Critique de livres, romans, nouvelles, récits.
Écrire est un acte d'amour. S'il ne l'est pas, il n'est qu'écriture. Jean Cocteau
lundi 20 juin 2011
Regards étonnés sur cour *** 1/2
Ce matin, très tôt, on a rencontré un géant chevauchant une autruche ailée, une femme glissant sur sa queue de sirène. Une fillette courant après un lapin rose, un pierrot blafard suspendu à un croissant de lune. Rencontres improbables si d'elles n'émanait pas une odeur poussiéreuse de livre enfantin... On aurait voulu poursuivre la balade de papier, mais on a été sollicitée par le premier recueil de nouvelles d'Amélie Panneton, Le charme discret du café filtre.
Cela se passe dans le quartier pittoresque de Saint-Roch, à Québec. Un immeuble où vont et viennent les locataires, pour la plupart des étudiants, des chômeurs, des retraités. Avant de les évoquer, l'auteure ouvre ses nouvelles sur une sorte d'introduction, donnant vie épistolaire à des cartes postales envoyées et reçues par les occupants de l'édifice. Point de repère que nous suivons comme autant de cailloux blancs de poucet. Au premier étage, résident quatre personnes se débattant avec leurs démêlés sentimentaux, professionnels. Ils se croisent, bien souvent se décroisent, parvenant à s'isoler pour donner leur point de vue sur des sujets réalistes. Félix porte un regard critique sur ses compagnons ; Samuel, quand il fait son épicerie, aime « espionner les messieurs d'un certain âge ». Charles s'imagine au cinéma avec une fille de hasard ; Martine s'attarde sur un homme invisible de l'immeuble, qui ne sort qu'au printemps. Des détails photographiques enjolivent ces impressions spontanées, se recoupent avec les agissements d'autres locataires, destinataires de cartes postales. Au deuxième étage, nous faisons la connaissance de Rodrigue et d'Yves. Rodrigue nous livrera l'un des plus beaux textes du recueil, Le goût des choses perdues. Un vieil homme de quatre-vingt-un ans attend que l'hiver recule pour aller "magasiner ". Tentative hésitante entre les premiers pas dehors et le choix de son alimentation dans une épicerie. Les gestes frémissent, les regards effleurent, tel le reflet d'un visage fripé sur un lac caressé par la brise. Émouvants, comme l'illusion de la jeunesse qui ne revient plus. À mots couverts, Yves racontera le métissage de sa mère puis son intrusion malvenue dans la cour où Nadia se fait bronzer. Toujours aux deuxième étage, demeurent Anne et Philippe qui, à tour de rôle, mentionnent des faits divers qui tissent une existence. Minimalistes, certes, nous les observons de près ou de loin, selon qu'ils entrent dans un bistrot ou se figent au bord d'un trottoir. Anne et Philippe, colocataires perclus d'une amitié indéfectible, sont outrés quand des amis communs, les croyant amoureux, leur offrent une machine à espresso. Par divers moyens, ils essaieront de s'en débarrasser mais la machine à café s'impose. Jusqu'au soir où Anne inventera une astuce. Longue nouvelle éponyme caustique, grinçante, englobant l'utilité de l'objet, les indiscrétions concernant les différents locataires. Ainsi, au troisième, Pénélope s'interroge sur la valeur de la pensée de Thalès de Milet, philosophe et savant grec. Elle aussi reçoit des cartes postales de sa petite sœur Zoé. En février, Pénélope affronte les intempéries pour attraper l'autobus. Occasions de rabâcher de courtes nostalgies. À ce même étage, vivent Maryse et sa fille Louise. Trois nouvelles formant un récit. L'auteure dépeint indiciblement comment Maryse a connu Antoine, le père de sa fille, comment il a failli à ses responsabilités, comment elle l'a largué. Son comportement ambigu avec Louise. Puis, comment Maryse gagne sa vie, les tribulations de sa digne profession : boulangère.
