Pendant une minute, on oublie les fureurs du monde. On pense à soi, au roman, Des trains qu'on rate, qu'on vient de publier dans la nouvelle maison d'édition numérique "Le Chat qui Louche", créée et dirigée par l'écrivaine Dany Tremblay, à Chicoutimi. La minute est passée, on revient aux rumeurs de la ville. On a lu La concession, roman signé Marc Ory.
Paris, en l'an 2030. Depuis deux ans, la capitale est occupée par les Chinois. Une concession de l'envahisseur s'est établie sur l'île Saint-Louis, « corps étranger que rejetait la France. » Comme il est de rigueur en de pareilles circonstances, collaborateurs, résistants, espions, agents doubles se démènent en cette histoire insolite. Prise pour cible, une famille française, les Lamaury, témoignera des difficultés qui pèsent sur chacun des membres. Famille composée surtout de femmes : la grand-mère Adélaïde de Castelvieil, « pénétrée de culture chinoise », conférencière au musée Guimet. Se montrant trop souvent en compagnie du professeur Ping, de qui elle suit les cours au Collège de France, elle est considérée comme une traîtresse. Veille sur son bien-être son robot de compagnie, Alfred. Il y a aussi Émilie, sa fille, dépressive depuis que son mari s'est défenestré. Camille et Petit Pierre, enfants d'Émilie. Camille a vingt-trois ans, bardée de diplômes en art, elle « allait commencer un stage au nouveau Musée des arts de la Chine. » Petit Pierre, dix ans, est atteint de leucémie. Les uns et les autres seront prétextes à faire entrer en scène des personnages équivoques, comme Léopold Francœur. Diplômé du conservatoire, il se contente de jouer du triangle, gagne sa vie en tirant un « pousse-pousse pour l'occupant. » Héloïse Lambert, conservatrice du Musée de la chasse et de la nature, joue un rôle obscur auprès de Camille. Yu Chi Ming, homme métissé. Sa mère est une juive de Hong-Kong, son père, un Chinois han. Aventure sans lendemain de laquelle naîtra l'enfant. Abandonné par sa mère, placé chez un cousin de son père, qui le maltraite ; méprisé par ses compatriotes, Yu Chi Ming, enfant surdoué, envers et contre tous, atteindra le poste prestigieux d'architecte en chef du Musée d'art chinois, à Paris. Le hasard et un cerf-volant mettront Camille sur sa route... On ne peut passer sous silence la très sensuelle Roxanne Mathoss. Elle aussi est métissée mais contrairement à Yu Chi Ming, elle utilise cet atout avec perversité. Designer et styliste, elle laisse dans son sillage de sulfureuses petites culottes en soie noire. Signature d'une femme fatale, chef incontestée de la résistance. En arrière-plan se dessinent les ombres d'êtres néfastes qui détiennent le pouvoir d'un monde désaccordé, pusillanime. Jusqu'au dénouement déboulant aux accents d'une valse, aux grondements du tonnerre. La foudre s'érigera en justicière...
En parallèle avec ces événements dignes d'une tragédie shakespearienne, la grand-mère Adélaïde lit à son petit-fils, Pierre, une correspondance que s'échangent deux jeunes Français en l'an 1926. Lettres de Maurice, né en Chine et y demeurant, qu'il adresse à son cousin Guillaume. Maurice dépeint l'empire du Milieu d'alors, les trois guerres de l'opium, la guerre des Boxers, la révolte des Tai Ping, les épreuves d'une Chine exploitée par les Occidentaux. Maurice a un frère qui, semblable à Petit Pierre, est atteint de leucémie, mal qui le tuera. Les deux enfants ont en commun la passion des cerfs-volants. Les dernières lettres de Maurice nous apprendront qu'il s'est épris passionnément d'une jeune Chinoise, amour condamné en ces temps exaltés par l'intolérance patriotique.
Après avoir refermé le roman, on se pose une question, sinon plusieurs. Que viennent faire dans ce texte les lettres de Maurice adressées à son cousin Guillaume ? Servent-elles d'allégation à Marc Ory pour faire part au lecteur des calamités qu'a subi l'empire du Milieu au cours de diverses invasions ? Pourtant, des tics d'érudition encombrent le récit contemporain, se plaquant sur les protagonistes aux prises avec des complots ourdis par de farouches partisans, comme il en existe dans tous les pays victimes de conflits accablants. L'occupation de Paris par les Chinois en 2030 n'est pas sans rappeler l'occupation allemande en France, durant la Deuxième Guerre mondiale : délations impitoyables, représailles extrémistes. Les femmes, amantes de l'éventuel ennemi, sont tondues sans distinction de classe. Il y a aussi la lettre de Rébecca, mère de Yu Chi Ming, réfugiée à Tel Aviv, à sa meilleure amie restée à Hong Kong. Que recèle-t-elle ? Encore des anecdotes historiques chinoises et le parcours d'une femme téméraire, plutôt irresponsable...
