Pour faire diversion, on pourrait agrémenter nos introductions de quelques citations. Sauf que retirées de leur contexte, elles ne signifient plus rien. Nous nous approprions des phrases qui, croyons-nous, conviennent à nos états d'âme, ce qui se résume à couper la branche d'un arbre en fleur. Lentement, la branche fleurie meurt, les citations tombent à plat sous le regard ahuri de celui ou de celle qui les lit. On préfère le pouvoir de l'imagination, garder l'esprit libre, faire confiance à l'inspiration du moment. Aujourd'hui, il sera question du roman de Mathieu Boutin, L'oreille absolue.
Robert Dubreuil est violoniste dans un orchestre symphonique. Fils de Jasmine Dubreuil, pianiste réputée, accompagnatrice et professeure recherchée. Enfant issu de l'un de ses nombreux amants, il est quasiment né sous un piano ; Apollon, dieu de la musique, l'a doté de l'oreille absolue. Vingt-six ans à jouer dans un orchestre, c'est long, quand un étrange destin vous a imposé la musique, que vous ne l'avez pas choisie. Entre-temps, la terrifiante maladie d'Alzheimer a atteint Jasmine, elle est hantée par un passé tumultueux qu'elle a en vain essayé d'oublier. Robert vit seul, incapable d'exprimer ses sentiments, qu'ils soient amicaux ou amoureux. À cinquante ans, c'est un homme amer, désenchanté ; hormis les répétitions et les concerts de l'orchestre, il aime faire un tour à La chanterelle, atelier du luthier Sylvain, avant de rendre visite à sa mère « par obligation ». Un soir d'automne, de pluie intense, entre à La chanterelle David, premier violon, « l'âme » de son instrument est tombée. Un Jules Leclais hérité du légendaire grand-oncle Rodrigue, interprète aux affaires gouvernementales, qui, cinquante ans plus tôt, aurait séduit une jeune musicienne lors d'un voyage à Paris. Plus tard, le Jules Leclais sera mis à mal d'une manière inattendue, il devra rester en cale sèche durant plusieurs semaines chez Sylvain. Robert Dubreuil observe le jeune homme et, comme David est en retard, il lui propose de l'accompagner là où il doit se rendre. Restaurant La tomate. Insouciant, vivant chichement, David se contente de contrats insipides : mariages, baptêmes, enterrements et autres cérémonies peu glorifiantes. De temps à autre, il remplace Marianne, violoniste dans un quatuor composé uniquement de filles. Marianne, l'amoureuse d'Annie, celle-ci altiste, dotée d'un tempérament fougueux, conduit le quatuor. Juliette, violoncelliste, Clothilde, violoniste.
L'histoire menée tambour battant se déroulera entre les interprètes du quatuor, Robert Dubreuil et sa mère. Un soir, en proie à une crise de folie furieuse, elle le confondra avec un malfaiteur, le blessera grièvement aux deux mains avec un couteau. Une tragédie pour un musicien. Généreuses, les amies de David le secourront, impressionnées qu'elles sont par la personnalité excentrique de Jasmine. Robert Dubreuil, se rendant compte qu'il doit être remplacé à l'orchestre symphonique, décide de préparer David et Marianne à passer une audition pour obtenir son poste. Peu à peu, David épris de Clothilde, réfléchira à sa condition précaire de musicien. Il doit travailler davantage s'il veut atteindre une certaine notoriété dans un orchestre symphonique.
Le temps faisant son œuvre de dévastation, Jasmine sombre dans d'accablants souvenirs. Ses crises de folie s'amplifient, son fils ne peut plus la laisser seule, il habitera chez elle. Il l'emmène partout avec lui, ne se résoud pas à la placer dans un lieu approprié. Le jour des auditions sera dramatique. Assise dans la salle, elle reconnaîtra le son d'un violon, le Jules Leclais de Rodrigue... Une vie atonale que celle de Jasmine Dubreuil.
