samedi 29 septembre 2012

Les brûlures du temps qui passe ***

Télévision. Perplexe, on la regarde. Son écran est gris et vide, ses atours noirs et poussiéreux. Son dos est bossé. On se dit qu'elle nous informe du pire comme du meilleur. Ses images déboulent, agréables ou torturées. On pense à une vieille sorcière fatiguée, dépossédée de sa magie. En un siècle plus barbare que le nôtre, elle aurait fini ses jours sur le bûcher. On se penche sur le dernier roman de Gilles Jobidon, Combustio.

En compagnie de Jane Dix, jeune archéologue au chômage, nous allons parcourir des univers disséminés dans le temps. À la suite d'une petite annonce à laquelle elle répondra, et après l'échec d'une entrevue, Jane se verra proposer un curieux mandat par une jurée, Sarah Mill, qui l'a remarquée. Rechercher l'origine de l'incendie, qui a dévasté pendant trois jours une partie de Londres en 1666. Jane, tout comme le lecteur, traversera des situations oscillant entre vérités et mensonges, entre histoire officielle et fiction. De l'atelier de Francis Bacon, qui a été un ami intime de Sarah Mill, Jane sera propulsée dans les archives poussiéreuses de la société d'assurances Lloyd's où travaille son employeuse. Jane devra se rendre à Paris, rencontrer un spécialiste de Georges de La Tour afin d'y faire authentifier un triptyque dépeignant l'incendie. Certains éléments n'étant pas conformes aux conclusions tirées des causes du sinistre. Enquête qui amènera Jane dans les pas de surprenants personnages, la plupart mis en scène par Sarah Mill. Une artiste polonaise, une famille amish dont l'un des membres est gardien de phare, Henri Dunant, fondateur de la Croix-Rouge, un faussaire de tableaux amnésique, deux frères milanais : l'un est botaniste, l'autre, rebelle raté. Il y a aussi les Salmontès, fondateurs d'un célèbre et mystérieux cirque. Dédale dans lequel Jane se fondra sans jamais s'y incruster, les flammes, souvent symboliques, détruisant rageusement les actions excessives des protagonistes. Une fatalité ignée les regroupe dans la mémoire de Sarah Mill, les distille durant la mission éparpillée de la jeune archéologue. Points de repère, tels des phares avertissant les navires du danger des tempêtes. Et c'est bien le gouvernail d'un vaisseau fantôme que tient Jane, envahi d'êtres excentriques. Admirable fiction alimentée du savoir de l'écrivain. Extravagance imaginaire que permettent des époques révolues, peut-être entrevues le temps d'un roman...

Toutefois, le parcours de Jane, parsemé d'embûches historiques, dépeint par Gilles Jobidon, déroute le lecteur, lassé de trop longues descriptions narrées par des individus qui s'invitent à tour de rôle. Parle-t-on de cette manière ininterrompue ? On en doute. La curiosité l'emportant, questions et réponses devraient animer un discours passionnant, parfois éteint par d'intenses, poignantes digressions. L'agonie apaisée du roi Louis XIII méditant devant un tableau de La Tour, l'unique représentation du cirque Kirkos, le suicide de Hermina Salmontès. Le désespoir dissimulé de Sarah Mill, qu'elle noie occasionnellement dans de bons vins... La détresse de Jane après une expérience malheureuse en Amérique du Sud. Le feu, sous toutes ses formes, tord ses flammes dans l'existence de femmes et d'hommes blessés par la maladie du corps et de l'âme. La fuite sans but de La Tour ne parvenant pas à oublier la mort de sa petite fille Marie.

Roman touffu, foisonnant de détails subtils, méticuleux. Un ton lyrique, une écriture griffée, tel un manuscrit ancien supportant difficilement la lumière du jour, enténébré d'un encombrant et lourd passé, semblable aux tableaux du peintre des Nuits... Après avoir fermé le livre, un peu essoufflés, nous avons l'impression d'avoir fait une longue promenade hors du temps, dans des sentiers calcinés, leurs pierres charbonnées, foulées par des êtres impatients de connaître par qui ou pourquoi origine l'incendie de Londres. À lire à doses parcimonieuses, comme aujourd'hui nous relisons Balzac.