Roman qui aurait mérité d'être dépouillé de nombreux faits épisodiques ayant trait à la civilisation chinoise. S'il est agréable à lire pour ceux et celles que la Chine intéresse, il risque de lasser des lecteurs qui cherchent une histoire originale d'aventures et d'amour. Il aurait fallu que l'historisme soit davantage intégré à l'action, alors qu'il est constamment narré dans des dialogues ou mentionné dans des lettres. Parfois hors contexte, comme la polémique existant autour de l'armée de terre cuite du premier empereur, Quin Shi Huangdi... Quelles étaient au juste les intentions de Marc Ory ? Le tout rassemblé, équilibré, aurait abouti à un excellent roman, ce qui, hélas, se délaie ici dans des considérations bavardes, minimisant l'ampleur humaine de femmes et d'hommes défendant un idéal rarement remis en cause...
La concession, Marc Ory
Éditions Triptyque, Montréal, 2011, 203 pages
Critique de livres, romans, nouvelles, récits.
Écrire est un acte d'amour. S'il ne l'est pas, il n'est qu'écriture. Jean Cocteau
lundi 31 octobre 2011
lundi 24 octobre 2011
Les deux tours infernales *** 1/2
Scandales politiques et financiers. Attentats terroristes. Prises d'otages rançonnées. Guérillas partisanes meurtrières. Réseaux de prostitution et de drogue. Pédophilie et travail des enfants. Famine et maladies endémiques. Mépris des différences. Litanie incomplète... Ce matin, on a lu que, en l'an 2100, neuf à dix milliards d'humains encombreraient la Terre. En attendant stoïquement pareil étouffement, on se pose une question : où est l'Homme ? On a terminé de lire le premier roman d'Annie Dulong, Onze.
Le mardi 11 septembre 2001, près de trois mille personnes sont mortes lors des attentats-suicides perpétrés sur les tours jumelles du World Trade Center, à New York. Consternée et fascinée par ce tragique événement, Annie Dulong a cerné le sujet à partir de deux climats intérieurs : celui des tours avant leur effondrement, celui des personnages décryptant des fragments existentiels avant de mourir. Les humains étant imparfaits, l'écrivaine a fait confiance à l'imaginaire, donnant la parole, conscience psychologique à l'appui, à onze d'entre eux, s'interrogeant sur leurs dernières pensées, leurs derniers espoirs. Mais aussi sur le dernier refuge, soit le cocon vital. Leurs réussites et leurs manques. Leurs regrets de ne plus pouvoir réparer ce qui aurait pu l'être. Comme si le temps s'avérait éternel.
Le roman se divise subtilement en deux parties. Pendant et après la tragédie. La voix d'une photographe ouvre le récit en pleurant sur la mort de son frère, Andrew, marié à Mélanie, père d'un petit enfant. Dans une des tours, il réparait un ascenseur. « Peter. Eva. Idiots amoureux » font connaissance, sans pour autant échapper aux forces hostiles. Tout au long du récit, ils interviendront, adoucissant la douleur de ceux et celles qui préservent leurs ultimes instants dans les étages en feu, les escaliers de secours, certains, à demi asphyxiés, se jetant par les fenêtres. Eileen, compagne d'Andrea, maman de Meredith, attend un deuxième enfant. Danny, conducteur de trains, s'inquiète pour son frère qui travaille dans un bureau de la tour Nord. Antonia téléphone à son père égocentrique, lui annonce, révoltée, qu'elle va mourir. Ginny Cooper, mariée depuis seize ans, mère de deux fils, descend l'escalier du quarante-septième étage, rêve de rentrer chez elle. Mabel, « collectionneuse d'ironies en tout genre ». Éprise d'escalades, ses collègues la considèrent comme une première de cordée, se fiant à son esprit d'initiative. Alors qu'elle aurait dû déguerpir, elle les entraîne vers leurs bureaux. Marik, jeune employé, amoureux de Mabel. Frank, l'irascible comptable. Maya joint son mari Hector, puis se lance par une fenêtre. On ne nommera pas les onze personnages dressés par l'auteure, chacun a sa vie propre, réduite au pire ; blessés, hagards, plusieurs ignorant ce qui se passe. Des cris, des appels à l'aide, les craquements de murs qui s'affaissent, les horrifient. « Un nuage de débris », des flots lugubres de papier s'envolent au-delà des fenêtres ; des flammes surgissent, des tonnes de poussière noire, une fumée lourde, l'air se raréfie... Durant deux heures, avant que les tours s'écroulent, les victimes s'emploieront à explorer des épisodes faillibles personnels : ruptures en suspens, erreurs de jugement ; des maris floués, des épouses trahies, des enfants compréhensifs. Des vieux parents exigeants qui ne comprennent pas bien pourquoi ils vont rester seuls. Hommes et femmes restaurent une existence, comme si recommencer était possible. Hors de leur situation désespérée, ils auraient agi dans la continuité d'actes automatiques, ne pensant pas que la mort les poursuivait inexorablement. Nul n'a eu le temps d'analyser les raisons d'un questionnement particulier, les astreignant, jusqu'au dernier souffle, à se remémorer les visages familiers. Temps à rebours télescopant les tours ravagées, cimetière hallucinant de chair calcinée, de corps démembrés.
