lundi 16 janvier 2012

« Objets inanimés avez-vous donc une âme ? » ***

Une question nous est régulièrement posée. Pourquoi toujours parler de livres qui nous plaisent et rarement de ceux qui nous déplaisent ? Question saugrenue à laquelle on répond, agacée, qu'on n'a pas de temps à perdre. On travaille comme réviseure, on évalue des manuscrits, on lit pour alimenter notre blogue. Et puis, raison ultime, étant soi-même écrivaine, on est très mal placée pour critiquer méchamment ses pairs. Ceci mis au point, on parle du livre de Daniel Canty, Wigrum.

Cela commence à l'automne 1944. La guerre sévit en Europe ; en Angleterre d'intenses bombardements font rage sur Londres. Rien de bien nouveau avant que Sebastian Wigrum entre en scène, au moment où il s'enfuit de son appartement londonien vers des ciels plus paisibles. Où se réfugie-t-il ? Nous ne savons trop, seuls des indices nous mettent sur plusieurs pistes, des objets en particulier, un visage de femme répondant au doux nom de Clara. Hantise d'un amour déçu ? Un dénommé Joseph Stepniac nous assure que Sebastian Wigrum est un « collectionneur ordinaire », qu'il est né en 1899. S'ensuit une étrange et courte biographie sur l'homme qui nous intéresse. Nous avons souvent l'impression que Wigrum franchit des miroirs démultipliés, qu'il apparaît à des époques différentes, abandonnant ici et là des objets préservés par un homme aujourd'hui décédé, nous léguant une succession d'artefacts, listés en trois catégories : Collection du miroir, Collection de Prague, Extraits de patience. Classés par ordre alphabétique, les objets et leurs explications laissent supposer que Sebastian Wigrum n'était pas un homme simple, mais entravé par des vérités imparfaites et par leurs contraires. On cite quelques-unes des choses ordinaires, elles aussi, auxquelles il tenait, nous emportant loin du monde des arts et de leurs merveilles. Des allumettes, un piment, une pierre, une carte à jouer, un ongle d'oie, une bulle d'eau, un burin, des clefs, un bonbon mexicain, un index de caoutchouc, une feuille d'automne, une loupe, des pilosités, un poil blanc de yéti, un écrou, un pavé, une savonnette, une toupie, une fourchette... Il serait superflu d'énumérer tous les accessoires qui, par leurs commentaires parfois douteux ou oniriques, nous détournent d'une réalité logique et concrète. La légende réservée au poil de yéti, par exemple, nous a fait basculer dans plusieurs minutes irrationnelles, comme si nous entrions dans le monde farfelu d'un peintre qui aurait tout vu, d'un écrivain qui aurait tout lu : soit dans une espèce de négatif où les lettres et l'image seraient perçues à travers une loupe déformante. Par contre, plusieurs objets nous permettent de croiser des personnages illustres, à qui ces colifichets auraient appartenus. Salvador Dali — bienvenu dans ce monde de « retrousse-poils » —, William Faulkner, Arthur Rimbaud, Robert Louis Stevenson, Ernest Hemingway, Josephine Baker. Des noms inconnus intervenant, nous nous demandons à quoi tient leur véracité : à une heure de gloire ou à l'imagination jubilatoire de l'auteur ? Il est d'ailleurs impossible à Daniel Canty de prouver quoi que ce soit des faits stipulés, leur fin s'abîmant dans une habile combinaison d'événements substantiels.

L'humour résonne à chaque page, rebutés ou subjugués que nous sommes par l'invraisemblance de propos anodins ou, inversement, évoqués par des témoins, tels Joseph Stepniac et Sebastian Wigrum. Ces deux-là n'échangent-ils pas une courte correspondance, où l'ombre magique de Georges Perec engage le lecteur dans une illusoire présence de l'auteur, Daniel Canty, se fourvoyant dans des interprétations volubiles ? Le lecteur a pris grand plaisir à se délecter de ce livre burlesque, cabinet de curiosités qu'il ouvre sur des collections privées, désencombrées d'appellations où toutes formes d'art côtoient des sciences plus formelles. Ce livre se suffisant à lui-même, il était fastidieux de le ranger parmi les romans, ce qu'il n'est pas, mais témoigne plutôt d'une démarche littéraire hors du temps et de l'espace, essaimée d'objets singuliers comblant la curiosité d'un lecteur avide d'originalité.

On souligne le travail d'édition magistral, les illustrations signées Estela Lopez Solis, ainsi que les traductions en plusieurs langues.


Wigrum, Daniel Canty
Éditions La Peuplade, Chicoutimi, 2011, 205 pages