Si la thématique est simple, le regard que pose Amélie Panneton sur les êtres de sa génération, contient une maturité étonnamment lucide. L'écriture elle-même surprend par sa juste maîtrise. Futurs hommes et femmes se cherchent, entravés qu'ils sont dans des propos anodins, des amours essoufflées, mortes. Précarité de la jeunesse, viduité de la vieillesse. Des passages à vide, des trous de solitude, comme dans les cauchemars. Nous tombons dans de profonds vertiges avant de retrouver le sol stable, de reprendre les questionnements, une déchirure au fond de l'âme. De jeunes adultes en quête de ce qui rarement nous atteint : l'absolu. Des regards étonnés sur cette cour où chacun essaie de vivre le mieux possible, se protégeant contre les déceptions, les manques. L'usure. En apparence, rien ne se passe, mais dans la vie que se passe-t-il vraiment qui fasse exception aux usages routiniers ?
Déconcertant premier recueil de nouvelles éloigné de toute mode ; singulière incursion d'Amélie Panneton dans un univers qui certainement lui ressemble un peu. Ou qui du moins l'instigue. Cohabitation avec la réalité et l'imaginaire qui, greffée aux préoccupations existentielles de l'auteure, comme nous en avons tous, influe sur la manière d'extérioriser nos démons... Ne sont-ils pas le fil conducteur qui a dirigé Amélie Panneton vers des êtres solitaires malgré leur proximité ? Leur frôlement dans les escaliers, leurs secrets décodés par une auteure à l'inspiration féconde. Nous la lisons sans nous lasser de cet immeuble, symbole de la fragilité et de la force humaine.
Le charme discret du café filtre, Amélie Panneton
éditions de la Bagnole, collection Parking
Montréal, 2011, 160 pages
lundi 13 juin 2011
Un monde si proche du nôtre ***
Juin, mois de la lumière. Non celle des lampadaires ni celle des feux d'artifice. On parle du vert des arbres, des pelouses, des plantes. De leurs reflets sur l'eau des bassins, sur l'iris de nos yeux. Un peu de poésie est de mise à quelques jours des fêtes de la saint Jean-Baptiste. On se promène dans des allées verdoyantes avec, serré entre les doigts, le premier roman de Jean-Marc Ouellet, L'homme des jours oubliés.
Alors qu'il savoure un samedi agréable dans sa maison, entre sa femme et sa fille, Étienne Beauchamp, jeune médecin dans la trentaine, est soudainement projeté dans le quartier d'une ville dévastée par la guerre. Il ne se souvient de rien, ni de quel bouleversement il a été la victime. Le serveur d'un bistrot lui dira piteusement « qu'on ne suivait plus le passage du temps. ». Observant les gens, Étienne se rend compte que ceux-ci ne dépassent pas trente ans. Aucun individu plus âgé, aucun enfant. Chacun est méfiant, vindicatif, désespéré. Aucun véhicule n'encombre les rues. Il entre dans une échoppe, une femme à l'allure « coquine » prend la commande d'Étienne puis, l'informe vulgairement qu'il est en Emeldham.
En parallèle, le lecteur fait la connaissance de Kaïna, résidente de la ville. Elle aussi est jeune, a connu des jours meilleurs, et pour subsister, elle gère un « étal de fruits et de légumes. » Dirigé par l'Autorité, le marché central réunit les producteurs de la région, qui ne peuvent vendre ou troquer aucune marchandise sans leur assentiment. Des gangs se sont formés, exploitant la peur craintive des citadins. Dangereux, car sans avenir, promis à une déchéance certaine, les agresseurs menacent, attaquent à l'arme blanche celui qui détient quelque trésor... C'est ainsi qu'un soir Kaïna deviendra leur proie. L'incident se déroule sous les fenêtres d'un ancien hôtel où Étienne Beauchamp s'est réfugié pour y dormir. Entendant les plaintes d'une femme, il se précipitera, mettra en échec les vauriens. Au moment où la partie semble gagnée, l'un d'eux poignarde lâchement Étienne dans le dos et, le laissant pour mort, il s'enfuit... Kaïna cachera son sauveur chez elle, pendant cinq jours, elle le soignera avec les moyens du bord. De constitution solide, Étienne se remettra lentement de sa blessure. L'enfermement forcé dans l'appartement de Kaïna encouragera les confidences. Étienne relatera son aventure singulière dans ce monde inconnu. Sa femme et sa fille. En retour, Kaïna racontera la guerre, l'épidémie qui a décimé la population, l'infertilité survenue, le décès des enfants et des personnes âgées au-delà de trente ans. Mise en confiance par le charisme et la bonne foi de son compagnon, Kaïna lui confiera son appartenance au groupe Athéna désirant mettre fin à la tyrannie de l'Autorité, autrefois sous l'égide d'une femme mystérieuse se prénommant Gaïa. Au prix de sa vie, elle l'entraînera dans leur fief, le présentera à leur chef Shamesh qui, d'abord méfiant, se liera d'amitié avec lui. Ensemble, ils visiteront les hôpitaux, y cherchant les indices d'une épidémie endémique. Mais la guerre des clans étant ce qu'elle est, despote et cruelle, le groupe Athéna résistera mal à l'attaque surprise de l'Autorité fomentée par le général Philidor. Shamesh et Kaïna ne s'en remettront pas. En souvenir des deux êtres qu'il a aimés, Étienne poursuivra leur mission puis, son mandat terminé, il tentera de retrouver sa femme et sa fille.