Combustio, Gilles Jobidon
Leméac Éditeur, Montréal, 2012, 320 pages

lundi 17 septembre 2012

Vive la liberté ! *** 1/2

En cette fin d'été, pourquoi ne ferait-on  pas un clin d'œil connivent au blogue littéraire Le Chat Qui Louche, animé de textes diversifiés de qualité, orchestré par Alain Gagnon, lui-même écrivain prolifique ? Notons son prolongement par le biais de la maison d'édition numérique Le Chat Qui Louche, que dirige courageusement l'écrivaine Dany Tremblay. On parle du numéro 111 de la revue XYZ. La revue de la nouvelle.

Sur le thème " Totalement libre ", vingt et un écrivains du Saguenay-Lac-Saint-Jean se sont exprimés sur un sujet qui fait couler trop de sang et beaucoup d'encre. Pourquoi la liberté envers soi et envers les autres, déchaîne-t-elle autant de passion guerrière, d'injustices destructrices ? Ces écrivains ont eu le courage d'aborder ce point crucial dans de courts récits, leur apportant, grâce à leur brièveté, une surprenante intensité. On ne pourra tous les nommer, mais, cueillis au hasard, on en a retenu quelques-uns qui nous ont inspirée plus que d'autres. Particularité de ce numéro, il s'ouvre sur l'enfance, se ferme sur une mort prochaine. Mylène Bouchard nous introduit dans la solitude d'un enfant qui, au retour de l'école, se heurte à une maison vide, se bâtit une « lumière sur l'absence » pour meubler le silence. Situation combien actuelle, interprétée de l'intérieur, même si les bruits alentour sourdent violemment aux oreilles de Loan. Plus loin, une petite fille, surgie de la plume d'Élisabeth Vonarburg, se crée une bulle avant de se frotter aux humains. Similitude de l'enfance blessée et méfiante entre cette nouvelle et celle de Mylène Bouchard. On lit, on sourit, on n'intervient surtout pas dans ces univers feutrés, sur le point de crever leur cocon. Anne-Marie Allard met en scène une fillette qui, durant une messe d'enterrement, observe un mystérieux voyeur. Nouvelle classique avec sa chute inattendue, Alfred se révélant un hôte insolite... Plus loin, l'humour noir de Jean-Pierre Vidal, son narrateur se jouant au téléphone d'un représentant en cellulaires et autres objets du genre. On a aimé L'autre en lui, texte signé Dany Tremblay. Un homme timide accro aux « pilules roses », trouve en ce paradis artificiel l'audace de draguer la serveuse d'un bar minable. Réalisme sans autre issue que celle du lampadaire sur le trottoir où il se tient chaque soir. Second paumé : le musicien attendant sous la pluie le tenancier d'un bar. Celui-ci, d'un simple mot, pourrait relancer sa carrière en berne de saxophoniste. Le musicien sous la pluie, François-Bernard Tremblay. Totalement libre à Tunis, texte signé Danielle Dubé, confirme qu'une femme ne peut être tout à fait libre dans un pays où les hommes ne le sont pas eux-mêmes. Michel Samson et Gérard Pourcel inaugurent une insoutenable nouvelle perçue à travers le sourire d'un enfant birman qui désirait être moine, et un jeune homme servant de cible trompeuse à une publicité. Les deux écrivains ont posé un regard compassé sur des êtres de passage : l'un, un vieux moine, l'autre, une ancienne vedette de baseball. On a frémi à la lecture de Brèves d'eaux troubles, l'auteur, Maurice Cadet, donnant la parole à un homme déçu par deux femmes aimées. Que se passe-t-il dans la tête d'un individu quand il fait de la motoneige sur un lac gelé ? Un acte criminel peut-il alimenter une liberté chèrement acquise ? Marité Villeneuve et Élaine Hémond nous offrent deux nouvelles ludiques, allégeant l'ensemble des récits ici nommés. Efficaces et souriantes, les auteures créent des personnages féminins insinuant que la liberté devrait se nourrir de complicité. Univers jubilatoire et jouissif ! Dans De chair et de cendres, Line Gaudreault se penche sur un veuf qui, chaque dimanche, lit quelques pages d'un roman près de « l'urne en verre soufflé » de son épouse. Nostalgique entrée en matière avant de pénétrer dans le texte d'Yvon Paré, Un testament, celui qu'il adresse à son futur héritier. Étrangement, ce bref récit, aux relents de feuilles mortes, au ton ironique, s'apparente à un essai d'Alain Gagnon, qu'on avait particulièrement prisé. Jacob en était l'héritier présumé. C'est dire le talent similaire de ces deux écrivains qui ont à leur actif une œuvre impressionnante...