Il y a aussi l'après de la catastrophe. Ceux qui sont morts en ont fini avec la terreur, les souffrances. Ils ont atteint un univers inaccessible, ont pardonné. Quoi ? Nous ne savons trop ce que la perte de l'autre engendrera d'inachèvement, seul l'amour et le doute subsisteront. Des noms défilent à toute allure, le cœur battant trop vite, la respiration haletante pour évoquer les disparus. Mélanie, Alex, Andrea, Hélène s'insurgent contre le malheur et l'abandon. Puis, se soumettent à l'atrocité d'un désastre imparable. Malgré eux, quelques-uns n'ont pas péri : Marik, vivant avec Maira, s'en voudra toujours de ne pas avoir sauvé Mabel. Cela valait-il la peine d'avoir franchi tant d'obstacles pour en arriver à détester Maira ? Alex qui, errant dans la ville, tourne en rond autour de la rancune qu'il éprouve contre les injustices commises par son père, assommé sous un mur de béton, envers lui et son frère Christian.
Roman — en est-il un ? — intelligent, émouvant. Annie Dulong s'est magnifiquement imprégnée de pudeur et de dignité, sans aucune mièvrerie, pour décrire symboliquement le martyre qu'on subi près de trois mille personnes reflétées dans le regard lucide, parce que humilié, de onze témoins imaginaires. La voix de la photographe ouvrant le récit le referme, se joignant à la voix d'Andrea, la compagne d'Eileen. Annie Dulong semble les avoir placées là, chœur privé se lamentant, tels les débris de Challenger, ligne filiforme et lumineuse, atteignant le firmament ou plus réaliste, « s'éparpillant à des kilomètres à la ronde. » L'écriture, élégante, poétique, le ton toujours mesuré, innove une sourde musique obsédante, requiem intime témoignant de la disparition d'humains innocents, et celle d'un monde qui, depuis ce macabre événement historique, n'a plus jamais été le même.
Onze, Annie Dulong
Éditions l'Hexagone, Montréal, 2011, 149 pages
Le mardi 11 septembre 2001, près de trois mille personnes sont mortes lors des attentats-suicides perpétrés sur les tours jumelles du World Trade Center, à New York. Consternée et fascinée par ce tragique événement, Annie Dulong a cerné le sujet à partir de deux climats intérieurs : celui des tours avant leur effondrement, celui des personnages décryptant des fragments existentiels avant de mourir. Les humains étant imparfaits, l'écrivaine a fait confiance à l'imaginaire, donnant la parole, conscience psychologique à l'appui, à onze d'entre eux, s'interrogeant sur leurs dernières pensées, leurs derniers espoirs. Mais aussi sur le dernier refuge, soit le cocon vital. Leurs réussites et leurs manques. Leurs regrets de ne plus pouvoir réparer ce qui aurait pu l'être. Comme si le temps s'avérait éternel.