Roman complexe où les zones d'ombre cernent Étienne Beauchamp. Ombre d'un être troublant qui ne cesse de lui démontrer la relativité de l'espace-temps, son élasticité. Conscience d'Étienne, nous ne savons trop. Hallucinations, comme il arrive que nous en ayons lorsque déplacés dans des lieux étrangers à notre gestuelle quotidienne, à notre pensée rationnelle. Le roman est une longue promenade sur le fil précaire de la vie d'un homme, qui essaie de dénoncer la sauvagerie des guerres, le machiavélisme d'humains lorsqu'ils manipulent les clés empoisonnées du pouvoir. Si la fin du récit s'avère un peu obscure, il faut faire confiance à l'auteur, Jean-Marc Ouellet, qui, médecin lui-même, propose au lecteur le retour hypothétique d'Étienne dans sa contrée où, quinze ans plus tard, l'attendent de surprenants événements. Des années plus tôt, atteint de la rupture d'un anévrisme cérébral, il est depuis sujet à des cauchemars, Étienne « n'avait aucun souvenir de ces heures de néant ». Si le temps et l'espace se jouent de nous, qu'en est-il de notre identité ? L'histoire se termine quand Étienne Beauchamp, et son équipe médicale, acceptera le projet alléchant d'une compagnie pharmaceutique : une recherche sur le traitement du cancer en utilisant les caractéristiques d'un virus. Juste avant cette proposition, « un homme vêtu d'un long manteau noir, les cheveux dans le dos, marchait vers la ville. » Il s'arrêtera et, derrière ses verres fumés, sourira à Étienne. La boucle se boucle sur une conscience en équilibre entre la corruption et le désintéressement. Sur Jémacaël, ange de sang, de chair et d'os, apparu au cours des pérégrinations d'Étienne Beauchamp.
Histoire aux relents surréalistes, parfois mystiques, toujours empreinte de questionnements, qu'il faut lire en se laissant aller au rythme syncopé de courts chapitres, narrant la destinée d'hommes et de femmes soumis à la décomposition d'une civilisation pour mieux s'ajuster à la reconstruction d'une ère nouvelle. Témoin intemporel, Jémacaël n'a-t-il pas inventé la roue ou découvert le feu ? Tant d'hommes en un seul. Tant de paradoxes soulevés par un auteur, Jean-Marc Ouellet, à la sensibilité écorchée par la capacité de ses semblables à commettre des actes répréhensibles.
Cependant, on aurait aimé un travail éditorial plus rigoureux, qui aurait apporté à ce premier roman original une ampleur qu'il ne possède pas ici. Dommage.
L'homme des jours oubliés, Jean-Marc Ouellet
éditions de La Grenouillère, Saint-Sauveur-des-Monts, 2011, 293 pages
Alors qu'il savoure un samedi agréable dans sa maison, entre sa femme et sa fille, Étienne Beauchamp, jeune médecin dans la trentaine, est soudainement projeté dans le quartier d'une ville dévastée par la guerre. Il ne se souvient de rien, ni de quel bouleversement il a été la victime. Le serveur d'un bistrot lui dira piteusement « qu'on ne suivait plus le passage du temps. ». Observant les gens, Étienne se rend compte que ceux-ci ne dépassent pas trente ans. Aucun individu plus âgé, aucun enfant. Chacun est méfiant, vindicatif, désespéré. Aucun véhicule n'encombre les rues. Il entre dans une échoppe, une femme à l'allure « coquine » prend la commande d'Étienne puis, l'informe vulgairement qu'il est en Emeldham.
