Comment échapper à l'été quand les indices de sa présence tourbillonnent autour de nous ? Les festivals ont levé leur rideau, les feux d'artifice crépitent, les rues se font piétonnières, les marchés aux fleurs décorent l'entrée du métro. Filles et garçons s'égaient dans le parc à côté. Les travailleurs se reposent. Les livres dans la boîte aux lettres ne se ramassent plus à la pelle. On fait comme tout le monde, on profite du temps estival, il est bref, déjà les journées raccourcissent. On a lu La naissance d'un lac, roman de Pauline Harvey.
Une femme se raconte, se souvient de son état de petite fille insouciante, entourée de parents aimants, d'une sœur aînée, Lenny, d'une plus jeune, Anne. Le récit — et non un roman — commence au bord du lac Biac, parmi les arbres dont la narratrice, appelons-la Pauline, invente l'ombre. Mais toutes les ombres allongent leur part néfaste. Pauline habite à Sainte-Colombe, sa famille est aisée, bourgeoise. Religieuse. En face, se dresse un autre village, Sainte-Marie, où résident son cousin Joël et ses parents. Des sœurs, des frères, des cousins, des cousines virevoltent autour de Pauline. Petite fille intelligente, à l'esprit critique, elle se nourrit de l'admiration qu'elle ressent envers les oncles et les tantes qu'elle préfère. Son cousin, Joël, au « caractère belliqueux », provocateur, lui a déclaré une guerre de défiance et d'indifférence. Il utilise sa cousine qu'il considère comme un garçon manqué. Trois ans après la naissance de Lenny, ses parents n'attendaient-ils pas un garçon ? D'ailleurs, Pauline, devenue adulte, se définit plutôt au masculin, mentionnant que dans sa famille, personne ne faisait la différence.
Ces réminiscences évoquées font revivre Pauline entre cinq et quinze ans. Après la découverte des arbres longeant le lac Biac, il y aura celle des livres, la comtesse de Ségur en particulier, qu'elle partagera avec Lenny et Anne. Ses joutes innocentes accomplies avec Joël, elle s'éprendra de sa sœur Éthel, partageant ensemble une amitié exaltée. Éthel, affublée d'une nonchalance intellectuelle, ressemble au doux Chopin. Poésie et musique alimentent leur affection que viendront troubler les garçons autres que les cousins. Cependant, un drame interne a failli interrompre la fréquentation des fillettes. C'est l'époque de Jean Lesage et Daniel Johnson. Un conservateur, un libéral. Deux clans familiaux se formeront jusqu'aux élections. Il faut bien que l'un gagne, que l'autre perde... Dissensions profondes que les petites filles surmonteront. Événement extraordinaire que recherche Pauline pour contrer le tempérament bohème et la mauvaise réputation qu'elle s'est créés en lisant trop... Au grand dam de sa mère, Pauline a perdu la foi qu'elle retrouvera dans une église. Elle a le don de se vanter, d'amplifier les faits, son regard contemplatif agissant sur les événements qu'elle perçoit, magnifiés dans un univers particulier, que l'amour tendre mais rigoureux des adultes dirige et consolide.