Le roman se divise subtilement en deux parties. Pendant et après la tragédie. La voix d'une photographe ouvre le récit en pleurant sur la mort de son frère, Andrew, marié à Mélanie, père d'un petit enfant. Dans une des tours, il réparait un ascenseur. « Peter. Eva. Idiots amoureux » font connaissance, sans pour autant échapper aux forces hostiles. Tout au long du récit, ils interviendront, adoucissant la douleur de ceux et celles qui préservent leurs ultimes instants dans les étages en feu, les escaliers de secours, certains, à demi asphyxiés, se jetant par les fenêtres. Eileen, compagne d'Andrea, maman de Meredith, attend un deuxième enfant. Danny, conducteur de trains, s'inquiète pour son frère qui travaille dans un bureau de la tour Nord. Antonia téléphone à son père égocentrique, lui annonce, révoltée, qu'elle va mourir. Ginny Cooper, mariée depuis seize ans, mère de deux fils, descend l'escalier du quarante-septième étage, rêve de rentrer chez elle. Mabel, « collectionneuse d'ironies en tout genre ». Éprise d'escalades, ses collègues la considèrent comme une première de cordée, se fiant à son esprit d'initiative. Alors qu'elle aurait dû déguerpir, elle les entraîne vers leurs bureaux. Marik, jeune employé, amoureux de Mabel. Frank, l'irascible comptable. Maya joint son mari Hector, puis se lance par une fenêtre. On ne nommera pas les onze personnages dressés par l'auteure, chacun a sa vie propre, réduite au pire ; blessés, hagards, plusieurs ignorant ce qui se passe. Des cris, des appels à l'aide, les craquements de murs qui s'affaissent, les horrifient. « Un nuage de débris », des flots lugubres de papier s'envolent au-delà des fenêtres ; des flammes surgissent, des tonnes de poussière noire, une fumée lourde, l'air se raréfie... Durant deux heures, avant que les tours s'écroulent, les victimes s'emploieront à explorer des épisodes faillibles personnels : ruptures en suspens, erreurs de jugement ; des maris floués, des épouses trahies, des enfants compréhensifs. Des vieux parents exigeants qui ne comprennent pas bien pourquoi ils vont rester seuls. Hommes et femmes restaurent une existence, comme si recommencer était possible. Hors de leur situation désespérée, ils auraient agi dans la continuité d'actes automatiques, ne pensant pas que la mort les poursuivait inexorablement. Nul n'a eu le temps d'analyser les raisons d'un questionnement particulier, les astreignant, jusqu'au dernier souffle, à se remémorer les visages familiers. Temps à rebours télescopant les tours ravagées, cimetière hallucinant de chair calcinée, de corps démembrés.
Il y a aussi l'après de la catastrophe. Ceux qui sont morts en ont fini avec la terreur, les souffrances. Ils ont atteint un univers inaccessible, ont pardonné. Quoi ? Nous ne savons trop ce que la perte de l'autre engendrera d'inachèvement, seul l'amour et le doute subsisteront. Des noms défilent à toute allure, le cœur battant trop vite, la respiration haletante pour évoquer les disparus. Mélanie, Alex, Andrea, Hélène s'insurgent contre le malheur et l'abandon. Puis, se soumettent à l'atrocité d'un désastre imparable. Malgré eux, quelques-uns n'ont pas péri : Marik, vivant avec Maira, s'en voudra toujours de ne pas avoir sauvé Mabel. Cela valait-il la peine d'avoir franchi tant d'obstacles pour en arriver à détester Maira ? Alex qui, errant dans la ville, tourne en rond autour de la rancune qu'il éprouve contre les injustices commises par son père, assommé sous un mur de béton, envers lui et son frère Christian.
Roman — en est-il un ? — intelligent, émouvant. Annie Dulong s'est magnifiquement imprégnée de pudeur et de dignité, sans aucune mièvrerie, pour décrire symboliquement le martyre qu'on subi près de trois mille personnes reflétées dans le regard lucide, parce que humilié, de onze témoins imaginaires. La voix de la photographe ouvrant le récit le referme, se joignant à la voix d'Andrea, la compagne d'Eileen. Annie Dulong semble les avoir placées là, chœur privé se lamentant, tels les débris de Challenger, ligne filiforme et lumineuse, atteignant le firmament ou plus réaliste, « s'éparpillant à des kilomètres à la ronde. » L'écriture, élégante, poétique, le ton toujours mesuré, innove une sourde musique obsédante, requiem intime témoignant de la disparition d'humains innocents, et celle d'un monde qui, depuis ce macabre événement historique, n'a plus jamais été le même.
Onze, Annie Dulong
Éditions l'Hexagone, Montréal, 2011, 149 pages
mardi 11 octobre 2011
Éternel masculin ! ****
Des photos datant d'une trentaine d'années nous ont enveloppée d'une chape de souvenirs, pour ne pas dire de nostalgie et, surtout, d'une jeunesse disparue. On se souvient avec émotion du monde insouciant dans lequel on se complaisait : des projets remis sans cesse à plus tard, des voyages entrepris à l'ombre d'un catalpa, d'amours exaltées par l'absence et le rêve. Depuis, on a écrit dans un roman : « Vieillir, c'est être jeune autrement. » On a lu le dernier ouvrage de Donald Alarie, J'attends ton appel.
David Parent nous revient en force et en douceur. Depuis que son auteur l'a transformé en personnage. En écrivain, en homme à tout faire. Nous retrouvons les hommes et les femmes que David côtoie dans la petite ville où il réside. Nous nous familiarisons à nouveau avec ses proches, scrutant leur cheminement quotidien. Des anecdotes journalières ajoutent un maillon solide à la chaîne ininterrompue de l'existence, qu'elles trament des bonheurs et malheurs que nous essuyons au cours du temps qui coule. On n'ose parler de l'histoire que dépeint Donald Alarie, tant elle rassemble des éléments simples, parfois crédules, pour explorer le cœur d'un homme épris de deux femmes. Hésitation, défection, questionnement, autant de prétextes à se dérober lorsqu'il s'agit de planifier un soupçon de bien-être amoureux lors du dernier tour d'une existence bien remplie.
