Où irons-nous en vacances ? Mer, montagne, campagne ? Faut-il attendre l'été pour se dépayser ? Faut-il quitter Montréal où tant d'événements estivaux se déroulent ? Si on ne s'attarde pas dans les festivals, certains faits de tout et de rien, on aime la proximité de la ville et des terrasses de bistrots. Ces flâneries nous ont permis de lire Une maison dans les nuages, de Margaret Laurence.
Jack Laurence, ingénieur, époux de l'auteure, sera envoyé dans le désert du Somaliland (Somalie britannique) pour y superviser la construction de réservoirs d'eau. Après moult péripéties, lui et sa femme parviendront à Berbera, première étape de leur dangereuse mission. Puis, départ pour Hargeisa, capitale du Somaliland, où résident les coloniaux au début des années cinquante. Margaret Laurence se rendra très vite compte de l'incompréhension viscérale régnant entre les Britanniques et les Somalis. Les conversations insipides des femmes anglaises l'horripilent, leurs époux, administrateurs pour la plupart, supportent la routine du travail, subissent les méfaits de l'alcool. Canadiens, Margaret et Jack Laurence seront perçus tels des marginaux par les Européens, ce qui leur permettra de regarder au-delà d'une nouvelle Angleterre miniaturisée dans le désert où survivent les Somalis. Écrivaine, Margaret Laurence s'intéressera aux poèmes et contes somalis que, fascinée, elle traduira et publiera. Fine et tendre observatrice, elle décrit dans son Journal, le fatalisme d'hommes et de femmes éprouvés par le manque d'eau, la chaleur ignée tuant enfants, chameaux, grillant le peu d'aliments comestibles. Basé à Sheikh, autrefois capitale administrative durant la saison chaude, le couple vivra dans une petite maison, à l'écart du village fréquenté par « quelques enseignants et leurs épouses ». Dans cette région désertique, au cœur de la saison sèche, Margaret évolue parmi les bergers, leurs troupeaux de moutons et de chèvres, alors que son mari connaît ses premières déconvenues à la construction des réservoirs. Dans la petite maison, havre provisoire de sérénité, il semble à Margaret qu'elle devra tout apprendre « des croyances, des coutumes et des traditions somalies. » Ce qu'elle fera au contact de gens simples et pauvres, musulmans convaincus, ne remettant jamais en cause l'existence de Dieu dans un pays totalement démuni : Dieu l'a voulu ainsi... Des hommes rêvent d'être ce qu'ils ne seront jamais, éternels prisonniers d'un climat impitoyable et, plus indigne, de colonisateurs qui ne leur accordent aucune chance de s'affirmer, les Somalis étant confinés dans des clans aux traditions ancestrales. Margaret et son mari quitteront leur petite maison dans les nuages, portant en eux « le souvenir d'une paix qui en émanait, comme un talisman. »
Dans les plaines du Haud où il n'a pas plu depuis un an, Jack et Margaret Laurence, accompagnés de Somalis aptes à les assister dans leur périlleuse entreprise, repèrent les lieux où devront être construits les réservoirs. Constamment remis en question par les hommes qui les secondent, excédés par une sécheresse qui s'éternise, Margaret et son mari seront confrontés aux oppositions parfois naïves des Somalis, partagés entre une culture entrevue à travers la leur, constamment brimés par des heurts suscités par leur religion et les principes claniques. Margaret illustrera à merveille la personnalité complexe de leurs aides de camp. Mohamed, cuisinier et chanteur de courts poèmes lyriques ; Hersi, issu d'une famille distinguée, médiateur du camp ; Arabetto, mécanicien polyglotte ; Abdi, tireur d'élite, ancien chauffeur au gouvernement. Chacun à sa manière, se distingue auprès de Jack Laurence pour démontrer son savoir-faire. Margaret Laurence disséquera sous sa plume incisive le cas d'Européens qui ont aimé l'Afrique pour ce qu'elle représentait à travers son peuple, éloignée de l'image douteuse créée par des colonisateurs poursuivant un rêve infantile : prolonger un pays imaginaire. Les questionnements et réflexions de l'écrivaine sur les impérialistes, ainsi les appelle-t-elle, s'avèrent des propos extrêmement sensibles, remuant une fibre ostentatoire, comme si au fond de nous-même, subsistait un rôle infâme, celui d'assujettir les opprimés...
Il est impossible d'analyser un récit aussi dense, écrit dix ans après le retour des Laurence au Canada. Cependant, des visages se sont inscrits dans la mémoire. Des hommes épris d'une Afrique authentique et non figée dans d'illusoires doctrines libertaires. Le Baron, Chuck le Canadien, Miles, Dexter, le Padre. On en oublie. Éternels errants assidus au travail, méprisés des impérialistes qui, sans le savoir, réglaient des comptes. Lucide, Margaret Laurence a profité de ce voyage, instable comme l'air qu'elle respirait, pour se rencontrer elle-même, témoignant de la précarité de ce que nous sommes et devenons face à des événements dépassant notre entendement.
Livre magistral où l'écriture, puissante et griffée à même la chair d'une conscience toujours vivante, poigne le lecteur, dérange ses convictions intimes. L'écrivaine le détourne de voies étroites, qu'elle dirige vers une réalité n'ayant d'égale que la volonté de pénétrer un ailleurs intérieur reflété par des gens du désert, persuadés, malgré leur souffrance, leur colère, leur foi, d'acquérir une liberté chèrement disputée aux colonisateurs de tout poil. Dix ans plus tard, nous renseigne Margaret Laurence, les deux Somaliland, respectivement sous juridiction britannique et italienne, « se seraient réunis et auraient déclaré leur indépendance en tant que République de Somalie. » Le reste, les embûches dues à un pays si pauvre en ressources naturelles, se trouve entre les mains de Dieu !
On mentionne la qualité subtile de la traduction, signée Dominique Fortier.
Une maison dans les nuages, Margaret Laurence
Traduit de l'anglais (Canada) par Dominique Fortier
Éditions Alto, Québec, 2012, 380 pages