En parallèle, le lecteur fait la connaissance de Kaïna, résidente de la ville. Elle aussi est jeune, a connu des jours meilleurs, et pour subsister, elle gère un « étal de fruits et de légumes. » Dirigé par l'Autorité, le marché central réunit les producteurs de la région, qui ne peuvent vendre ou troquer aucune marchandise sans leur assentiment. Des gangs se sont formés, exploitant la peur craintive des citadins. Dangereux, car sans avenir, promis à une déchéance certaine, les agresseurs menacent, attaquent à l'arme blanche celui qui détient quelque trésor... C'est ainsi qu'un soir Kaïna deviendra leur proie. L'incident se déroule sous les fenêtres d'un ancien hôtel où Étienne Beauchamp s'est réfugié pour y dormir. Entendant les plaintes d'une femme, il se précipitera, mettra en échec les vauriens. Au moment où la partie semble gagnée, l'un d'eux poignarde lâchement Étienne dans le dos et, le laissant pour mort, il s'enfuit... Kaïna cachera son sauveur chez elle, pendant cinq jours, elle le soignera avec les moyens du bord. De constitution solide, Étienne se remettra lentement de sa blessure. L'enfermement forcé dans l'appartement de Kaïna encouragera les confidences. Étienne relatera son aventure singulière dans ce monde inconnu. Sa femme et sa fille. En retour, Kaïna racontera la guerre, l'épidémie qui a décimé la population, l'infertilité survenue, le décès des enfants et des personnes âgées au-delà de trente ans. Mise en confiance par le charisme et la bonne foi de son compagnon, Kaïna lui confiera son appartenance au groupe Athéna désirant mettre fin à la tyrannie de l'Autorité, autrefois sous l'égide d'une femme mystérieuse se prénommant Gaïa. Au prix de sa vie, elle l'entraînera dans leur fief, le présentera à leur chef Shamesh qui, d'abord méfiant, se liera d'amitié avec lui. Ensemble, ils visiteront les hôpitaux, y cherchant les indices d'une épidémie endémique. Mais la guerre des clans étant ce qu'elle est, despote et cruelle, le groupe Athéna résistera mal à l'attaque surprise de l'Autorité fomentée par le général Philidor. Shamesh et Kaïna ne s'en remettront pas. En souvenir des deux êtres qu'il a aimés, Étienne poursuivra leur mission puis, son mandat terminé, il tentera de retrouver sa femme et sa fille.
Roman complexe où les zones d'ombre cernent Étienne Beauchamp. Ombre d'un être troublant qui ne cesse de lui démontrer la relativité de l'espace-temps, son élasticité. Conscience d'Étienne, nous ne savons trop. Hallucinations, comme il arrive que nous en ayons lorsque déplacés dans des lieux étrangers à notre gestuelle quotidienne, à notre pensée rationnelle. Le roman est une longue promenade sur le fil précaire de la vie d'un homme, qui essaie de dénoncer la sauvagerie des guerres, le machiavélisme d'humains lorsqu'ils manipulent les clés empoisonnées du pouvoir. Si la fin du récit s'avère un peu obscure, il faut faire confiance à l'auteur, Jean-Marc Ouellet, qui, médecin lui-même, propose au lecteur le retour hypothétique d'Étienne dans sa contrée où, quinze ans plus tard, l'attendent de surprenants événements. Des années plus tôt, atteint de la rupture d'un anévrisme cérébral, il est depuis sujet à des cauchemars, Étienne « n'avait aucun souvenir de ces heures de néant ». Si le temps et l'espace se jouent de nous, qu'en est-il de notre identité ? L'histoire se termine quand Étienne Beauchamp, et son équipe médicale, acceptera le projet alléchant d'une compagnie pharmaceutique : une recherche sur le traitement du cancer en utilisant les caractéristiques d'un virus. Juste avant cette proposition, « un homme vêtu d'un long manteau noir, les cheveux dans le dos, marchait vers la ville. » Il s'arrêtera et, derrière ses verres fumés, sourira à Étienne. La boucle se boucle sur une conscience en équilibre entre la corruption et le désintéressement. Sur Jémacaël, ange de sang, de chair et d'os, apparu au cours des pérégrinations d'Étienne Beauchamp.
