Juillet en a terminé avec ses abondances festivalières. Les feux d'artifice n'éclaboussent plus le ciel de Montréal, les bruits suspects de bombardement ont cessé. On évoque des images crispantes qui éclosent en bouquets colorés, ces explosions rappelant des souvenirs douloureux à de nombreux immigrants. Surtout aux enfants qui n'ont aucune mesure du malheur s'abattant sur eux. Pour se rassurer, on se réfugie dans le roman de Lynn Diamond, Leslie Muller ou le principe d'incertitude.
C'est d'abord la voix de la narratrice, Leslie Muller, qui nous interpelle. En pièces détachées, elle fait allusion à un incendie qui aurait détruit sa maison, puis à un drame qui serait survenu au Salvador. En compagnie de son amant, Josua, médecin et vétéran du Vietnam, elle a vécu trois jours de tuerie durant la guerre civile. Leslie ne s'adresse pas au lecteur mais à ses compagnons de route durant les années quatre-vingt. Porteurs d'un idéal qu'ils ont concrétisé pleinement, ils se sont engagés en Amérique centrale. Il y a Anna, anthropologue, son conjoint Max, professeur de psychologie, Tammy, réalisatrice de documentaires sur le tiers-monde. Lili, la plus jeune du groupe. À quoi s'occupe Leslie ? Elle se situe « sans profession définie », comme si elle s'était consacrée à raconter une histoire d'amitié indestructible, d'amour qui s'effiloche. Ces réminiscences se déroulant sur vingt-cinq ans, nous faisons connaissance avec des hommes et des femmes qui ont regardé au-delà de leur propre vie. Ils n'ont jamais capitulé, les pires expériences leur ayant servi de catalyseur. Certains êtres humains ont besoin de ces tremblements excessifs pour se détourner d'une existence facile et sans risques. Leslie et ses camarades ont beaucoup appris du monde, qu'il soit démuni ou favorisé. Ils n'échappent pas pour autant au doute, à la perplexité, à la folie qui les guette face aux injustices politico-sociales contre lesquelles ils ne peuvent rien. À la peur de se perdre, de ne plus savoir aimer, ni pardonner.
Perpétuel chassé-croisé que Leslie entretient en s'interrogeant sur leur manière d'avoir été, de se démener aujourd'hui dans une société assoupie dans son confort, gorgée d'informations plus ou moins véridiques. Pourquoi s'engager quand l'essentiel est à notre portée, l'essentiel se limitant souvent à des futilités. D'une maison ou d'une ville à une autre, Leslie contemple ses compagnons pris eux aussi dans l'engrenage de sentiments contradictoires, de bannissements attardés dans une parcelle d'existence qu'ils ont vécu comme si elle n'était pas la leur. Josua, héroïque dans l'action, se révèle un homme qui fuit l'amour de Leslie, elle-même opaque quand il s'agit de dénoncer ce qui s'est réellement passé au Salvador. Chacun se dissimule en utilisant le passage du temps, en fêtant les cinquante ans de Leslie, tous réunis « dans le jardin de la maison d'Anna. » Ironiques, un peu amers, ils analysent la condition humaine, à savoir ce qu'elle représente après un excès de foi qui, à fleur de jeunesse, les a conduits dans des pays où la misère ne fait que croître. Que reste-t-il de ces années chargées d'émotions fortes, de déceptions amères ? La hantise que rien ne sert à rien, la fatigue qu'ils ressentent, semble conclure Leslie en dialoguant avec Anna, Tammy, Lili. Les ailes des moulins à vent se profilent à l'horizon... Pourtant, en cette époque de ferveur véhémente, tous se sont démarqués dans une entreprise qui les a fait grandir au-delà de leurs espérances. Au-delà peut-être de l'échouement qu'ils ont redouté en se perdant provisoirement, en se retrouvant, fragiles et semblables aux humains quand ils doivent montrer leurs visages nus, déchirer les masques.