David a atteint l'âge où la paix, la tolérance, la camaraderie sont parmi les priorités convenant aux soixante-cinq années qui ont laissé sur la chair et les os, le cœur et l'âme, leur lot de quiétude mais aussi leur tribut de souffrance. Naissance et mort, mariage et divorce, promesse et trahison, ce sont les prix à payer pour soutenir les désagréments qui façonnent les expériences humaines. Complexité et confusion des sentiments quand David oscille entre Yolande avec laquelle il entretient une liaison houleuse depuis une douzaine d'années, Colette de qui il a fait la connaissance trois mois plus tôt alors qu'il effectuait des réparations dans sa maison. Yolande et Colette, l'envers et le revers de destins opposés. Yolande, l'aventureuse, qui ne peut se passer des hommes « en moyens » que le hasard distribue sur sa route, Colette, sédentaire et fidèle, divorcée d'un joueur compulsif. Leur personnalité se complète, s'enchevêtre suffisamment pour troubler les journées et les nuits de David qui, faisant preuve de sérénité, savoure les instants prospères que les heures rondes lui offrent. Sa patience généreuse envers Yolande sera le point déclencheur de la conclusion qui s'impose. Il faut tôt ou tard que les inconvenances, les maladresses que nous commettons se cautérisent ; nous devons protéger les êtres qui nous aiment, n'attendent que le meilleur de nous. C'est la part lumineuse que David utilise, ne perdant jamais de vue que le temps s'étrécit, pour aller vers ceux qui ont besoin de lui, de ses gestes tranquilles, de son regard chaleureux. Si Antoine, l'ami de toujours, et Thomas, le père handicapé de Benoît, interviennent sans faillir, ces deux-là combattant des lacunes épineuses de leur existence, il n'en demeure pas moins que David, subtil et discret, s'interroge sur les nécessités de ces deux hommes lucides. Ainsi, le roman de Donald Alarie, loin des modes et du bruit éphémère qui les accompagne, rythme ses accords au son du jazz ; mélodieux périple apaisant quand David se démène avec les péripéties que concoctent les allers-retours impromptus de Yolande, tenant au bout de son bras sa symbolique petite valise. Mais un jour, tel le dénouement souriant d'une fable, arrive ce qui devait se produire. Yolande et Colette, qui a passé la nuit chez David, se rencontrent inopinément. Embarras de l'amant qui lui fait dire intérieurement : « Eh bien, mon vieux, tu as couru après... » Complicité latente des deux femmes qui se posent mutuellement des questions. Après que des petites lâchetés ont été réglées, l'incident grossier les obligera, tous les trois, à faire un choix décisif.
On n'a pas évoqué l'étonnante sensualité, et l'humour, enjolivant plusieurs chapitres. Que l'amour se fasse avec Yolande ou Colette, se dise avec des mots éternels, un flot de tendresse hétérogène compose cette histoire rebattue, unique, puisque l'amour y domine. Donald Alarie dépeint des « grands et petits malheurs » que chacun d'entre nous traverse, que chacun d'entre nous dissipe, le temps éminçant les couches successives de nos épreuves. Il faut avoir acquis un talent exceptionnel — tout s'apprend — pour épurer ce qui en vaut la peine, parvenir à une telle maîtrise de l'écriture, le pouvoir des mots s'avére étouffant quand trop envahissant. L'habileté créatrice de Donald Alarie rappelle ces chanteurs qui, sur scène, usent de leur voix, de leurs textes pour envoûter un public admiratif. Nul besoin d'apparat critique, de paillettes et de strass, de pots fumigènes pour dissimuler la banalité de chansons futiles. Un air de jazz suffira, que, émus, nous écoutons en refermant le roman d'un écrivain hors de pair.
J'attends ton appel, Donald Alarie
XYZ éditeur, Montréal, 2011, 132 pages
David Parent nous revient en force et en douceur. Depuis que son auteur l'a transformé en personnage. En écrivain, en homme à tout faire. Nous retrouvons les hommes et les femmes que David côtoie dans la petite ville où il réside. Nous nous familiarisons à nouveau avec ses proches, scrutant leur cheminement quotidien. Des anecdotes journalières ajoutent un maillon solide à la chaîne ininterrompue de l'existence, qu'elles trament des bonheurs et malheurs que nous essuyons au cours du temps qui coule. On n'ose parler de l'histoire que dépeint Donald Alarie, tant elle rassemble des éléments simples, parfois crédules, pour explorer le cœur d'un homme épris de deux femmes. Hésitation, défection, questionnement, autant de prétextes à se dérober lorsqu'il s'agit de planifier un soupçon de bien-être amoureux lors du dernier tour d'une existence bien remplie.