En ces temps modernes où la liberté s'avère un enjeu perpétuel, tant politique, culturel que religieux, on ne pouvait mettre de côté la parole d'écrivains qui se sont engagés à décrire ce que représentait l'insoumission insérée au cœur d'hommes et de femmes sans cesse réprimés, enfermés dans la cage impénétrable de leur corps et de leur esprit. Ces êtres contraints à toutes formes de silence offensé, se mesurent avec héroïsme au pouvoir insensé de ceux qui, refusant les différences d'autrui, se condamnent eux-mêmes à une haine inapaisée. Ces quelques lignes témoignant de ce que l'on a ressenti en lisant les écrivains saguenéens, démontrent que dans ces histoires, compilées en une centaines de pages, s'instaure un élan instinctif, réprobateur : le refus de se laisser embrigader dans des territoires occupés par des humains armés de paroles nuisibles, prémunis de gestes outranciers. Oui, totalement libres quand nous faisons de l'écriture une raison suffisante à défendre celui et celle qui dérangent le désordre organisé contre de stériles sources de violence !

On mentionne la singulière nouvelle de Sylvie Gendron, Un autre hiver, lauréate du vingt-deuxième concours de la revue, pour l'édition 2011.


XYZ. La revue de la nouvelle
numéro piloté par Yvon Paré
XYZ éditeur, Montréal, 2012, 102 pages

lundi 10 septembre 2012

La vie vue d'en haut ****

Dimanche. Jour de repos par excellence que certains d'entre nous détestent, la solitude se faisant plus oppressante. On s'étonne, le dimanche contenant un semblant de liberté impossible à apprivoiser en compagnie de nos semblables. Alors, pourquoi s'obstiner dans son angoisse au lieu de rejoindre celui ou celle qui nous attend ? On a lu le recueil de nouvelles Éclats de lieux, signé Aude.

Avant d'aborder le monde terrestre et cruel, nous lisons que trois fileuses — les trois Parques dans la mythologie grecque — « belles et silencieuses », détiennent et forgent notre destin entre leurs mains habiles. Elles vivent paisiblement, soutenant le poids du monde, jusqu'au jour où neuf femmes cherchent refuge auprès d'elles. Leur état est si lamentable, leur discours tellement horrible, que les fileuses suspendent le cours du temps et celui, impitoyable, des humains... L'auteure évoque alors les drames d'hommes et de femmes, que des circonstances particulières ont soumis à des nécessités de survie. Le paysage, qu'il soit extérieur ou intérieur, désert ou prison, calcine des êtres qui ne croient plus en une quelconque rémission. La souffrance physique ou mentale invente son contrepoint en des espaces arides, rongés par des vents cinglants. Respiration altérée de celui ou celle cheminant sur des charbons ardents. Ainsi, les photographes de la nouvelle À l'abri ne se rendent plus compte du désarroi dans lequel, peu à peu, ils sombrent, leurs images reflétant la terreur qui les mine, le soleil, ici symbole de violence, les arrache à une existence pacifique. Les Chacals nous emportent dans un camp de femmes réfugiées, à la merci d'hommes indignes, exploitant leur misère, leur innocence. L'une d'elles agonise après avoir marché pendant trente-huit jours, ses compagnes attendent le pire, les chacals « postés à l'entrée de la tente [...] » pourront passer à l'assaut.