Roman lucide, truffé de références philosophiques empruntées à des ouvrages signés Luis Sepelveda, Hermann Hesse et d'autres, que nous offre Lynn Diamond. Roman de la maturité quand, sous les traits de Leslie Muller, en chapitres bousculés par sa propre incertitude, l'auteure dépeint des univers stigmatisés par des conflits qui n'en finissent pas. Trop souvent, nous oublions que des femmes et des hommes admirables, inspirés par la nécessité d'accomplir un destin différent, ou de refuser tout confort moral et physique, mettent leur intégrité au service de peuples asservis par diverses formes de misère...
L'écriture, toujours dynamique, enrichie de dialogues efficaces, intelligents, pourvus d'un questionnement confrontant nos raisons d'agir, de se comporter. Écriture frémissante parce que passionnée et volcanique. Roman à lire avant d'entrer de plain-pied dans la saison des nouveautés automnales. On regrette de ne pas avoir parlé plus tôt du dernier ouvrage de Lynn Diamond. On s'est dérobée à la passion de la lecture pour des raisons estivales, nos âges nous permettant de regarder derrière soi sans trembler d'indécision, ni de nous culpabiliser à cause d'un devoir inachevé...
Leslie Muller ou le principe d'incertitude, Lynn Diamond
Éditions Triptyque, Montréal, 2011, 205 pages
Critique de livres, romans, nouvelles, récits.
Écrire est un acte d'amour. S'il ne l'est pas, il n'est qu'écriture. Jean Cocteau
lundi 29 août 2011
lundi 8 août 2011
Des histoires adhésives *** 1/2
Pendant les congés de la deuxième quinzaine de juillet, on a l'impression de vivre sur une planète où les gens font preuve de gentillesse, de patience. Moins de monde, moins de coude à coude dans les transports en commun. Plus de tolérance envers les piétons, les automobilistes eux-mêmes laissent leur mécanique se la couler douce... Serions-nous trop nombreux sur notre Terre souillée par des usagers trop pressés, trop indifférents, parfois agressifs ? On parle du roman signé Marina Lewycka, Des adhésifs dans le monde moderne.
À la suite d'une discussion stupide, Rip Sinclair claque la porte de l'appartement qu'il partage avec son épouse, Georgie, et leurs deux enfants, Stella et Ben. Excédé, il annonce qu'il va vivre avec Pete, son partenaire de squash. Celui-ci est marié à Ottoline. Ils habitent une grande maison et louent « parfois le dernier étage transformé en appartement. » Désemparée et en colère, Georgie se débarrasse spontanément des affaires de son mari. Heureuse initiative qui lui fera faire la connaissance d'une vieille dame juive crasseuse, qui se présente à elle comme étant madame Naomi Shapiro, quatre-vingt-un ans. Elle vit avec sept chats grincheux et pisseurs dans une maison délabrée et puante, au nom biblique, Canaan House. La dame et la maison ont une histoire palpitante que Georgie, tout en écrivant un roman à l'eau de rose, essaiera de percer et de résoudre. Elle se heurtera à tant de facettes incohérentes, qu'elle n'hésitera pas à les comparer aux articles qu'elle rédige pour la revue Des adhésifs dans le monde moderne. Métaphore essaimant le roman, les personnages et les chats s'agitant comme sur une scène de théâtre. Chacun colle à l'autre, dépend de l'autre, malgré de multiples divergences les opposant radicalement. Georgie devra démonter les usurpations de Naomi Shapiro, qui se dissimule depuis soixante ans derrière une douloureuse histoire d'amour. Sa tyrannique voisine admise à l'hôpital à la suite d'une chute dans la neige, Georgie s'occupera d'elle comme elle le fait avec Ben, son fils de quinze ans, qui traverse une troublante crise mystique. Elle imaginera que la maison, un personnage en soi, appartient à l'une de ses tantes, qui veut la mettre en vente. Elle aura alors affaire à de véreux agents immobiliers, sera exposée à tous les compromis malveillants pour acquérir la demeure. Ils collent à Georgie, à Mr Ali, à ses deux neveux qui entreprennent, tant bien que mal, de la rénover. L'un des agents collera tellement à Georgie qu'il éveillera en elle des sensations perverses... Au fur et à mesure que l'intrigue se dénoue, les protagonistes mettent au jour des blessures purulentes, inguérissables. Thématiques complexes qui, sous le couvert d'un humour féroce, d'une légèreté grinçante, s'agglutinent au roman. Pièces d'un puzzle qu'il est bon de souligner : création d'Israël, conflits israëlo-palestiniens, immigration, Deuxième Guerre mondiale, solitude de la vieillesse, révolte des mineurs avant et sous Margaret Thatcher.