Histoire aux relents surréalistes, parfois mystiques, toujours empreinte de questionnements, qu'il faut lire en se laissant aller au rythme syncopé de courts chapitres, narrant la destinée d'hommes et de femmes soumis à la décomposition d'une civilisation pour mieux s'ajuster à la reconstruction d'une ère nouvelle. Témoin intemporel, Jémacaël n'a-t-il pas inventé la roue ou découvert le feu ? Tant d'hommes en un seul. Tant de paradoxes soulevés par un auteur, Jean-Marc Ouellet, à la sensibilité écorchée par la capacité de ses semblables à commettre des actes répréhensibles.
Cependant, on aurait aimé un travail éditorial plus rigoureux, qui aurait apporté à ce premier roman original une ampleur qu'il ne possède pas ici. Dommage.
L'homme des jours oubliés, Jean-Marc Ouellet
éditions de La Grenouillère, Saint-Sauveur-des-Monts, 2011, 293 pages
lundi 6 juin 2011
Un patchwork familial ***
L'été s'en vient, les vacances estivales aussi. On a décidé de déserter la ville, d'apprivoiser la mer, de piétiner le sable ou les galets. Avant de nous aventurer entre ciel et mer, terre et océan, on a des sentiers à arpenter, ceux de livres dont la couverture ou le communiqué nous inspire. Aujourd'hui, un roman particulier retient notre attention. La marche en forêt, signé Catherine Leroux.
C'est un homme qui entre dans une forêt. C'est une femme amérindienne qui s'enfuit du foyer marital pour vivre dans le bois. C'est une maison qui se dresse « avec entêtement dans un rang presque nu. » Une tache de sang ternit un tapis. Des peupliers, un manteau rouge, le dessous de l'épiderme. Énumérés d'une manière litanique, les personnages et lieux concoctent l'histoire de la famille Brûlé. La forêt est là, telle une métaphore, dissimulant les drames des uns et des autres. Le fil conducteur est perçu par un être qui va et vient comme un fantôme. Et par Alma, l'Amérindienne. Fragmenté à souhait, le récit se déroule à l'orée d'une campagne forestière. Les générations se chevauchent sans aucune altération. Nous passons de Fernand Brûlé et de sa deuxième femme, Emma, à Caroline et Tristan. À Amélie, l'artiste de la famille. Noémie nous apprend qu'elle a été violée par Hubert Brûlé avec qui elle a joué au baseball quand elle était enfant. De Marilou qui élève seule son fils, nous savons peu de son conjoint africain. Justine, épuisée d'avoir aimé un homme récalcitrant, part de Montréal, s'installe à Québec, refuse de travailler à nouveau dans un bureau. Malgré elle, elle s'occupera de Jean, autiste de trente-six ans. Il y a les quatre enfants de Thérèse, décédée un an plus tôt : Jacques, Luc, Normand et Nicole. Eux aussi ont leur histoire plus ou moins trouble, toujours réaliste. Vingt-quatre individus, qu'on ne nommera pas tous, s'entrecroiseront en de courtes séquences, presque des nouvelles. Dans cet éventail qui s'ouvre et se replie, des visages se sont imposés plus éloquents que certains. Nicole et Justine représentent une génération de femmes plus aguerries contre les contraintes d'une époque dans laquelle éduquer un enfant sans soutien parental s'avérait éprouvant. La première a adopté une fillette asiatique, la deuxième aura une fille de Jean. Qu'ils soient d'une génération différente, les hommes accomplissent leur destin sans se poser trop de questions.
