Dans l'euphorique bousculade d'un prochain déménagement, on a mis les romans de côté. La lecture de textes, signés de plusieurs auteurs, convient mieux à notre concentration distraite. On a choisi de lire la dernière livraison de la revue MOEBIUS. Les arbres sont la thématique de ce cent vingt-huitième numéro. Généreuse idée en attendant leur ombre bienfaisante. Qu'elle soit réelle ou fictive, peu importe. On aime que les événements existentiels nous offrent un arbre, même virtuel, contre lequel s'appuyer.
Avant de nous promener au cœur de nouvelles ou de poèmes, on mentionne la richesse originale de l'ensemble des écrits. Les aimant particulièrement, on a été sensible à ce que les arbres inspirent de passion, de méditation, de réconfort. L'humour parfois, telle l'ombre rafraîchissante de hauts noyers ou d'érables, y tient une place privilégiée, nous rappelant qu'un peu de répit plane autour de nos essoufflements. Relief ou frontière, l'exceptionnel poème de Michel Garneau écarte les branches d'une forêt dense. Sylvie Massicotte donne la parole à une jeune femme intriguée par des bribes de conversations échangées avec sa mère, lui révélant à mots couverts l'identité de son père. L'arbre invisible prend ses racines au fond de deux pertes : celle d'une femme abandonnée, celle de sa fille privée d'un père inévitablement idéalisé. Caroline Montpetit nous révèle Les deux amours d'Éloi Sinclair : les livres et les arbres. Ce qui vaut au lecteur l'affectueuse description d'un homme épris de la matière, le narrateur se souvenant des meubles que fabriquait son père, des livres qu'il lisait. Amalgame touchant qui s'intensifie quand, à la mort du père, Éloi taille dans un « grand tronc de bouleau [...] une urne funéraire. » La chair, matière ultime, se nourrira éternellement de la terre. Jean Royer enseigne les mystères de l'arbre et de ses ombres, comment voyager en sa compagnie, comment enfin « un chant nous apaise et nous rassemble au fond du silence. » Conclusion après cette longue traversée d'espérance : « Il nous faut l'amour. » Louise Warren prolonge le poème de Royer, en décrivant la musique des branches, leur cartographie où « se lève le squelette du monde », la joie que procure l'arbre à travers la personne aimée. François Leblanc situe sa nouvelle à l'échangeur Griffith, durant sa réfection. Un jeune inspecteur lui donne des ordres « comme un chien qui jappe » tandis qu'il évoque son frère Paul, agonisant à l'hôpital. Ce dernier a étudié la biologie et les sciences de l'environnement, Francis aimerait lui faire admirer ce qui l'entoure, surtout un arbuste qui s'est enraciné au « creux d'une inaccessible anfractuosité dans la structure de béton [...] » Lutter pour la vie, lutter contre la mort.
Il nous sera malheureusement impossible d'énumérer tous les textes qu'on a aimés parmi le nombre. La nostalgie émanant de la courte nouvelle de Julie Fauteux, l'humour décadent de Laurence Côté-Fournier, la réflexion d'un homme qui a chuté dans une forêt, entendue par Jonathan Bernier. La nouvelle symbolique, Sèves, signée Camille Proulx. Il serait dommage d'en dire davantage, chacun y trouvera son compte. Mais le récit qui nous a enchantée, mêlant prose et poésie, est celui d'Anne Guilbault, Tout a commencé avec les arbres. En quelques pages, en un style élégant, combien humain, pour ne pas dire réaliste, l'auteure a su faire la synthèse du passage désenchanté sur terre d'une femme à son point de non-retour. Prenant son passé à témoin, elle se remémore un « érable argenté ». L'ayant situé en un instant vital de son existence, la narratrice conclut : « Tout finira avec les arbres. » Les pierres, elles-mêmes, n'ont plus de paroles, ce qui la confine dans « l'attente de cette chambre blanche. » Une nouvelle remarquable, tant par le style authentique que par son esthésie palpable.
Il y a longtemps qu'on n'avait lu le numéro d'une revue littéraire aussi intense, rigoureux, diversifié. Une pléiade d'auteurs confirmés, d'autres, plus jeunes, se joignant à eux, enrichissent un déjà impressionnant et magistral répertoire. L'illustration de la page couverture, détail d'une œuvre de Clarence Gagnon, apporte la touche finale pour le parfaire.
Revue MOEBIUS, numéro 128
piloté par Bruno Lemieux
Montréal, 2011, 172 pages