La France au XIVe siècle, sous le règne de Philippe le Bel. L'ordre des Templiers se fait entendre. L'Inquisition bat son plein d'atrocités. C'est aussi le règne du pape Clément V, complice de l'État. Ce jour-là, place de Grèves, à Paris, Guion de Cressonaert, clerc de Valenciennes, prend en note les aveux d'un chevalier soumis à la torture. Soudain, il n'en peut plus d'assister au supplice de l'innocent : il s'évanouit. Le bourreau le ranimera mais « baignant dans [ sa ] sueur, rendant [ ses ] entrailles [ ... ] » , il sera renvoyé dans sa famille à Valenciennes. En cours de route, il sera soigné par une béguine, Béatrice, fille adoptive de Marguerite Porète, maîtresse spirituelle de l'ensemble des béguines. Guion aboutira au béguinage hospitalier, l'hôpital Sainte-Élisabeth. Durant des mois, fiévreux et demi-conscient, il découvrira, étonné et séduit, les principes fondamentaux du béguinage. Durant sa convalescence, Béatrice lui présentera la clergesse du Hainaut, dame Marguerite, la Porète. Puis, tous les deux se réfugieront dans le camp secret de Marguerite. Ne pénètre pas qui veut les sillages privés du béguinage, Guion sera astreint à différentes initiations qui le délesteront de la peau du " vieil homme ". Lui sera alors révélé l'idéal de ces femmes qui prônaient l'amour libre, une spiritualité en rapport intime avec la nature. Un mouvement intellectuel philosophique émanant de leurs activités communautaires, le convaincra de son importance dans un univers d'hommes rongés par une haine endémique de l'être humain. Quand Guion s'unira à Béatrice, qu'elle lui donnera un fils, son bonheur sera absolu. Il se tient sur le toit du monde. Devenu scribe de Marguerite, il recopie des feuillets de son premier livre Miroir, que l'évêque de Cambrai avait fait brûler devant ses yeux. Il enseigne à lire et à écrire aux bergères et aux lépreuses. Guion de Cressonaert converti aux préceptes de ces femmes humanistes, féministes avant la lettre, fait de lui un bégard. Son admiration exclusive pour Marguerite sera telle que, convoquée au béguinage de Bruxelles, il la suivra, ne se doutant pas qu'il ne reverra plus Béatrice ni son fils... Subordonné au pape Clément V, Philippe le Bel est autorisé à anathématiser les Templiers, les béguines et les bégards. Marguerite et Guion fuiront vers Paris, seront recueillis et protégés par un dénommé Audret qui s'occupe de « louer des étrangers en échange d'un pourcentage honnête. » Se rallieront à eux les misérables, les prostituées, les éclopés, les malades, tous les déchets humains des quartiers de Paris... Tandis qu'ils organisent une fête gigantesque pour saluer la venue du printemps, Marguerite sera enlevée par un inquisiteur. Usant d'une téméraire habileté que lui confère son ancienne profession de clerc, Guion s'infiltrera au couvent où est emprisonnée Marguerite. Après avoir pris des risques insensés, il sera reconnu comme étant le complice de l'hérétique, condamné à la prison à vie. Marguerite Porète sera immolée le 31 mai 1310, sous les yeux ahuris de la foule.
Qu'était le béguinage en cette époque médiévale de la France ? Que représentaient les béguines qui prêchaient l'Amour au-delà de Dieu, dans la liberté des mœurs, privilégiant l'esprit au corps ? Jean Bédard explique : " Ces femmes déterminées bâtiront un mouvement qui prendra un essor gigantesque au XIIIe et au début du XIVe siècle. Elles développeront une économie des hôpitaux, dont elles étaient maîtresses. Une médecine proche de l'herboristerie, un artisanat particulier pour obtenir leur autonomie économique. " L'auteur ajoute que " les femmes perçues par les hommes d'alors éclairent la vision qu'ils portaient sur la nature, le corps et l'esprit. Marguerite Porète a fait trembler des papes et des rois. "
Roman foisonnant, certes, mais aussi témoignage d'une femme exceptionnelle qui a eu le courage de ne pas se soumettre au chantage effroyable d'un État et d'une Église minés par trop de rigorisme intolérant, par la crainte de perdre le contrôle des béguinages essaimés en France et aux Pays-Bas. Pages admirables et lyriques quand Jean Bédard décrit la nuit de noces de Guion et de Béatrice, la grossesse de celle-ci, la naissance de leur fils. Guion se fondra avec une foi incommensurable dans l'existence constamment menacée des béguines. Jusqu'à se désagréger dans une folie où le visage de cet homme deviendra « le miroir heureux de la nuit. »
À lire absolument, pour mesurer la détestation que des hommes, indignes et réfractaires à la féminité, manifestaient envers des êtres d'avant-garde, transformant le moindre geste, la moindre parole en état de grâce. Un monde idéal forgé dans la peine de chaque instant. Recelant des convictions dont les béguines n'abdiqueront jamais. À lire pour savourer l'écriture passionnée de Jean Bédard, pour partager avec Guion de Cressonaert l'amour que rédiment les actes insensés d'hommes embrigadés dans un pouvoir oppresseur, sur le point de faillir au moindre bouleversement. Si le supplice de Marguerite de Porète a subjugué une foule ignorante, superstitieuse, Jacques de Molay, grand Maître des Templiers, subissant le même horrible sort, dénoncera, prémonitoire, la fin des Capétiens.
Marguerite Porète. L'inspiration de Maître Eckhart, Jean Bédard
VLB éditeur, Montréal, 2012, 365 pages.