L'hiver s'écoule entre neige et pluie. Période monotone pendant laquelle on observe les trépidations d'un monde chambardé par des gens révoltés, indignés, qui ne veulent plus être considérés comme des esclaves. De profonds changements s'opéreront en cette année transitoire, le vent change de direction, le soleil plombe ses rayons. L'axe de la Terre penche enfin du côté des laissés-pour-compte. Mais que de révolutions restent à faire ! On parle du dernier-né d'Andrée Laurier, Avant les sables.
Aborder un livre de cette écrivaine signifie se laisser emporter dans un univers où hommes et femmes ne se contentent pas de faits ordinaires. Quand Myriam B. Gers se promène dans son quartier, qu'elle ressent un malaise et que deux bras la soutiennent, l'accompagnent chez elle, nous ne doutons pas qu'un trio exceptionnel nous subjuguera. Myriam est très belle, de cette beauté éthérée qui impressionne et fait fuir les hommes. Blonde aux yeux pers, elle se consume de mélancolie, contrastant avec la vivacité d'Alba, « plutôt Anglaise », de Yacek, genre slave. Alba suit des cours de français, Yacek étudie à l'université. Recluse dans son appartement, rue Maille, Myriam se réfugie dans un rêve intemporel qui la fait vaciller entre vie et mort. Échappatoire qui la plonge dans le déni, d'où la nécessité d'écrire dans un Journal ses insuffisances, ses déceptions affectives. Alba trouvera une place privilégiée au cœur de son questionnement : pourquoi ses visites du mardi, ses motifs de la tenir, elle, Myriam, loin de plaisirs illicites, telle la drogue, la dérive dans des songes stériles ? Le sommeil n'est-il pas propice à anéantir tout élan vital ? Alba s'ingéniera à lui démontrer que la vie s'avère un rêve éveillé que, coûte que coûte, nous devons apprivoiser sans trop nous blesser, nous heurter aux encoignures de portes claquées... Myriam représenterait-elle un miroir reflétant d'infimes désirs inaccomplis ou assoupis parce qu'indéfinis dans une existence enclose ? S'insinuent des hésitations, des égards qu'incite une certaine distance envers l'être que le désir convoque. À ce stade des prévenances, Myriam reprend goût à la vie, la présence rayonnante d'Alba, l'énergie amoureuse de Yacek, lui inspirant un éveil des sens, une tendresse spontanée pour cette femme et cet homme qui, sans trop le savoir, occupent son espace intérieur. Appartement et accessoires. Rue Maille. Une sourde jalousie, que la beauté de Myriam suscite, instaure des balises charnelles entre Alba et Yacek, lui, trop possessif, elle, trop méfiante. Ne faut-il pas traverser de singuliers déserts imaginaires, avant de parvenir à une plénitude que les paroles, les rires, sensibilisent ? Si Myriam se rend compte du mouvement ralenti alentour, tels l'inertie accablante de la chaleur du mois d'août, sa perte dans le monde, des aveux balbutiés alors qu'Alba dort, elle s'étonne de la constance avec laquelle ces deux êtres forgent leurs journées, leurs nuits. Restant auprès d'elle, ils s'affranchissent des soubresauts discontinus qui l'opposent encore à la simplicité des péripéties quotidiennes. Alba a obtenu un poste important dans un bureau de tourisme, Yacek a terminé avec succès la session universitaire.
Les saisons inscrivant leur unité dans les démarches coutumières des protagonistes, novembre déploie spontanément le Journal de Myriam. Nous la percevons dans un décor suranné, parmi des objets démodés. 1920. Époque qui la cerne, d'où elle essaie de se dépêtrer, désirant se frotter au monde moderne où butinent ses deux compagnons. Vie mondaine de la jeune femme. Observations assidues de l'étudiant. Solitude que réprouve maintenant Myriam. Une année les a fait muer. Les corps sont fatigués de la dissipation des gestes, des paroles, des rires. Des beaux visages. Tous trois s'enferment dans l'appartement où la volupté altère les points de repères. Si l'espace existe, le temps se disloque, les lieux se banalisent. N'importe. L'exacerbation des sens, le mélange des sexes, la saveur des liquides, leur rapt affamé, « musique de l'affolement » de Myriam, vaincront ses infirmités réticentes. Des horizons de sable s'ouvrent à elle, alors que le cocon de son appartement se replie sur l'attente d'Alba et de Yacek qui « avaient hâte d'en savoir plus. »
Manière simpliste de tourner en rond autour de l'envoûtant récit d'Andrée Laurier. On aimerait énumérer les phrases poétiques qui le composent mais ce serait le dénaturer, tant il propose au lecteur une vision personnelle d'une écrivaine pourvue d'un univers atypique, d'une acuité presque douloureuse, d'une plume exacerbée par une sensibilité hors du commun. Avec grâce, sans jamais dévier d'un jouissif plaisir d'écrire, Andrée Laurier se promène dans des jardins aux parfums sulfureux, capiteux. Sans y être invité, le lecteur la suit dans des dédales particuliers où écrire signifie l'abandon à des possibilités interchangeables entre des êtres épris de l'amour de mondes arides, salvateurs.