David a atteint l'âge où la paix, la tolérance, la camaraderie sont parmi les priorités convenant aux soixante-cinq années qui ont laissé sur la chair et les os, le cœur et l'âme, leur lot de quiétude mais aussi leur tribut de souffrance. Naissance et mort, mariage et divorce, promesse et trahison, ce sont les prix à payer pour soutenir les désagréments qui façonnent les expériences humaines. Complexité et confusion des sentiments quand David oscille entre Yolande avec laquelle il entretient une liaison houleuse depuis une douzaine d'années, Colette de qui il a fait la connaissance trois mois plus tôt alors qu'il effectuait des réparations dans sa maison. Yolande et Colette, l'envers et le revers de destins opposés. Yolande, l'aventureuse, qui ne peut se passer des hommes « en moyens » que le hasard distribue sur sa route, Colette, sédentaire et fidèle, divorcée d'un joueur compulsif. Leur personnalité se complète, s'enchevêtre suffisamment pour troubler les journées et les nuits de David qui, faisant preuve de sérénité, savoure les instants prospères que les heures rondes lui offrent. Sa patience généreuse envers Yolande sera le point déclencheur de la conclusion qui s'impose. Il faut tôt ou tard que les inconvenances, les maladresses que nous commettons se cautérisent ; nous devons protéger les êtres qui nous aiment, n'attendent que le meilleur de nous. C'est la part lumineuse que David utilise, ne perdant jamais de vue que le temps s'étrécit, pour aller vers ceux qui ont besoin de lui, de ses gestes tranquilles, de son regard chaleureux. Si Antoine, l'ami de toujours, et Thomas, le père handicapé de Benoît, interviennent sans faillir, ces deux-là combattant des lacunes épineuses de leur existence, il n'en demeure pas moins que David, subtil et discret, s'interroge sur les nécessités de ces deux hommes lucides. Ainsi, le roman de Donald Alarie, loin des modes et du bruit éphémère qui les accompagne, rythme ses accords au son du jazz ; mélodieux périple apaisant quand David se démène avec les péripéties que concoctent les allers-retours impromptus de Yolande, tenant au bout de son bras sa symbolique petite valise. Mais un jour, tel le dénouement souriant d'une fable, arrive ce qui devait se produire. Yolande et Colette, qui a passé la nuit chez David, se rencontrent inopinément. Embarras de l'amant qui lui fait dire intérieurement : « Eh bien, mon vieux, tu as couru après... » Complicité latente des deux femmes qui se posent mutuellement des questions. Après que des petites lâchetés ont été réglées, l'incident grossier les obligera, tous les trois, à faire un choix décisif.
On n'a pas évoqué l'étonnante sensualité, et l'humour, enjolivant plusieurs chapitres. Que l'amour se fasse avec Yolande ou Colette, se dise avec des mots éternels, un flot de tendresse hétérogène compose cette histoire rebattue, unique, puisque l'amour y domine. Donald Alarie dépeint des « grands et petits malheurs » que chacun d'entre nous traverse, que chacun d'entre nous dissipe, le temps éminçant les couches successives de nos épreuves. Il faut avoir acquis un talent exceptionnel — tout s'apprend — pour épurer ce qui en vaut la peine, parvenir à une telle maîtrise de l'écriture, le pouvoir des mots s'avére étouffant quand trop envahissant. L'habileté créatrice de Donald Alarie rappelle ces chanteurs qui, sur scène, usent de leur voix, de leurs textes pour envoûter un public admiratif. Nul besoin d'apparat critique, de paillettes et de strass, de pots fumigènes pour dissimuler la banalité de chansons futiles. Un air de jazz suffira, que, émus, nous écoutons en refermant le roman d'un écrivain hors de pair.
J'attends ton appel, Donald Alarie
XYZ éditeur, Montréal, 2011, 132 pages
lundi 3 octobre 2011
Voix d'ombre et de lumière ***
Ciel gris ardoisé, ciel bleu azur. En levant le nez, on se dit que ces teintes changeantes ressemblent à celles de la vie. Un jour bleu, un jour gris, comme nous le mentionnons couramment. Il n'empêche qu'au-dessous du ciel, les humains fonctionnent au rythme de leurs humeurs. De généreuses qui leur font tendre la main vers un sans-abri, de mauvaises qui leur font tourner la tête vers des réussites aléatoires. Négliger la misère dispersée au ras de l'asphalte. On a lu Thure, premier roman de Thierry Leuzy.