Lentement, l'enfance protégée se convertit en adolescence rebelle. L'effervescence de Pauline et d'Éthel quand elles fréquentent le collège. Des garçons de leur âge qu'elles défient, leur arrogance feinte aiguisant leur indifférence. Des garçons plus sérieux, tous membres du R.I.N ( Rassemblement pour l'indépendance nationale ). Le premier amour, les premiers fous rires, les premières cigarettes fumées en cachette. Lamartine et son romantisme que Pauline défend, passerelle fragile qui se transformera en précipice, en fossé béant, l'éloignant de garçons affranchis. Il faudra que le temps passe, qu'elle lise Baudelaire, plus tard Sartre, pour que le cocon de l'enfance s'effrite. Plus tard, toujours ce plus tard dans la vie des êtres, elle quittera Sainte-Colombe pour entrer à l'université, aspiration légitime qui ne modifiera en rien le cours du lac qui, lui, « poursuivait son enfance. »
Récit analytique d'une enfance privilégiée au temps de Maurice Duplessis. Depuis, le Québec a changé, ce qu'à travers sa démarche littéraire Pauline Harvey décrit avec une stupéfaction angoissée. Fillette à l'affût de tous les émois, elle s'en remet aux grands arbres longeant le lac Biac quand, en compagnie d'Éthel, elle découvre que le monde n'est pas uniforme, contrairement à la surface du lac. Les nuits sont belles, les pages aussi, quand Pauline Harvey dépeint sa randonnée nocturne avec sa cousine. Des délires émouvants pour contrer la déception que lui inflige son oncle Albert, le père d'Éthel, lui interdisant de fréquenter sa fille, ses opinions politiques s'opposant à celles de l'autre clan. Petite fille autoritaire, orgueilleuse, tellement attachante, elle transgresse la banalité des idées reçues.
Histoire touchante dont le lecteur se délectera. Le mettra en contact avec une société politique et intellectuelle révolue. Pauline Harvey en a été la jeune spectatrice attentionnée, l'observatrice assidue, interrogeant ses proches, s'insurgeant contre les garçons plus âgés qu'elle et Éthel, essayant, sans succès, de les approcher. Son introspection attentive lui fera comprendre, et déserter, un milieu blessé par des divergences, des exacerbations à fleur de peau.
Regard de la femme qu'est devenue Pauline, même si ce n'est pas tout à fait elle, importe peu. Elle a eu le courage de prendre la main d'une enfant narcissique, de la guider dans les sentiers obstrués de « déboires », parsemés de phrases parfois répétitives, essaimés de tics de culture inutiles. Est-ce un effet d'étourdissement propre aux petites filles lisant avec passion la comtesse de Ségur, née Rostopchine, nous rappellera Pauline Harvey ?
L'enfance d'un lac, Pauline Harvey
Éditions Les Herbes rouges, Montréal, 2012, 170 pages
Critique de livres, romans, nouvelles, récits.
Écrire est un acte d'amour. S'il ne l'est pas, il n'est qu'écriture. Jean Cocteau
lundi 23 juillet 2012
lundi 9 juillet 2012
Le regard de Méduse *** 1/2
Les chats. On les aime tous autant qu'ils sont. Ils ont la particularité de rarement empiéter sur le territoire des humains, leur personnalité indépendante leur interdisant ce désagrément. Ils obéissent quand bon leur semble, quand leur centre d'intérêt n'est requis que par quelques obligations, tels la faim, le froid. Et encore, ne surestimons pas notre pouvoir sur le chat, c'est lui qui est notre maître et non l'inverse. On parle du roman de Hans-Jürgen Greif, écrit en collaboration avec Guy Boivin, Le temps figé.
Victime d'un troisième infarctus qui l'a réduite en un état presque végétatif, elle survit dans une institution. L'un de ses fils, Denis, la visite chaque jour, l'alimente avec tendresse. Des années auparavant, sa mère avait quitté son appartement pour partager le sien. Après son premier infarctus, Denis avait dû la placer dans un foyer d'accueil, le Manoir du Bon Repos, où elle vivait en bonne entente avec des personnes de sa modeste condition. Denis a deux frères et une sœur, mariés et chargés de famille. Prétexte à remettre leur mère entre les mains de leur jeune frère. N'est-il pas célibataire, donc dépourvu de contraintes en tous genres. Il a la chance d'être son propre patron, d'exercer une profession marginale : relieur d'art. Il gagne beaucoup d'argent, sont-ils persuadés.