Avant les sables, Andrée Laurier
Lévesque éditeur, Montréal, 2011, 123 pages
Critique de livres, romans, nouvelles, récits.
Écrire est un acte d'amour. S'il ne l'est pas, il n'est qu'écriture. Jean Cocteau
lundi 30 janvier 2012
lundi 16 janvier 2012
« Objets inanimés avez-vous donc une âme ? » ***
Une question nous est régulièrement posée. Pourquoi toujours parler de livres qui nous plaisent et rarement de ceux qui nous déplaisent ? Question saugrenue à laquelle on répond, agacée, qu'on n'a pas de temps à perdre. On travaille comme réviseure, on évalue des manuscrits, on lit pour alimenter notre blogue. Et puis, raison ultime, étant soi-même écrivaine, on est très mal placée pour critiquer méchamment ses pairs. Ceci mis au point, on parle du livre de Daniel Canty, Wigrum.
Cela commence à l'automne 1944. La guerre sévit en Europe ; en Angleterre d'intenses bombardements font rage sur Londres. Rien de bien nouveau avant que Sebastian Wigrum entre en scène, au moment où il s'enfuit de son appartement londonien vers des ciels plus paisibles. Où se réfugie-t-il ? Nous ne savons trop, seuls des indices nous mettent sur plusieurs pistes, des objets en particulier, un visage de femme répondant au doux nom de Clara. Hantise d'un amour déçu ? Un dénommé Joseph Stepniac nous assure que Sebastian Wigrum est un « collectionneur ordinaire », qu'il est né en 1899. S'ensuit une étrange et courte biographie sur l'homme qui nous intéresse. Nous avons souvent l'impression que Wigrum franchit des miroirs démultipliés, qu'il apparaît à des époques différentes, abandonnant ici et là des objets préservés par un homme aujourd'hui décédé, nous léguant une succession d'artefacts, listés en trois catégories : Collection du miroir, Collection de Prague, Extraits de patience. Classés par ordre alphabétique, les objets et leurs explications laissent supposer que Sebastian Wigrum n'était pas un homme simple, mais entravé par des vérités imparfaites et par leurs contraires. On cite quelques-unes des choses ordinaires, elles aussi, auxquelles il tenait, nous emportant loin du monde des arts et de leurs merveilles. Des allumettes, un piment, une pierre, une carte à jouer, un ongle d'oie, une bulle d'eau, un burin, des clefs, un bonbon mexicain, un index de caoutchouc, une feuille d'automne, une loupe, des pilosités, un poil blanc de yéti, un écrou, un pavé, une savonnette, une toupie, une fourchette... Il serait superflu d'énumérer tous les accessoires qui, par leurs commentaires parfois douteux ou oniriques, nous détournent d'une réalité logique et concrète. La légende réservée au poil de yéti, par exemple, nous a fait basculer dans plusieurs minutes irrationnelles, comme si nous entrions dans le monde farfelu d'un peintre qui aurait tout vu, d'un écrivain qui aurait tout lu : soit dans une espèce de négatif où les lettres et l'image seraient perçues à travers une loupe déformante. Par contre, plusieurs objets nous permettent de croiser des personnages illustres, à qui ces colifichets auraient appartenus. Salvador Dali — bienvenu dans ce monde de « retrousse-poils » —, William Faulkner, Arthur Rimbaud, Robert Louis Stevenson, Ernest Hemingway, Josephine Baker. Des noms inconnus intervenant, nous nous demandons à quoi tient leur véracité : à une heure de gloire ou à l'imagination jubilatoire de l'auteur ? Il est d'ailleurs impossible à Daniel Canty de prouver quoi que ce soit des faits stipulés, leur fin s'abîmant dans une habile combinaison d'événements substantiels.