Parmi ces femmes et ces hommes déambulant sur la scène gigantesque de la vie et de ses péripéties, Alma porte le roman. Après la mort accidentelle de son mari, elle accouchera de son énième enfant, abandonnera définitivement la maison, s'isolera en forêt puis se rapprochera prudemment de ses semblables. Elle tue des animaux, dort dans des granges, dans des camps abandonnés. Délestée de moult embûches, elle rejoindra le chemin de fer qui « traversera bientôt tout le pays, mais elle ne l'a jamais vu. » Elle parviendra à un campement et, à la faveur d'une bagarre entre le cuisinier et le contremaître, proposera deux lièvres en échange de ses services. Les ouvriers se méfient de l'Indienne, de l'intérêt qu'elle manifeste aux travaux sur le chemin de fer. Douée d'une intelligence aiguë, elle observe les ingénieurs, étudie leurs plans. Elle se passionnera pour le dynamitage du flanc d'une colline qui « entravait le passage du chemin de fer. » À la suite de la mort irrésolue d'un ingénieur, son assistant anglais lui demandera de l'aider, suscitant ainsi bien des rancœurs. Le confort dont elle jouit sera démantelé par la venue d'un nouvel ingénieur qui se révélera un profiteur dont Alma se débarrassera sans scrupules... Pour elle aussi, le temps alourdit ses épaules mais, enrichie d'un acquis inusité, elle se met en route dans le sillon exact que « suivra le Grand Trunk Railway dans quelques années. » Elle se promène de ville en ville avec sa charrette, s'intitule artificier. Elle ira au-delà des Rocheuses, prenant garde à la folie des chercheurs d'or, prêts à trancher la gorge de leur frère pour une pépite. Un soir, installée près d'un lac, un vendeur d'armes à feu lui suggère de partir vers les États du Sud où circulent des rumeurs de guerre. Là-bas, en Indianapolis, habite un fabricant d'armes qui pourrait utiliser ses savoirs. Son nom est Richard Gatling — l'inventeur de la première mitrailleuse... On ne décrira pas les détails sordides qui pousseront Alma à commettre des actes atroces. Proie crédule d'hommes imbus de pouvoir, elle servira leurs desseins plus qu'ils ne l'espéraient. Puis, la guerre loin derrière, blessée physiquement et mentalement, Alma se repliera vers le nord, marchera vers la ferme familiale. La fin est digne de cette femme qui n'avait besoin de personne.
On s'est arrêtée longuement sur le portrait d'Alma pour mettre en relief le rôle qu'elle jouera dans la généalogie de la famille Brûlé. Elle est l'ancêtre rebelle par excellence, celle qui refusait, enfant, de se soumettre aux religieuses, à leur enseignement chrétien. Amélie et Pascal signaleront sa présence ultime. Sur une ancienne photo qu'un ami antiquaire d'Amélie a rapporté de l'Ouest, Alma y surgit telle une figure ancestrale qui ne soulève nul mystère.
Premier roman ambitieux, complexe mais cohérent, que Catherine Leroux offre au lecteur. Une histoire se profilant à coups de sentiments humains, qu'ils soient tendres, violents, inattendus. La vie, la mort se faufilent, se mesurant à l'existence en dents de scie de chacun. Espoir et désespoir. Naissances et oubli de soi quand il s'agit d'intégrer un clan que nous connaissons peu. L'écriture est à la mesure des événements substantiels comblant des êtres épris de civilités : ronde et réfléchie, souvent poétique. Douloureuse. Un talent prometteur duquel on attend beaucoup, pour mieux le cerner dans la multitude parfois discutable des livres québécois.
La marche en forêt, Catherine Leroux
éditions Alto, Québec, 2011, 312 pages
C'est un homme qui entre dans une forêt. C'est une femme amérindienne qui s'enfuit du foyer marital pour vivre dans le bois. C'est une maison qui se dresse « avec entêtement dans un rang presque nu. » Une tache de sang ternit un tapis. Des peupliers, un manteau rouge, le dessous de l'épiderme. Énumérés d'une manière litanique, les personnages et lieux concoctent l'histoire de la famille Brûlé. La forêt est là, telle une métaphore, dissimulant les drames des uns et des autres. Le fil conducteur est perçu par un être qui va et vient comme un fantôme. Et par Alma, l'Amérindienne. Fragmenté à souhait, le récit se déroule à l'orée d'une campagne forestière. Les générations se chevauchent sans aucune altération. Nous passons de Fernand Brûlé et de sa deuxième femme, Emma, à Caroline et Tristan. À Amélie, l'artiste de la famille. Noémie nous apprend qu'elle a été violée par Hubert Brûlé avec qui elle a joué au baseball quand elle était enfant. De Marilou qui élève seule son fils, nous savons peu de son conjoint africain. Justine, épuisée d'avoir aimé un homme récalcitrant, part de Montréal, s'installe à Québec, refuse de travailler à nouveau dans un bureau. Malgré elle, elle s'occupera de Jean, autiste de trente-six ans. Il y a les quatre enfants de Thérèse, décédée un an plus tôt : Jacques, Luc, Normand et Nicole. Eux aussi ont leur histoire plus ou moins trouble, toujours réaliste. Vingt-quatre individus, qu'on ne nommera pas tous, s'entrecroiseront en de courtes séquences, presque des nouvelles. Dans cet éventail qui s'ouvre et se replie, des visages se sont imposés plus éloquents que certains. Nicole et Justine représentent une génération de femmes plus aguerries contre les contraintes d'une époque dans laquelle éduquer un enfant sans soutien parental s'avérait éprouvant. La première a adopté une fillette asiatique, la deuxième aura une fille de Jean. Qu'ils soient d'une génération différente, les hommes accomplissent leur destin sans se poser trop de questions.