Parmi ces textes troublants, on a relevé le sort fatal d'individus que rien ni personne ne peut interrompre. La femme qui se noie, un matin de février, après avoir longtemps hésité sur les berges du fleuve glacé. Refusant sa mort, un proche l'imagine devant son chevalet, peignant un ultime tableau. Elle voyage sous l'eau, « comme si, dans la mort, on demeurait vivant. » Réflexion désespérée, soulageant peut-être la peine incommensurable de l'homme figé sur la rive à regarder le large. Mais les hommes n'ont pas cette compassion exacerbée quand il s'agit de se venger. Dans la nouvelle L'attente, une femme enfermée dans un cachot, se consume dans une souffrance démesurée. Avec d'autres, enfermées comme elle, elle écoute les bruits retentissants, ceux des mitraillettes exécutant leurs compagnons. Puis, le silence plane, éclaboussé de sang autant que les murs. L'irréprochable met en scène un homme, époux et père, à la recherche de lui-même, éternel insatisfait, éternel destructeur. Ce récit démontre combien le mécanisme machinal du quotidien insupporte quand nos rêves dérivent vers des voies idéalisées, à la portée d'échecs insoutenables... On a aimé Océan de glace, les deux femmes qui marchent sur la plage enneigée. Elles sont dans le mitan de l'âge, une harmonie née de leurs expériences leur font oublier que demain ne sera plus exactement comme l'instant qu'elles partagent. Elles chuchotent. « Rigolent. » Les grandes marées de l'océan et du temps sont inopérantes sur le bonheur d'être, simplement. Une nouvelle impressionnante, La femme de la ruelle, dépeint une forme de justice vertigineuse qu'un tueur à gages impute à ses victimes. Un après-midi brûlant, il doit supprimer l'épouse d'un politicien, celle-ci manipulant cruellement les ficelles embrouillées du pouvoir. Une seconde d'humanité traversera le regard de la femme et du tueur à gages. Complicité meurtrière, la lueur perceptible d'un signe sacré affleure dans les yeux de toute femme qui va mourir...

De très courtes nouvelles intimes, dénonçant la solitude mutilée que provoque trop d'attachement, entrecoupent des nouvelles plus longues. Chacune déploie la laideur politique ou sociale que subissent certains pays et continents dénués d'abondance. On n'a pas mentionné les vingt-trois titres du recueil, ces fables malmenant le lecteur, l'acculant sans larmoiement à sa conscience assoupie dans un confort douteux. Il faudra la supplique tenace de l'une des neuf femmes pour que les trois fileuses tissent à nouveau le cours intarissable du temps, celui, faillible et tangible de la destinée humaine.

C'est toujours avec une immense curiosité intellectuelle qu'on lit cette écrivaine singulière. Aude, elle-même âprement touchée par le désir de vivre, fait preuve une fois encore d'un immense talent de nouvellière. Les textes de ce dernier recueil, brefs dans leur narration, décrivent avec une rage contenue la barbarie d'hommes sidérés par l'analphabétisme du cœur. Coulent les phrases incisives, se gravent dans nos esprits la précision et justesse du vocable approprié au genre. Les non-dits affluent, tels des diamants bruts, laissant deviner le travail minutieux de la lapidaire infatigable qu'est Aude. Les pages admirables et sobres de la nouvelle intitulée Indélébile Virginia, résumant l'existence tragique de Virginia Woolf, témoignent à elles seules de la pertinence de nos propos !


Éclats de lieux, Aude
Lévesque éditeur, Montréal, 2012, 142 pages