L'humour résonne à chaque page, rebutés ou subjugués que nous sommes par l'invraisemblance de propos anodins ou, inversement, évoqués par des témoins, tels Joseph Stepniac et Sebastian Wigrum. Ces deux-là n'échangent-ils pas une courte correspondance, où l'ombre magique de Georges Perec engage le lecteur dans une illusoire présence de l'auteur, Daniel Canty, se fourvoyant dans des interprétations volubiles ? Le lecteur a pris grand plaisir à se délecter de ce livre burlesque, cabinet de curiosités qu'il ouvre sur des collections privées, désencombrées d'appellations où toutes formes d'art côtoient des sciences plus formelles. Ce livre se suffisant à lui-même, il était fastidieux de le ranger parmi les romans, ce qu'il n'est pas, mais témoigne plutôt d'une démarche littéraire hors du temps et de l'espace, essaimée d'objets singuliers comblant la curiosité d'un lecteur avide d'originalité.
On souligne le travail d'édition magistral, les illustrations signées Estela Lopez Solis, ainsi que les traductions en plusieurs langues.
Wigrum, Daniel Canty
Éditions La Peuplade, Chicoutimi, 2011, 205 pages
Cela commence à l'automne 1944. La guerre sévit en Europe ; en Angleterre d'intenses bombardements font rage sur Londres. Rien de bien nouveau avant que Sebastian Wigrum entre en scène, au moment où il s'enfuit de son appartement londonien vers des ciels plus paisibles. Où se réfugie-t-il ? Nous ne savons trop, seuls des indices nous mettent sur plusieurs pistes, des objets en particulier, un visage de femme répondant au doux nom de Clara. Hantise d'un amour déçu ? Un dénommé Joseph Stepniac nous assure que Sebastian Wigrum est un « collectionneur ordinaire », qu'il est né en 1899. S'ensuit une étrange et courte biographie sur l'homme qui nous intéresse. Nous avons souvent l'impression que Wigrum franchit des miroirs démultipliés, qu'il apparaît à des époques différentes, abandonnant ici et là des objets préservés par un homme aujourd'hui décédé, nous léguant une succession d'artefacts, listés en trois catégories : Collection du miroir, Collection de Prague, Extraits de patience. Classés par ordre alphabétique, les objets et leurs explications laissent supposer que Sebastian Wigrum n'était pas un homme simple, mais entravé par des vérités imparfaites et par leurs contraires. On cite quelques-unes des choses ordinaires, elles aussi, auxquelles il tenait, nous emportant loin du monde des arts et de leurs merveilles. Des allumettes, un piment, une pierre, une carte à jouer, un ongle d'oie, une bulle d'eau, un burin, des clefs, un bonbon mexicain, un index de caoutchouc, une feuille d'automne, une loupe, des pilosités, un poil blanc de yéti, un écrou, un pavé, une savonnette, une toupie, une fourchette... Il serait superflu d'énumérer tous les accessoires qui, par leurs commentaires parfois douteux ou oniriques, nous détournent d'une réalité logique et concrète. La légende réservée au poil de yéti, par exemple, nous a fait basculer dans plusieurs minutes irrationnelles, comme si nous entrions dans le monde farfelu d'un peintre qui aurait tout vu, d'un écrivain qui aurait tout lu : soit dans une espèce de négatif où les lettres et l'image seraient perçues à travers une loupe déformante. Par contre, plusieurs objets nous permettent de croiser des personnages illustres, à qui ces colifichets auraient appartenus. Salvador Dali — bienvenu dans ce monde de « retrousse-poils » —, William Faulkner, Arthur Rimbaud, Robert Louis Stevenson, Ernest Hemingway, Josephine Baker. Des noms inconnus intervenant, nous nous demandons à quoi tient leur véracité : à une heure de gloire ou à l'imagination jubilatoire de l'auteur ? Il est d'ailleurs impossible à Daniel Canty de prouver quoi que ce soit des faits stipulés, leur fin s'abîmant dans une habile combinaison d'événements substantiels.
L'humour résonne à chaque page, rebutés ou subjugués que nous sommes par l'invraisemblance de propos anodins ou, inversement, évoqués par des témoins, tels Joseph Stepniac et Sebastian Wigrum. Ces deux-là n'échangent-ils pas une courte correspondance, où l'ombre magique de Georges Perec engage le lecteur dans une illusoire présence de l'auteur, Daniel Canty, se fourvoyant dans des interprétations volubiles ? Le lecteur a pris grand plaisir à se délecter de ce livre burlesque, cabinet de curiosités qu'il ouvre sur des collections privées, désencombrées d'appellations où toutes formes d'art côtoient des sciences plus formelles. Ce livre se suffisant à lui-même, il était fastidieux de le ranger parmi les romans, ce qu'il n'est pas, mais témoigne plutôt d'une démarche littéraire hors du temps et de l'espace, essaimée d'objets singuliers comblant la curiosité d'un lecteur avide d'originalité.
