroïne ". Nous imaginons Mary Gooch, consumée par la solitude et le désespoir, défier notre regard hypocrite reluquant les personnes déformées par l'obésité. L'humour et la compassion l'entraînent vers un monde intérieur où se reflètent les êtres aimés avant qu'ils soient aspirés par les ombres qui plus jamais ne l'encercleront. Un roman captivant, empreint de messages imperceptibles, juste ce qu'il faut pour ne pas perdre de vue Mary Gooch et ses émulations.
On souligne la traduction impeccable de Lori Saint-Martin et Paul Gagné.
Un si joli visage, Lori Lansens
traduit de l'anglais (Canada) par Lori Saint-Martin et Paul Gagné
éditions Alto, Québec, 2011, 584 pages
Critique de livres, romans, nouvelles, récits.
Écrire est un acte d'amour. S'il ne l'est pas, il n'est qu'écriture. Jean Cocteau
mardi 24 mai 2011
lundi 9 mai 2011
Éternelle adolescence ***
Rêveuse, on regarde la pile de livres à lire avant la rentrée de l'automne. On n'en est pas là, mais le temps étant ce qu'il est, et soi-même aussi, on mesure combien les heures sont élastiques. Dans le nombre, certains ne seront pas pris en considération pour des raisons subjectives ; d'autres, qu'on aura feuilletés distraitement, seront mis de côté, leur sort en suspens. Enfin, il y aura les privilégiés qu'on lira dans la touffeur de juillet, dans la fraîcheur de l'appartement. On se détourne de la pile, on parle du deuxième roman de Diane Labrecque, Je mourrai pas zombie.
Alors que son père est mort, que sa mère « bourrée d'anxiolytiques » doit quitter la maison familiale de Lévis pour emménager dans un petit appartement, Dib fait le ménage dans le sous-sol. Ouvrant des boîtes, elle découvre quatre cahiers écrits quand elle avait seize ans, soit dix-neuf ans plus tôt. Années déchirées entre un père rigide, une mère accro aux séries télévisées, démontrent la fragilité d'une jeune fille livrée à elle-même, sa carence de tendresse l'entraînant vers deux garçons de son âge : Hubert et François. Relation trompeuse, mais conciliante, qui ne satisfait en rien, bien qu'elle essaie de s'en dissuader, les exigences affectives de Dib. Elle continue à se mutiler, triche aux examens, ne mange plus. Les garçons, conformes à leur époque, fréquentent deux filles identiques, faussement délurées. Les révoltes et l'intelligence de Dib les distraient, les attirent dans un univers éloigné de leurs projets. Hubert essaiera de la séduire, ce qu'elle refusera, le corps n'étant qu'apparat qu'il faut subir. Pourtant, il faudra bien que Dib réponde au désir de ce corps qu'Hubert ne cesse de provoquer. Refaire le monde des adultes — des zombies — est louable, mais les exigences de la chair éveillée supplantent les intransigeances morales de la jeune fille, jusqu'à une soirée manigancée par Hubert et François...
À trente-cinq ans, Dib n'a rien perdu de ses convictions passionnées. Mariée à dix-huit ans à Antoine, première fugue officielle pour quitter ses parents. Elle a eu une fille, a divorcé. Une fois encore, elle se marginalise en étant serveuse dans un bar. Elle boit, se drogue. Après avoir lu le premier cahier rédigé d'une écriture maladroite, elle décide de retrouver Hubert et François par l'entremise de Facebook. Le premier répondra à son appel, elle le rencontrera. Il est marié, a des enfants, une profession qui lui rapporte beaucoup d'argent. Il n'a pas dérogé à ses desseins adolescents, il voulait devenir avocat. Un zombie. Il considérera Dib tel un émouvant souvenir, ne saisissant pas très bien pourquoi elle a voulu déterrer des années idylliques. Incorrigible, il retombe dans le piège de la séduction, celui de coucher avec Dib, de lui laisser des pourboires trop généreux. « Sa pute de luxe » l'accusera-t-elle lorsqu'il prétendra vouloir quitter sa femme, vivre avec elle. Il y aura aussi le retour de François, mystérieux, humaniste. Dans sa maison, à l'Île d'Orléans, elle passera quelques jours avec lui ; ils feront l'amour, se remémoreront silencieusement un moment dérangeant de leur jeunesse — la défloration de Dib — que François exprimera vaguement par un simple mot d'excuse.
Roman dense qui, tel un cheval fou, galope toujours vers l'avant, entraînant avec lui un lecteur curieux des avatars survenus à Dib, prise entre deux hommes pour qui elle a éprouvé des sentiments ambigus, parfois contradictoires, jamais simples. Période nourrie de lectures classiques, contemporaines — Nietzsche et Réjean Ducharme en particulier — qui, ouvrant la voie à un futur hypothétique, laisse Dib sur une fringale jamais rassasiée. L'esprit assoiffé mérite davantage que la chair outragée. Diane Labrecque a su doser l'adolescence chaotique de Dib, évitant des considérations hors texte, soit d'inutiles digressions sur ses agissements parfois irresponsables. Ou des généralités formelles portant sur la maturité acquise aux dépens de certitudes usées par l'effet des ans. L'histoire de l'adolescente, plus tard celle de la femme, suffisent à décrire la révolution de son monde personnel. Rétréci à cause d'un manque de magnanimité de la part de ses parents, fidèles en quelque sorte à un fils suicidé avant la conception de la petite fille. Les deux garçons qu'elle a aimés, n'ont su répondre à sa détresse, ne voyant en elle qu'un corps à séduire, ce qui la dégoûtait.