Trois générations d'hommes et de femmes démultipliées par la voix mentale d'un agonisant. Sur son ventre se tient son fils, Thure, que son épouse, Mijeanne, après avoir accouché, a posé là pour qu'il s'imprègne de l'esprit paternel. Le mourant se prénomme Arthur, il est le fils de Mika et d'un homme haineux, secret qui sera dévoilé dix-sept ans plus tard quand Arthur émettra le désir de rentrer dans l'armée. Après la mort de sa mère et de sa grand-mère Kay, il sera élevé par son grand-père Youri Michoustine, qui avait été danseur aux Ballets russes avant de s'exiler au Canada. Au fur et à mesure que le temps s'écoule, qu'il délie les chagrins du moribond, et les apaise, Thure intervient. Il a trente-trois ans, est père de Fay, fillette de dix ans. Sculpteur, il vit où son père, « faisait jadis les décors pour les spectacles de l'Académie. » À la suite d'un grave accident, Arthur est tombé dans un coma profond. Son enfant naissant étendu sur sa chair anéantie, il ne cessera de déployer le passé pour que Thure n'oublie pas d'où il vient, et surtout pour qu'il sache de qui, lui, Arthur, a été l'enfant. De l'héroïsme de sa mère Mika, de l'insoutenable douleur de Papi Youri qui, malgré l'horreur, a dû apprendre à l'aimer. Il lui a fallu cinq années pour juguler la répulsion qu'il éprouve lorsqu'il se rappelle Mika, sa fille torturée et violée par les nazis. Cinq années pendant lesquelles il placera Arthur dans une famille d'accueil en province française. Quand il le reprendra, une indéfectible histoire d'amour se tissera entre l'homme et l'enfant. Arrêt provisoire à Marseille avant d'embarquer pour le Canada — admirable traversée — où les attend un rabbin dont la fille a été sauvée grâce au sacrifice de Mika.
L'histoire est parsemée de sentiments indéfinissables, ricochant d'un côté et de l'autre. Entremêlant ce qui a été, ce qui ne sera jamais plus. Regard nostalgique pénétrant les êtres et les choses, regard englobant l'amour humain lorsqu'il est réparti entre des individus malmenés par des peurs viscérales, par les maladresses du corps qui doit apprendre la perfectible beauté du mouvement. Le tremblotement des paroles. C'est souvent en sourdine qu'Arthur s'adresse à son fils, craignant peut-être de l'éveiller aux turpitudes de l'existence. Plus tard, Thure se remémorera le parcours intense de son grand-père, celui de son père, lorsqu'ils décrivent des femmes, des lieux, des figures propres à la danse. Si parfois la voix de Thure interfère celle de son père, elles établissent un écho porté par des souvenirs toujours prégnants. Cependant, un flou demeure, évitant une idéalisation des personnages, un encombrement du passé dans le présent. Ainsi, quand Thure déambule un soir dans une ruelle « las d'écarteler [sa] solitude aux quatre coins du studio », et qu'il fait la connaissance d'un monde interlope, nous ne savons trop quelle est la part du songe ou du cauchemar. Déambulation envoûtante renforcée par la mélancolie de la disparition éthérée de Papi Youri, dépeinte par Arthur. Se cogner à des couloirs graffités de bonheurs et de chagrin, affermis par le charme slave que dégagent profondément ces hommes et ces femmes, ces dernières très souvent héroïques, demeurent parmi les plus belles pages du roman.
Ce long récit concentre les flétrissures d'une enfance passionnée pour la danse, pour le théâtre, très tôt encouragée par un grand-père meurtri par les aberrations d'une guerre qui le touchera jusque dans son âme. Une grandeur née de souffrances que seuls les Européens d'une certaine génération ont engrangée dans leurs gènes, comme si d'y pourvoir servait d'antidote aux embûches survenant inévitablement dans une existence. Nous avons l'impression qu'à travers des phrases chiffonnées par une poésie lyrique, exultent des scènes hallucinatoires entrecoupées de courtes séquences dans lesquelles Thure se démène du mieux qu'il peut, tenant par la main sa fille Fay qui, elle, partage ses jeunes années entre un père et une mère séparés, dispersés dans leurs propres codes. Autre temps, autre danse que Fay doit exécuter, laissant provisoirement de côté les intermittences du passé, plus accessibles que les méandres de la mémoire blessée par de trop douloureuses confidences.
On recommande la lecture de ce roman pour ce qu'il nous apprend encore et encore des méfaits humains mais, aussi, la capacité des hommes à renouer avec la chair amoureuse quand les morsures fielleuses d'actes indécents se sont cicatrisées, quand les corps amputés ont enfin trouvé une manière différente de se reconstruire...