On souligne le travail d'édition magistral, les illustrations signées Estela Lopez Solis, ainsi que les traductions en plusieurs langues.
Wigrum, Daniel Canty
Éditions La Peuplade, Chicoutimi, 2011, 205 pages
mercredi 4 janvier 2012
Trois filles, un gars ****
Aux hommes et aux femmes qui nous lisent, on offre nos vœux de bonne et heureuse année 2012. À ceux et celles qui secouent une torpeur existentielle, filtrent des gouttes d'eau de l'immense océan où bouillonnent les injustices commises envers les êtres vivants, qu'ils soient d'espèces humaine ou animale, on redit notre admiration. Tel un prélude à un monde meilleur, on ne cesse de dénoncer la désespérance qui mine notre société moderne. On ouvre ce mois de janvier avec le roman de l'écrivaine afro-canadienne Dionne Brand, Les désirs de la ville.
Ils sont jeunes et beaux. Ils ont entre vingt-trois et vingt-cinq ans. Ils partagent tout, vêtements et nourriture, dissimulent sous un air placide, leur histoire familiale. Issus de parents immigrants, ils refusent de vivre dans les méandres d'un continent qu'ils ne connaissent pas. Nés à Toronto, ils s'insèrent farouchement dans la ville, contrairement à leurs pères et mères qui, fermant la porte à toute intrusion étrangère, se replient dans des souvenirs des années quatre-vingt. Ils sont quatre à débouler dans les quartiers colorés de Toronto, partagés qu'ils sont entre leurs occupations et leur famille. Tuyen, Carla, Jackie, Oku. Tuyen, d'origine vietnamienne, artiste d'avant-garde, se terre dans un taudis assez grand pour y installer ses performances. Lesbienne affirmée, elle est amoureuse de Carla, sa voisine de palier. Ses parents, ses deux sœurs aînées, son frère Binh, ne comprennent pas pourquoi elle les a quittés. Un drame consume sa mère et son père : vingt ans plus tôt, sur le bateau qui les amenait à Hong-Kong, leur premier fils, Quy, leur a échappé. Le fantôme de l'enfant les hante, personnifié par la voix assourdie de Quy, entrecoupant les chapitres. Carla, de père noir et de mère blanche, sillonne la ville en vélo, elle est messagère. Elle habite l'appartement adjacent à celui de Tuyen ; les souris se promènent dans le plafond ou sur le plancher. Elle protège son frère Jamal qui, commettant des larcins de plus en plus graves, se retrouve régulièrement en prison. Elle hait son père, qui a poussé sa mère à se suicider quand elle était petite fille. Elle et Jamal ont été recueillis par Nadine, l'épouse de son père. Jackie, native de Halifax, Nouvelle-Écosse, tient une friperie, a un amant allemand. Ses parents, Noirs eux aussi, ne sont pas sans rappeler les héros de F. Scott Fitzgerald. Pendant quinze ans, ils ont mené grande vie, fréquentant les lieux branchés de l'époque, jusqu'à épuisement financier et perte de leur jeunesse. En continuant à vivre dans leur quartier misérable, Jackie « démontrait sa loyauté envers sa mère et son père », bien que sa décision ne fût pas simple. Oku est noir. Ses parents sont Jamaïcains. Il est poète, vit dans le sous-sol de leur maison. Pour des raisons particulières à ses vingt-cinq ans, il a déserté l'université où il préparait une maîtrise en littérature. Oku rôde du côté de chez Jackie de qui il est épris, déconfit qu'elle ait choisi un amant blanc. Gravite autour de ces acteurs hétéroclites un groupe de graffiteurs, qui tracent des tags sur les murs, essayant de lutter « contre la poésie moribonde de la ville anglicisée. »
L'action se déroule au printemps et le temps passant, la ville devient elle-même personnage. Ses désirs s'amalgament à ceux qui s'ancrent aux quatre jeunes, prisonniers de leur existence jalonnant celle de leurs parents. Si le climat familial les étouffe, tel un aimant, le cocon parental les attire. Tuyen, en conflit avec son frère Binh, qui fera l'impossible pour retrouver Quy, ne peut s'empêcher de ressentir à son égard une certaine admiration. Carla, persuadée que son père doit prendre en main Jamal, culpabilise sur son état d'adolescent attardé, y percevant le manque affectif d'Angie, leur mère aveuglée par les promesses