Depuis l'accident cardio-vasculaire de sa mère, Denis tient un journal dans lequel il relate les faits importants qui ont guidé sa vie ; nous faisons connaissance avec les êtres qui l'ont accompagné avant et durant la maladie de sa mère. Denis a cinquante-neuf ans, il est végétarien, angoissé, altruiste. Peu à peu, le roman se déploie sur des événements que seule l'écriture intime permet de démasquer. Denis travaille dans son atelier quand Michèle, une amie de quinze années, arrive à l'improviste, lui annonçant la fin de « la cage aux folles. » Alors, s'anime un pan de la vie de cette femme riche qui a aidé Denis à se faire une clientèle ; s'avive un amour ancien, Lydia, morte d'un cancer. Il ne s'est pas encore remis de sa tragique disparition, nostalgie douloureuse qu'il ne sait combattre en même temps que sa détresse du vieillissement.
Natif de Québec, Denis a coupé le lien familial à l'adolescence pour travailler à Montréal avec un maître relieur réputé, monsieur Silberman. Portrait admirable d'un homme épris de livres qu'il doit reconstituer à partir, parfois, d'anciens manuscrits. Pages autant admirables de la noble profession de relieur. On aurait aimé, peut-être au détriment de la destinée de chacun, que Hans-Jürgen Greif, lui-même érudit en diverses matières, nous comble de ses connaissances en ce domaine... Les incidences démarquant les étapes émouvantes de la vie de Denis, nous semblent plus convenues. Pourtant que de mystères existentiels mis au jour par le truchement de simples cahiers. Les tribulations de Michèle et de ses cinq amies à la cage aux folles, un premier amour contrarié de Denis, son père, homme réduit en un « animal égoïste. » Les quatre années de sa mère au Manoir du Bon Repos, l'égocentrisme de ses deux frères et de sa sœur.
Les deux auteurs en disent long sur la vieillesse, sur la mort. Sur les conditions déshumanisées qu'entretiennent certains foyers d'accueil envers leurs pensionnaires ayant de faibles revenus... Parcours exigeant allégé par la passion de Denis pour les livres. Cheminement au cours duquel le lecteur choisira ce qui le touche véritablement. La beauté, la laideur, avers et revers de la médaille humaine. Celui qui nous encourage à arpenter la route parsemée d'embûches, celui qui, voilé, tel un tableau érotique trop véridique, dissimule les secrets vitaux que forgent l'amour déçu, la maladie incurable, la haine déversée sur des êtres innocents...
Quand Denis en aura terminé avec les réminiscences d'un passé obscur, il se rendra compte que l'amitié, l'admiration, l'amour se soudent en un sentiment puissant, indestructible. Il réapprendra à rire, à faire des projets. Le temps figé, jours et nuits pendant lesquels une vieille femme dépérit, n'est-ce pas aussi le temps que nos souffrances s'approprient, nous empêchant de regarder la peur en face, de la vaincre avant qu'elle nous étouffe. Monsieur Silberman la compare au regard de Méduse, monstre qui ne cesse de nous tétaniser...
Roman qui possède ses " heures précieuses ", nous hante une fois la dernière page achevée. Autour de soi, les artisans et compagnons de livres nous manquent, les personnes âgées nous incitent à plus de compassion, hommes et femmes détiennent des frayeurs contre lesquelles le regard de Méduse se heurte avant de capituler. Un récit définissant la moderne condition humaine, telle que nous la percevons dans une société hypnotisée par les apparences. Autre regard de Méduse.
Le temps figé, Hans-Jürgen Greif et Guy Boivin
Éditions L'instant même, Québec, 2012, 278 pages
Victime d'un troisième infarctus qui l'a réduite en un état presque végétatif, elle survit dans une institution. L'un de ses fils, Denis, la visite chaque jour, l'alimente avec tendresse. Des années auparavant, sa mère avait quitté son appartement pour partager le sien. Après son premier infarctus, Denis avait dû la placer dans un foyer d'accueil, le Manoir du Bon Repos, où elle vivait en bonne entente avec des personnes de sa modeste condition. Denis a deux frères et une sœur, mariés et chargés de famille. Prétexte à remettre leur mère entre les mains de leur jeune frère. N'est-il pas célibataire, donc dépourvu de contraintes en tous genres. Il a la chance d'être son propre patron, d'exercer une profession marginale : relieur d'art. Il gagne beaucoup d'argent, sont-ils persuadés.