Une dualité permanente, tels des jumeaux ennemis, crée des situations où le passé et le présent se disputent une place indéterminée, affaiblissant un précaire avenir. Nous avons l'impression que les luttes finissent toujours par se résorber, ce qui est improbable dans certains cas désespérés. Le monde évolue mais pour aller où ? La maison aux odeurs fétides renferme bien des secrets rassemblés dans des lettres froissées, des photos jaunies, que Naomi Shapiro n'est pas à même de soustraire aux témoins de son passé lequel, sans cesse, ressurgit. Jusqu'à son supposé fils sioniste qui devra partager quelques chambres avec les neveux palestiniens de Mr Ali. Perpétuel affrontement entre des êtres déchirés, exaltés par la convoitise d'une terre constamment saccagée par des hommes à la recherche d'un pays. Une patrie acquise durement après que tous ont été rejetés...
À la suite d'une discussion stupide, Rip Sinclair claque la porte de l'appartement qu'il partage avec son épouse, Georgie, et leurs deux enfants, Stella et Ben. Excédé, il annonce qu'il va vivre avec Pete, son partenaire de squash. Celui-ci est marié à Ottoline. Ils habitent une grande maison et louent « parfois le dernier étage transformé en appartement. » Désemparée et en colère, Georgie se débarrasse spontanément des affaires de son mari. Heureuse initiative qui lui fera faire la connaissance d'une vieille dame juive crasseuse, qui se présente à elle comme étant madame Naomi Shapiro, quatre-vingt-un ans. Elle vit avec sept chats grincheux et pisseurs dans une maison délabrée et puante, au nom biblique, Canaan House. La dame et la maison ont une histoire palpitante que Georgie, tout en écrivant un roman à l'eau de rose, essaiera de percer et de résoudre. Elle se heurtera à tant de facettes incohérentes, qu'elle n'hésitera pas à les comparer aux articles qu'elle rédige pour la revue Des adhésifs dans le monde moderne. Métaphore essaimant le roman, les personnages et les chats s'agitant comme sur une scène de théâtre. Chacun colle à l'autre, dépend de l'autre, malgré de multiples divergences les opposant radicalement. Georgie devra démonter les usurpations de Naomi Shapiro, qui se dissimule depuis soixante ans derrière une douloureuse histoire d'amour. Sa tyrannique voisine admise à l'hôpital à la suite d'une chute dans la neige, Georgie s'occupera d'elle comme elle le fait avec Ben, son fils de quinze ans, qui traverse une troublante crise mystique. Elle imaginera que la maison, un personnage en soi, appartient à l'une de ses tantes, qui veut la mettre en vente. Elle aura alors affaire à de véreux agents immobiliers, sera exposée à tous les compromis malveillants pour acquérir la demeure. Ils collent à Georgie, à Mr Ali, à ses deux neveux qui entreprennent, tant bien que mal, de la rénover. L'un des agents collera tellement à Georgie qu'il éveillera en elle des sensations perverses... Au fur et à mesure que l'intrigue se dénoue, les protagonistes mettent au jour des blessures purulentes, inguérissables. Thématiques complexes qui, sous le couvert d'un humour féroce, d'une légèreté grinçante, s'agglutinent au roman. Pièces d'un puzzle qu'il est bon de souligner : création d'Israël, conflits israëlo-palestiniens, immigration, Deuxième Guerre mondiale, solitude de la vieillesse, révolte des mineurs avant et sous Margaret Thatcher.
Une dualité permanente, tels des jumeaux ennemis, crée des situations où le passé et le présent se disputent une place indéterminée, affaiblissant un précaire avenir. Nous avons l'impression que les luttes finissent toujours par se résorber, ce qui est improbable dans certains cas désespérés. Le monde évolue mais pour aller où ? La maison aux odeurs fétides renferme bien des secrets rassemblés dans des lettres froissées, des photos jaunies, que Naomi Shapiro n'est pas à même de soustraire aux témoins de son passé lequel, sans cesse, ressurgit. Jusqu'à son supposé fils sioniste qui devra partager quelques chambres avec les neveux palestiniens de Mr Ali. Perpétuel affrontement entre des êtres déchirés, exaltés par la convoitise d'une terre constamment saccagée par des hommes à la recherche d'un pays. Une patrie acquise durement après que tous ont été rejetés...
