Soupirant longuement, elle nous dit souhaiter un événement fabuleux qui viendrait interrompre la monotonie de son existence. Étonnée, on comprend mal ce vœu insolite. Que faire pour la contenter ? Un éclair de génie nous traverse l'esprit : on l'invite à lire le roman de Martine Desjardins, L'évocation.
Fin du dix-huitième siècle. À l'est de Québec, isolé du canton d'Armagh, se dresse un manoir que jouxte une mine de sel gemme désaffectée. Son Excellence Lily McEvoy, vingt-sept ans, héritière du domaine, a pris la décision de recevoir maître Anselme, tailleur de pierre. Il a sculpté durant dix ans, le monument funéraire des parents de la jeune femme. Avide et droguée de sel, elle vit en compagnie de ses deux servantes quinquagénaires, Perpétue et Ursule, recueillies par son père, à l'orphelinat de Québec bien des années plus tôt. Il y a aussi Titus, enfant mal défini dans la lignée des McEnvoy. Aujourd'hui adulte, réduit au rôle de valet de ferme, farouchement silencieux, il attend les ordres de Lily. Elle lui ordonne d'aller à la chaumière, près de l'ancienne mine de sel, où habite maître Anselme, de le ramener au manoir, elle l'invite à souper. Invitation qui étonnera agréablement Perpétue et Ursule, qui, à l'inverse de Lily McEnvoy, se gorgent de sucre d'érable.
Dix ans ont passé pendant lesquels des calamités ont chamboulé la vie de Lily, de ses parents et de Titus. De maître Anselme aussi. Son père, Magnus McEvoy, issu d'une vieille famille irlandaise, entra adolescent dans la marine royale ; sa grande aptitude à la navigation lui permit de faire échouer La Galante, une frégate française de soixante canons. Il fut gratifié du commandement de la prise, qu'il rebaptisa Galatea, la figure féminine qui en ornait la proue lui paraissant vivante et prête à s'animer. L'explosion de la frégate, provoquée par un marin insoumis, le lassera des guerres et des mers. Sur le point de regagner l'Irlande, le gouverneur général James Murray, en récompense de sa participation à la Conquête, lui concédera vingt mille acres de terres non défrichées « s'étendant de part et d'autre de la rivière de la Loutre, à deux journées de marche du village de Beaumont. » D'où la découverte d'une prodigieuse mine de sel gemme qui fera la fortune du contre-amiral, la faisant fructifier par des esclaves " pawnees ". Redouté et envié, Magnus McEvoy se rendra compte qu'il n'est pas simple de duper qui que ce soit. La figure de proue de sa frégate perdue, sera personnalisée par Laurence, une petite fille que plus tard, Magnus McEnvoy rencontrera chez maître Anselme, celui-ci l'utilisant comme servante. Il lui remettra un flacon de sel dont elle peut se servir à tout moment... L'avenir, représenté sous les traits de Laurence qu'il a épousée et qu'il vénère, ne lui réservera que des échecs dus à sa trop grande confiance en son pouvoir : le sel lui garantit la sujétion de ses semblables.
Ainsi, dix ans alternent autour de souvenirs ressassés par Lily McEvoy qui, réfugiée dans ses appartements, attend maître Anselme, souhaitant mettre au jour, rumine-t-elle, les infamies qu'il a causées à sa famille. Un buste de femme sculpté dans un bloc de sel par Titus repose sur la table de la salle à manger, entouré de dix-neuf salières façonnées par maître Anselme à l'intention de Magnus McEnvoy. Clés du mystère pesant sur l'existence recluse de la jeune femme, qui ne cesse de s'alimenter de sel. Une profonde angoisse, mêlée à une rancune inqualifiable, la fait agir d'une manière cruelle envers Titus que, pourtant, elle aime d'une passion exclusive. Semblable en cela à son père qui, humilié et repoussé pendant la grossesse de son épouse, attendait devant sa porte fermée, qu'elle accouche. Père et fille ne s'empoisonnent-ils pas au contact du sel ? Magnus l'ingérant à petites doses après la mort de Laurence ; Lily, le prisant, se transforme lentement en statue minérale.
L'intérêt du roman, intensifié par l'imagination et les connaissances de Martine Desjardins, atteint son apogée quand l'auteure, amalgamant histoire officielle et légendes, prête à Lily McEvoy d'amères interprétations chimériques, leur dénouement se heurtant à sa quête mensongère, dans la salle à manger où se tient maître Anselme. Provenance et vertus du sel qu'elle dépeint avec précision mais révélant les incapacités de Lily à retrouver le goût de la vie, nourrie de constantes réminiscences usées par le temps. Le sel fond rapidement, les sculptures de maître Anselme ne résisteront pas mieux à la décomposition que les corps de Magnus et de Laurence, conservés dans la splendeur aveuglante de la mine. Allusion aux paroles évangéliques de l'apôtre Matthieu. Qui n'a pas rêvé d'être le sel de la terre ? D'en garder la saveur jusqu'à la fadeur inévitable...
Roman inclassable dans la littérature québécoise, son auteure Martine Desjardins abordant des sujets hors des sentiers battus. Si l'approche se veut psychologique, les caractères de chacun étant clairement analysés, nous ne pouvons douter du symbolisme émanant du thème. L'Antiquité et le Moyen Âge évoquent le magistral aspect commercial du sel, seule substance minérale consommable. Territoire peu utilisé, favorisant une place inédite au fantastique, nous ne pouvons que pénétrer avec admiration dans la part onirique du récit que l'écriture classique, sans fioritures, enrichit d'une force inspirée du désir de surprendre les fantômes d'êtres piégés par trop d'outrecuidance.
Publié une première fois aux éditions Leméac, en 2005, ce roman a été lauréat du Prix Ringuet de l'Académie des lettres du Québec.
L'évocation, Martine Desjardins
Éditions Alto, Québec, 2012, 208 pages