mensongères de leur père. Jackie, propriétaire de son magasin de vêtements, nargue Oku en s'affichant avec Reiner, son amant allemand. Déchirés par un passé occulte, ils oscillent entre une tendresse désuète, le mépris de ce qui n'est pas le présent. D'ailleurs, la ville, constamment, les sollicite à partager ses désirs immédiats ; les leurs se manifestent dans des quartiers populaires, celui prospère où résident les parents de Tuyen, quartier aseptisé qu'elle rejette, inadéquat à ses aspirations artistiques. La ville s'avère polyphonique, les pièces musicales d'Ornette Coleman, celles de Coltran, Dexter Gordon, Charlie Rouse, mentionnées de page en page, scandent le récit, entraînent le lecteur non dans un courant joyeux mais à la poursuite d'un phénomène inaccessible convoité par Tuyen, Carla, Jackie et Oku. La Coupe du Monde entre la Corée et l'Italie, se jouant au Japon, exaltant tableau pluvieux, déclenchera à travers les photos prises par Tuyen, un processus irréversible, remettant en cause les valeurs qui ne cessent de les épuiser.
Roman psychologique s'il en est. À tour de rôle, les parents du continent de jadis, les enfants du temps présent, sont disséqués par la plume poétique, incisive de Dionne Brand. Mille détails géographiques décryptant la ville font de ses pierres, de son acier, de ses terrains, une entité complémentaire dérangeant les intentions parfois oniriques des protagonistes, détails dépeints minutieusement par l'écrivaine. Infortunés parce qu' immatures, Tuyen et son frère Binh provoqueront sans le vouloir une tragique erreur de stratégie.
Roman admirable aux relents surréalistes. Comment sauvegarder des êtres étourdis par l'incertitude de leurs projets, comment les guider sur des chemins parsemés d'incompréhension et de violence ? Tuyen, Carla, Jackie et Oku ne témoignent-ils pas d'une société migrante dont les désirs aboutissent sur une idéalisation forcenée du moment qu'ils vivent ? Instant fatidique certes qui, telle la fin du roman, nous somme de revenir au point de départ de ce que nous étions, de rompre le charme trompeur de ce que nous aurions voulu être.
On note que Dionne Brand a reçu, en 2005, le Toronto Book Award pour cette œuvre. On mentionne aussi l'excellence de la traduction signée Nicole Côté et Anton Iorga.
Les désirs de la ville, Dionne Brand
traduit de l'anglais (Canada) par Nicole Côté et Anton Iorga
Éditions L'Instant même, Québec, 2011, 298 pages.
Ils sont jeunes et beaux. Ils ont entre vingt-trois et vingt-cinq ans. Ils partagent tout, vêtements et nourriture, dissimulent sous un air placide, leur histoire familiale. Issus de parents immigrants, ils refusent de vivre dans les méandres d'un continent qu'ils ne connaissent pas. Nés à Toronto, ils s'insèrent farouchement dans la ville, contrairement à leurs pères et mères qui, fermant la porte à toute intrusion étrangère, se replient dans des souvenirs des années quatre-vingt. Ils sont quatre à débouler dans les quartiers colorés de Toronto, partagés qu'ils sont entre leurs occupations et leur famille. Tuyen, Carla, Jackie, Oku. Tuyen, d'origine vietnamienne, artiste d'avant-garde, se terre dans un taudis assez grand pour y installer ses performances. Lesbienne affirmée, elle est amoureuse de Carla, sa voisine de palier. Ses parents, ses deux sœurs aînées, son frère Binh, ne comprennent pas pourquoi elle les a quittés. Un drame consume sa mère et son père : vingt ans plus tôt, sur le bateau qui les amenait à Hong-Kong, leur premier fils, Quy, leur a échappé. Le fantôme de l'enfant les hante, personnifié par la voix assourdie de Quy, entrecoupant les chapitres. Carla, de père noir et de mère blanche, sillonne la ville en vélo, elle est messagère. Elle habite l'appartement adjacent à celui de Tuyen ; les souris se promènent dans le plafond ou sur le plancher. Elle protège son frère Jamal qui, commettant des larcins de plus en plus graves, se retrouve régulièrement en prison. Elle hait son père, qui a poussé sa mère à se suicider quand elle était petite fille. Elle et Jamal ont été recueillis par