Étonnée par tant d'incompréhension haineuse, Georgie, en désaccord total avec son mari, réalise qu'il est plus facile de se venger que de faire la paix. Ce qui la fait réfléchir et, écrire, sous la plume de Marina Lewycka, des propos réalistes qui font mouche. « Parfois, quand j'essaie de comprendre ce qui se passe dans le monde, je me surprends à penser à de la colle. » Roman perçu par une femme que chacun utilise à sa manière, d'où son prénom mutilé chaque fois que l'un d'eux recourt à sa générosité. Même son mari se rendra compte que Georgie n'est plus la femme qui se tracassait pour des futilités.
L'action se déroule en six mois, à Londres, entre l'automne et le printemps. Temps nécessaire à Georgie pour mesurer la bêtifiante sottise humaine. Essayer de recoller ce qui en vaut la peine en philosophant sur les attraits des adhésifs, vaste métaphore décryptant les relations interpersonnelles. En dernier recours, après avoir réussi à réconcilier ceux et celles qui, victimes d'un passé houleux, ne pensaient pas que le pardon fût possible. Georgie, elle aussi aux prises avec une famille récalcitrante, comprend que « tout est étroitement lié, maintenu par une force mystérieuse, que l'on peut appeler colle, si l'on veut. » Elle spécifie « les baleines et les dauphins, les Palestiniens et les juifs, les forêts tropicales, les chats de gouttière, les grandes demeures et les villages de mineurs. »
L'humour omniprésent, soutenant magistralement le récit, se révèle la grande porte de sortie lorsque les différences, si difficiles à admettre, nous font planer au-dessus de toute indulgence ; elles nous initient à la détestation plutôt qu'à nous délasser dans une paisible cohabitation, Georgie parvenant à disséminer dans l'esprit surchauffé des antagonistes des soupçons de douceur.
Toutefois, le titre original We are all made of glue, convient mieux aux pertinences de l'histoire que sa traduction en français. À lire pendant les chaudes journées estivales pour ajouter à nos bonheurs de lecture !
Des adhésifs dans le monde moderne, Marina Lewycka
traduit de l'anglais (Royaume-Uni) par Sabine Porte
éditions Alto, Québec, 2011, 585 pages
L'action se déroule en six mois, à Londres, entre l'automne et le printemps. Temps nécessaire à Georgie pour mesurer la bêtifiante sottise humaine. Essayer de recoller ce qui en vaut la peine en philosophant sur les attraits des adhésifs, vaste métaphore décryptant les relations interpersonnelles. En dernier recours, après avoir réussi à réconcilier ceux et celles qui, victimes d'un passé houleux, ne pensaient pas que le pardon fût possible. Georgie, elle aussi aux prises avec une famille récalcitrante, comprend que « tout est étroitement lié, maintenu par une force mystérieuse, que l'on peut appeler colle, si l'on veut. » Elle spécifie « les baleines et les dauphins, les Palestiniens et les juifs, les forêts tropicales, les chats de gouttière, les grandes demeures et les villages de mineurs. »
L'humour omniprésent, soutenant magistralement le récit, se révèle la grande porte de sortie lorsque les différences, si difficiles à admettre, nous font planer au-dessus de toute indulgence ; elles nous initient à la détestation plutôt qu'à nous délasser dans une paisible cohabitation, Georgie parvenant à disséminer dans l'esprit surchauffé des antagonistes des soupçons de douceur.
Toutefois, le titre original We are all made of glue, convient mieux aux pertinences de l'histoire que sa traduction en français. À lire pendant les chaudes journées estivales pour ajouter à nos bonheurs de lecture !
Des adhésifs dans le monde moderne, Marina Lewycka
traduit de l'anglais (Royaume-Uni) par Sabine Porte
éditions Alto, Québec, 2011, 585 pages