Thure, Thierry Leuzy
Les Éditions de la Bagnole, collection Parking
Montréal, 2011, 168 pages
Trois générations d'hommes et de femmes démultipliées par la voix mentale d'un agonisant. Sur son ventre se tient son fils, Thure, que son épouse, Mijeanne, après avoir accouché, a posé là pour qu'il s'imprègne de l'esprit paternel. Le mourant se prénomme Arthur, il est le fils de Mika et d'un homme haineux, secret qui sera dévoilé dix-sept ans plus tard quand Arthur émettra le désir de rentrer dans l'armée. Après la mort de sa mère et de sa grand-mère Kay, il sera élevé par son grand-père Youri Michoustine, qui avait été danseur aux Ballets russes avant de s'exiler au Canada. Au fur et à mesure que le temps s'écoule, qu'il délie les chagrins du moribond, et les apaise, Thure intervient. Il a trente-trois ans, est père de Fay, fillette de dix ans. Sculpteur, il vit où son père, « faisait jadis les décors pour les spectacles de l'Académie. » À la suite d'un grave accident, Arthur est tombé dans un coma profond. Son enfant naissant étendu sur sa chair anéantie, il ne cessera de déployer le passé pour que Thure n'oublie pas d'où il vient, et surtout pour qu'il sache de qui, lui, Arthur, a été l'enfant. De l'héroïsme de sa mère Mika, de l'insoutenable douleur de Papi Youri qui, malgré l'horreur, a dû apprendre à l'aimer. Il lui a fallu cinq années pour juguler la répulsion qu'il éprouve lorsqu'il se rappelle Mika, sa fille torturée et violée par les nazis. Cinq années pendant lesquelles il placera Arthur dans une famille d'accueil en province française. Quand il le reprendra, une indéfectible histoire d'amour se tissera entre l'homme et l'enfant. Arrêt provisoire à Marseille avant d'embarquer pour le Canada — admirable traversée — où les attend un rabbin dont la fille a été sauvée grâce au sacrifice de Mika.
L'histoire est parsemée de sentiments indéfinissables, ricochant d'un côté et de l'autre. Entremêlant ce qui a été, ce qui ne sera jamais plus. Regard nostalgique pénétrant les êtres et les choses, regard englobant l'amour humain lorsqu'il est réparti entre des individus malmenés par des peurs viscérales, par les maladresses du corps qui doit apprendre la perfectible beauté du mouvement. Le tremblotement des paroles. C'est souvent en sourdine qu'Arthur s'adresse à son fils, craignant peut-être de l'éveiller aux turpitudes de l'existence. Plus tard, Thure se remémorera le parcours intense de son grand-père, celui de son père, lorsqu'ils décrivent des femmes, des lieux, des figures propres à la danse. Si parfois la voix de Thure interfère celle de son père, elles établissent un écho porté par des souvenirs toujours prégnants. Cependant, un flou demeure, évitant une idéalisation des personnages, un encombrement du passé dans le présent. Ainsi, quand Thure déambule un soir dans une ruelle « las d'écarteler [sa] solitude aux quatre coins du studio », et qu'il fait la connaissance d'un monde interlope, nous ne savons trop quelle est la part du songe ou du cauchemar. Déambulation envoûtante renforcée par la mélancolie de la disparition éthérée de Papi Youri, dépeinte par Arthur. Se cogner à des couloirs graffités de bonheurs et de chagrin, affermis par le charme slave que dégagent profondément ces hommes et ces femmes, ces dernières très souvent héroïques, demeurent parmi les plus belles pages du roman.
Ce long récit concentre les flétrissures d'une enfance passionnée pour la danse, pour le théâtre, très tôt encouragée par un grand-père meurtri par les aberrations d'une guerre qui le touchera jusque dans son âme. Une grandeur née de souffrances que seuls les Européens d'une certaine génération ont engrangée dans leurs gènes, comme si d'y pourvoir servait d'antidote aux embûches survenant inévitablement dans une existence. Nous avons l'impression qu'à travers des phrases chiffonnées par une poésie lyrique, exultent des scènes hallucinatoires entrecoupées de courtes séquences dans lesquelles Thure se démène du mieux qu'il peut, tenant par la main sa fille Fay qui, elle, partage ses jeunes années entre un père et une mère séparés, dispersés dans leurs propres codes. Autre temps, autre danse que Fay doit exécuter, laissant provisoirement de côté les intermittences du passé, plus accessibles que les méandres de la mémoire blessée par de trop douloureuses confidences.
On recommande la lecture de ce roman pour ce qu'il nous apprend encore et encore des méfaits humains mais, aussi, la capacité des hommes à renouer avec la chair amoureuse quand les morsures fielleuses d'actes indécents se sont cicatrisées, quand les corps amputés ont enfin trouvé une manière différente de se reconstruire...
Thure, Thierry Leuzy
Les Éditions de la Bagnole, collection Parking
Montréal, 2011, 168 pages