Parmi ces femmes et ces hommes déambulant sur la scène gigantesque de la vie et de ses péripéties, Alma porte le roman. Après la mort accidentelle de son mari, elle accouchera de son énième enfant, abandonnera définitivement la maison, s'isolera en forêt puis se rapprochera prudemment de ses semblables. Elle tue des animaux, dort dans des granges, dans des camps abandonnés. Délestée de moult embûches, elle rejoindra le chemin de fer qui « traversera bientôt tout le pays, mais elle ne l'a jamais vu. » Elle parviendra à un campement et, à la faveur d'une bagarre entre le cuisinier et le contremaître, proposera deux lièvres en échange de ses services. Les ouvriers se méfient de l'Indienne, de l'intérêt qu'elle manifeste aux travaux sur le chemin de fer. Douée d'une intelligence aiguë, elle observe les ingénieurs, étudie leurs plans. Elle se passionnera pour le dynamitage du flanc d'une colline qui « entravait le passage du chemin de fer. » À la suite de la mort irrésolue d'un ingénieur, son assistant anglais lui demandera de l'aider, suscitant ainsi bien des rancœurs. Le confort dont elle jouit sera démantelé par la venue d'un nouvel ingénieur qui se révélera un profiteur dont Alma se débarrassera sans scrupules... Pour elle aussi, le temps alourdit ses épaules mais, enrichie d'un acquis inusité, elle se met en route dans le sillon exact que « suivra le Grand Trunk Railway dans quelques années. » Elle se promène de ville en ville avec sa charrette, s'intitule artificier. Elle ira au-delà des Rocheuses, prenant garde à la folie des chercheurs d'or, prêts à trancher la gorge de leur frère pour une pépite. Un soir, installée près d'un lac, un vendeur d'armes à feu lui suggère de partir vers les États du Sud où circulent des rumeurs de guerre. Là-bas, en Indianapolis, habite un fabricant d'armes qui pourrait utiliser ses savoirs. Son nom est Richard Gatling — l'inventeur de la première mitrailleuse... On ne décrira pas les détails sordides qui pousseront Alma à commettre des actes atroces. Proie crédule d'hommes imbus de pouvoir, elle servira leurs desseins plus qu'ils ne l'espéraient. Puis, la guerre loin derrière, blessée physiquement et mentalement, Alma se repliera vers le nord, marchera vers la ferme familiale. La fin est digne de cette femme qui n'avait besoin de personne.
On s'est arrêtée longuement sur le portrait d'Alma pour mettre en relief le rôle qu'elle jouera dans la généalogie de la famille Brûlé. Elle est l'ancêtre rebelle par excellence, celle qui refusait, enfant, de se soumettre aux religieuses, à leur enseignement chrétien. Amélie et Pascal signaleront sa présence ultime. Sur une ancienne photo qu'un ami antiquaire d'Amélie a rapporté de l'Ouest, Alma y surgit telle une figure ancestrale qui ne soulève nul mystère.
Premier roman ambitieux, complexe mais cohérent, que Catherine Leroux offre au lecteur. Une histoire se profilant à coups de sentiments humains, qu'ils soient tendres, violents, inattendus. La vie, la mort se faufilent, se mesurant à l'existence en dents de scie de chacun. Espoir et désespoir. Naissances et oubli de soi quand il s'agit d'intégrer un clan que nous connaissons peu. L'écriture est à la mesure des événements substantiels comblant des êtres épris de civilités : ronde et réfléchie, souvent poétique. Douloureuse. Un talent prometteur duquel on attend beaucoup, pour mieux le cerner dans la multitude parfois discutable des livres québécois.
La marche en forêt, Catherine Leroux
éditions Alto, Québec, 2011, 312 pages