Nadine, l'épouse de son père. Jackie, native de Halifax, Nouvelle-Écosse, tient une friperie, a un amant allemand. Ses parents, Noirs eux aussi, ne sont pas sans rappeler les héros de F. Scott Fitzgerald. Pendant quinze ans, ils ont mené grande vie, fréquentant les lieux branchés de l'époque, jusqu'à épuisement financier et perte de leur jeunesse. En continuant à vivre dans leur quartier misérable, Jackie « démontrait sa loyauté envers sa mère et son père », bien que sa décision ne fût pas simple. Oku est noir. Ses parents sont Jamaïcains. Il est poète, vit dans le sous-sol de leur maison. Pour des raisons particulières à ses vingt-cinq ans, il a déserté l'université où il préparait une maîtrise en littérature. Oku rôde du côté de chez Jackie de qui il est épris, déconfit qu'elle ait choisi un amant blanc. Gravite autour de ces acteurs hétéroclites un groupe de graffiteurs, qui tracent des tags sur les murs, essayant de lutter « contre la poésie moribonde de la ville anglicisée. »
L'action se déroule au printemps et le temps passant, la ville devient elle-même personnage. Ses désirs s'amalgament à ceux qui s'ancrent aux quatre jeunes, prisonniers de leur existence jalonnant celle de leurs parents. Si le climat familial les étouffe, tel un aimant, le cocon parental les attire. Tuyen, en conflit avec son frère Binh, qui fera l'impossible pour retrouver Quy, ne peut s'empêcher de ressentir à son égard une certaine admiration. Carla, persuadée que son père doit prendre en main Jamal, culpabilise sur son état d'adolescent attardé, y percevant le manque affectif d'Angie, leur mère aveuglée par les promesses mensongères de leur père. Jackie, propriétaire de son magasin de vêtements, nargue Oku en s'affichant avec Reiner, son amant allemand. Déchirés par un passé occulte, ils oscillent entre une tendresse désuète, le mépris de ce qui n'est pas le présent. D'ailleurs, la ville, constamment, les sollicite à partager ses désirs immédiats ; les leurs se manifestent dans des quartiers populaires, celui prospère où résident les parents de Tuyen, quartier aseptisé qu'elle rejette, inadéquat à ses aspirations artistiques. La ville s'avère polyphonique, les pièces musicales d'Ornette Coleman, celles de Coltran, Dexter Gordon, Charlie Rouse, mentionnées de page en page, scandent le récit, entraînent le lecteur non dans un courant joyeux mais à la poursuite d'un phénomène inaccessible convoité par Tuyen, Carla, Jackie et Oku. La Coupe du Monde entre la Corée et l'Italie, se jouant au Japon, exaltant tableau pluvieux, déclenchera à travers les photos prises par Tuyen, un processus irréversible, remettant en cause les valeurs qui ne cessent de les épuiser.
Roman psychologique s'il en est. À tour de rôle, les parents du continent de jadis, les enfants du temps présent, sont disséqués par la plume poétique, incisive de Dionne Brand. Mille détails géographiques décryptant la ville font de ses pierres, de son acier, de ses terrains, une entité complémentaire dérangeant les intentions parfois oniriques des protagonistes, détails dépeints minutieusement par l'écrivaine. Infortunés parce qu' immatures, Tuyen et son frère Binh provoqueront sans le vouloir une tragique erreur de stratégie.
Roman admirable aux relents surréalistes. Comment sauvegarder des êtres étourdis par l'incertitude de leurs projets, comment les guider sur des chemins parsemés d'incompréhension et de violence ? Tuyen, Carla, Jackie et Oku ne témoignent-ils pas d'une société migrante dont les désirs aboutissent sur une idéalisation forcenée du moment qu'ils vivent ? Instant fatidique certes qui, telle la fin du roman, nous somme de revenir au point de départ de ce que nous étions, de rompre le charme trompeur de ce que nous aurions voulu être.
On note que Dionne Brand a reçu, en 2005, le Toronto Book Award pour cette œuvre. On mentionne aussi l'excellence de la traduction signée Nicole Côté et Anton Iorga.
Les désirs de la ville, Dionne Brand
traduit de l'anglais (Canada) par Nicole Côté et Anton Iorga
Éditions L'Instant même, Québec, 2011, 298 pages.