Scandales politiques et financiers. Attentats terroristes. Prises d'otages rançonnées. Guérillas partisanes meurtrières. Réseaux de prostitution et de drogue. Pédophilie et travail des enfants. Famine et maladies endémiques. Mépris des différences. Litanie incomplète... Ce matin, on a lu que, en l'an 2100, neuf à dix milliards d'humains encombreraient la Terre. En attendant stoïquement pareil étouffement, on se pose une question : où est l'Homme ? On a terminé de lire le premier roman d'Annie Dulong, Onze.
Le mardi 11 septembre 2001, près de trois mille personnes sont mortes lors des attentats-suicides perpétrés sur les tours jumelles du World Trade Center, à New York. Consternée et fascinée par ce tragique événement, Annie Dulong a cerné le sujet à partir de deux climats intérieurs : celui des tours avant leur effondrement, celui des personnages décryptant des fragments existentiels avant de mourir. Les humains étant imparfaits, l'écrivaine a fait confiance à l'imaginaire, donnant la parole, conscience psychologique à l'appui, à onze d'entre eux, s'interrogeant sur leurs dernières pensées, leurs derniers espoirs. Mais aussi sur le dernier refuge, soit le cocon vital. Leurs réussites et leurs manques. Leurs regrets de ne plus pouvoir réparer ce qui aurait pu l'être. Comme si le temps s'avérait éternel.
Le roman se divise subtilement en deux parties. Pendant et après la tragédie. La voix d'une photographe ouvre le récit en pleurant sur la mort de son frère, Andrew, marié à Mélanie, père d'un petit enfant. Dans une des tours, il réparait un ascenseur. « Peter. Eva. Idiots amoureux » font connaissance, sans pour autant échapper aux forces hostiles. Tout au long du récit, ils interviendront, adoucissant la douleur de ceux et celles qui préservent leurs ultimes instants dans les étages en feu, les escaliers de secours, certains, à demi asphyxiés, se jetant par les fenêtres. Eileen, compagne d'Andrea, maman de Meredith, attend un deuxième enfant. Danny, conducteur de trains, s'inquiète pour son frère qui travaille dans un bureau de la tour Nord. Antonia téléphone à son père égocentrique, lui annonce, révoltée, qu'elle va mourir. Ginny Cooper, mariée depuis seize ans, mère de deux fils, descend l'escalier du quarante-septième étage, rêve de rentrer chez elle. Mabel, « collectionneuse d'ironies en tout genre ». Éprise d'escalades, ses collègues la considèrent comme une première de cordée, se fiant à son esprit d'initiative. Alors qu'elle aurait dû déguerpir, elle les entraîne vers leurs bureaux. Marik, jeune employé, amoureux de Mabel. Frank, l'irascible comptable. Maya joint son mari Hector, puis se lance par une fenêtre. On ne nommera pas les onze personnages dressés par l'auteure, chacun a sa vie propre, réduite au pire ; blessés, hagards, plusieurs ignorant ce qui se passe. Des cris, des appels à l'aide, les craquements de murs qui s'affaissent, les horrifient. « Un nuage de débris », des flots lugubres de papier s'envolent au-delà des fenêtres ; des flammes surgissent, des tonnes de poussière noire, une fumée lourde, l'air se raréfie... Durant deux heures, avant que les tours s'écroulent, les victimes s'emploieront à explorer des épisodes faillibles personnels : ruptures en suspens, erreurs de jugement ; des maris floués, des épouses trahies, des enfants compréhensifs. Des vieux parents exigeants qui ne comprennent pas bien pourquoi ils vont rester seuls. Hommes et femmes restaurent une existence, comme si recommencer était possible. Hors de leur situation désespérée, ils auraient agi dans la continuité d'actes automatiques, ne pensant pas que la mort les poursuivait inexorablement. Nul n'a eu le temps d'analyser les raisons d'un questionnement particulier, les astreignant, jusqu'au dernier souffle, à se remémorer les visages familiers. Temps à rebours télescopant les tours ravagées, cimetière hallucinant de chair calcinée, de corps démembrés.
Il y a aussi l'après de la catastrophe. Ceux qui sont morts en ont fini avec la terreur, les souffrances. Ils ont atteint un univers inaccessible, ont pardonné. Quoi ? Nous ne savons trop ce que la perte de l'autre engendrera d'inachèvement, seul l'amour et le doute subsisteront. Des noms défilent à toute allure, le cœur battant trop vite, la respiration haletante pour évoquer les disparus. Mélanie, Alex, Andrea, Hélène s'insurgent contre le malheur et l'abandon. Puis, se soumettent à l'atrocité d'un désastre imparable. Malgré eux, quelques-uns n'ont pas péri : Marik, vivant avec Maira, s'en voudra toujours de ne pas avoir sauvé Mabel. Cela valait-il la peine d'avoir franchi tant d'obstacles pour en arriver à détester Maira ? Alex qui, errant dans la ville, tourne en rond autour de la rancune qu'il éprouve contre les injustices commises par son père, assommé sous un mur de béton, envers lui et son frère Christian.
Roman — en est-il un ? — intelligent, émouvant. Annie Dulong s'est magnifiquement imprégnée de pudeur et de dignité, sans aucune mièvrerie, pour décrire symboliquement le martyre qu'on subi près de trois mille personnes reflétées dans le regard lucide, parce que humilié, de onze témoins imaginaires. La voix de la photographe ouvrant le récit le referme, se joignant à la voix d'Andrea, la compagne d'Eileen. Annie Dulong semble les avoir placées là, chœur privé se lamentant, tels les débris de Challenger, ligne filiforme et lumineuse, atteignant le firmament ou plus réaliste, « s'éparpillant à des kilomètres à la ronde. » L'écriture, élégante, poétique, le ton toujours mesuré, innove une sourde musique obsédante, requiem intime témoignant de la disparition d'humains innocents, et celle d'un monde qui, depuis ce macabre événement historique, n'a plus jamais été le même.
Onze, Annie Dulong
Éditions l'Hexagone, Montréal, 2011, 149 pages