À lire, pour saluer la parution de ce roman réussi. On avait aimé Raphaëlle en miettes, jeune femme incomprise et sœur fictive de Dib, qui l'aurait encouragée à poursuivre malgré les embûches inévitables de tout parcours humain, voulant éviter les écueils de sentiers à peine tracés.
Je mourrai pas zombie, Diane Labrecque
éditions Hurtubise, Montréal, 2011, 250 pages
Alors que son père est mort, que sa mère « bourrée d'anxiolytiques » doit quitter la maison familiale de Lévis pour emménager dans un petit appartement, Dib fait le ménage dans le sous-sol. Ouvrant des boîtes, elle découvre quatre cahiers écrits quand elle avait seize ans, soit dix-neuf ans plus tôt. Années déchirées entre un père rigide, une mère accro aux séries télévisées, démontrent la fragilité d'une jeune fille livrée à elle-même, sa carence de tendresse l'entraînant vers deux garçons de son âge : Hubert et François. Relation trompeuse, mais conciliante, qui ne satisfait en rien, bien qu'elle essaie de s'en dissuader, les exigences affectives de Dib. Elle continue à se mutiler, triche aux examens, ne mange plus. Les garçons, conformes à leur époque, fréquentent deux filles identiques, faussement délurées. Les révoltes et l'intelligence de Dib les distraient, les attirent dans un univers éloigné de leurs projets. Hubert essaiera de la séduire, ce qu'elle refusera, le corps n'étant qu'apparat qu'il faut subir. Pourtant, il faudra bien que Dib réponde au désir de ce corps qu'Hubert ne cesse de provoquer. Refaire le monde des adultes — des zombies — est louable, mais les exigences de la chair éveillée supplantent les intransigeances morales de la jeune fille, jusqu'à une soirée manigancée par Hubert et François...
À trente-cinq ans, Dib n'a rien perdu de ses convictions passionnées. Mariée à dix-huit ans à Antoine, première fugue officielle pour quitter ses parents. Elle a eu une fille, a divorcé. Une fois encore, elle se marginalise en étant serveuse dans un bar. Elle boit, se drogue. Après avoir lu le premier cahier rédigé d'une écriture maladroite, elle décide de retrouver Hubert et François par l'entremise de Facebook. Le premier répondra à son appel, elle le rencontrera. Il est marié, a des enfants, une profession qui lui rapporte beaucoup d'argent. Il n'a pas dérogé à ses desseins adolescents, il voulait devenir avocat. Un zombie. Il considérera Dib tel un émouvant souvenir, ne saisissant pas très bien pourquoi elle a voulu déterrer des années idylliques. Incorrigible, il retombe dans le piège de la séduction, celui de coucher avec Dib, de lui laisser des pourboires trop généreux. « Sa pute de luxe » l'accusera-t-elle lorsqu'il prétendra vouloir quitter sa femme, vivre avec elle. Il y aura aussi le retour de François, mystérieux, humaniste. Dans sa maison, à l'Île d'Orléans, elle passera quelques jours avec lui ; ils feront l'amour, se remémoreront silencieusement un moment dérangeant de leur jeunesse — la défloration de Dib — que François exprimera vaguement par un simple mot d'excuse.
Roman dense qui, tel un cheval fou, galope toujours vers l'avant, entraînant avec lui un lecteur curieux des avatars survenus à Dib, prise entre deux hommes pour qui elle a éprouvé des sentiments ambigus, parfois contradictoires, jamais simples. Période nourrie de lectures classiques, contemporaines — Nietzsche et Réjean Ducharme en particulier — qui, ouvrant la voie à un futur hypothétique, laisse Dib sur une fringale jamais rassasiée. L'esprit assoiffé mérite davantage que la chair outragée. Diane Labrecque a su doser l'adolescence chaotique de Dib, évitant des considérations hors texte, soit d'inutiles digressions sur ses agissements parfois irresponsables. Ou des généralités formelles portant sur la maturité acquise aux dépens de certitudes usées par l'effet des ans. L'histoire de l'adolescente, plus tard celle de la femme, suffisent à décrire la révolution de son monde personnel. Rétréci à cause d'un manque de magnanimité de la part de ses parents, fidèles en quelque sorte à un fils suicidé avant la conception de la petite fille. Les deux garçons qu'elle a aimés, n'ont su répondre à sa détresse, ne voyant en elle qu'un corps à séduire, ce qui la dégoûtait.
À lire, pour saluer la parution de ce roman réussi. On avait aimé Raphaëlle en miettes, jeune femme incomprise et sœur fictive de Dib, qui l'aurait encouragée à poursuivre malgré les embûches inévitables de tout parcours humain, voulant éviter les écueils de sentiers à peine tracés.
Je mourrai pas zombie, Diane Labrecque
éditions Hurtubise, Montréal, 2011, 250 pages