Depuis l'accident cardio-vasculaire de sa mère, Denis tient un journal dans lequel il relate les faits importants qui ont guidé sa vie ; nous faisons connaissance avec les êtres qui l'ont accompagné avant et durant la maladie de sa mère. Denis a cinquante-neuf ans, il est végétarien, angoissé, altruiste. Peu à peu, le roman se déploie sur des événements que seule l'écriture intime permet de démasquer. Denis travaille dans son atelier quand Michèle, une amie de quinze années, arrive à l'improviste, lui annonçant la fin de « la cage aux folles. » Alors, s'anime un pan de la vie de cette femme riche qui a aidé Denis à se faire une clientèle ; s'avive un amour ancien, Lydia, morte d'un cancer. Il ne s'est pas encore remis de sa tragique disparition, nostalgie douloureuse qu'il ne sait combattre en même temps que sa détresse du vieillissement.
Natif de Québec, Denis a coupé le lien familial à l'adolescence pour travailler à Montréal avec un maître relieur réputé, monsieur Silberman. Portrait admirable d'un homme épris de livres qu'il doit reconstituer à partir, parfois, d'anciens manuscrits. Pages autant admirables de la noble profession de relieur. On aurait aimé, peut-être au détriment de la destinée de chacun, que Hans-Jürgen Greif, lui-même érudit en diverses matières, nous comble de ses connaissances en ce domaine... Les incidences démarquant les étapes émouvantes de la vie de Denis, nous semblent plus convenues. Pourtant que de mystères existentiels mis au jour par le truchement de simples cahiers. Les tribulations de Michèle et de ses cinq amies à la cage aux folles, un premier amour contrarié de Denis, son père, homme réduit en un « animal égoïste. » Les quatre années de sa mère au Manoir du Bon Repos, l'égocentrisme de ses deux frères et de sa sœur.
Les deux auteurs en disent long sur la vieillesse, sur la mort. Sur les conditions déshumanisées qu'entretiennent certains foyers d'accueil envers leurs pensionnaires ayant de faibles revenus... Parcours exigeant allégé par la passion de Denis pour les livres. Cheminement au cours duquel le lecteur choisira ce qui le touche véritablement. La beauté, la laideur, avers et revers de la médaille humaine. Celui qui nous encourage à arpenter la route parsemée d'embûches, celui qui, voilé, tel un tableau érotique trop véridique, dissimule les secrets vitaux que forgent l'amour déçu, la maladie incurable, la haine déversée sur des êtres innocents...
Quand Denis en aura terminé avec les réminiscences d'un passé obscur, il se rendra compte que l'amitié, l'admiration, l'amour se soudent en un sentiment puissant, indestructible. Il réapprendra à rire, à faire des projets. Le temps figé, jours et nuits pendant lesquels une vieille femme dépérit, n'est-ce pas aussi le temps que nos souffrances s'approprient, nous empêchant de regarder la peur en face, de la vaincre avant qu'elle nous étouffe. Monsieur Silberman la compare au regard de Méduse, monstre qui ne cesse de nous tétaniser...
Roman qui possède ses " heures précieuses ", nous hante une fois la dernière page achevée. Autour de soi, les artisans et compagnons de livres nous manquent, les personnes âgées nous incitent à plus de compassion, hommes et femmes détiennent des frayeurs contre lesquelles le regard de Méduse se heurte avant de capituler. Un récit définissant la moderne condition humaine, telle que nous la percevons dans une société hypnotisée par les apparences. Autre regard de Méduse.
Le temps figé, Hans-Jürgen Greif et Guy Boivin
Éditions L'instant même, Québec, 2012, 278 pages