Roman atypique orchestré magnifiquement par Mathieu Boutin, lui-même musicien. Si Jasmine demeure le pivot de l'histoire, la musique, polyphonique, vibre dans sa tête, ne lui laissant aucun répit jusqu'au redoutable accord final. Des tonalités apaisantes réuniront des êtres parfois éparpillés. Robert et Juliette, cette dernière se produisant dans un site érotique, veut gagner de l'argent pour adopter des enfants orphelins. David et Clothilde. Le jeune interprète a enfin obtenu le poste de Robert Dubreuil. Andante intime avec Clothilde. Annie et Marianne se contentent du peu que la vie leur donne. Il y a les lenteurs, les emportements d'une trame musicale, symphonie qui donne vie aux mots, en compagnie de Mendelssohn, de Schubert, de Ravel. De Mozart, pour l'amour de la vie malgré ses avatars. Un roman lui aussi absolu, empreint d'un humour grinçant où légèreté et gravité se côtoient, musiquent avec Gabriel Fauré, Éric Satie. D'autres, qui dirigent les personnages de leurs compositions immortelles.
À lire, au rythme de toutes les saisons d'Antonio Vivaldi.
L'oreille absolue, Mathieu Boutin
Éditions Druide, Montréal, 2013, 263 pages
Critique de livres, romans, nouvelles, récits.
Écrire est un acte d'amour. S'il ne l'est pas, il n'est qu'écriture. Jean Cocteau
lundi 17 juin 2013
lundi 10 juin 2013
Aborder le passé et l'aimer encore ***
" On ne tombe que devant deux états : l'amour et la mort. Quelques-uns devant l'art. " Apophtegme écrit et utilisé dans l'un de nos livres, après la lecture du roman de Charles Morgan, Sparkenbroke. On parle du recueil de nouvelles de Jacques Girard, Attendez au moins la fin de l'histoire.
Vingt-deux textes plus ou moins longs relatent des moments percutants du passé de l'écrivain. Passé témoignant de ce que nous sommes devenus, qui nous a forgé une mémoire indestructible. Miroir nécessaire pour la suite de l'aventure humaine que nous poursuivons en faisant le bilan de nos succès et défaites. Émouvante leçon d'humanité que nous donne Jacques Girard en évoquant la fin de la vie d'une vieille Indienne, se remémorant la femme rebelle qu'elle représentait dans sa communauté. Des jeux d'enfance renvoient l'auteur à son petit-fils et à ses amis. Tendresse et courbatures ! Plus loin, les activités dominicales des années cinquante, sous l'œil paternaliste du clergé. « Allez donc savoir » pourquoi les courses automobiles comptaient au nombre des loisirs permis par l'Église ? Permissivité qui vaut au lecteur une nouvelle étonnante où le regard enfantin du narrateur s'attarde sur les « conducteurs » favoris, sur leur désir parfois crapuleux de remporter une victoire, sur la catégorie des voitures qui participaient à l'événement. Le père du jeune garçon créera une surprise en infligeant une correction à plus fort que lui. Été 1962, cinquante ans plus tard, Jacques Girard se souvient de son expérience d'assistant-mesureur dans un camp de bûcherons, qui incitera l'adolescent qu'il est, à rédiger des lettres pour deux bûcherons, intraitables hommes d'affaires, pour des amoureux qui ne savent écrire à leur bien-aimée restée au village... Il y a aussi Blanche, « jeune infirmière du Lac-Saint-Jean » qui, pour gagner l'argent de ses études, s'est exilée à Parent, « village perdu à trois cents kilomètres de la Tuque. » Un secret de chair dépeint Madeleine que l'auteur a rencontrée vingt ans plus tôt lorsqu'il enseignait. Une triste évocation pour lui, qui a essayé d'aider l'étudiante, incomprise de ses collègues, injustement bannie des jeux de ses camarades. Insatiable, elle se réfugie dans les livres, fantaisiste, elle s'habille en bohémienne, jusqu'au jour où Madeleine échappe à la compassion de son professeur de français. Un secret de chair, pacte de silence, qui sera peut-être une renaissance pour la jeune anticonformiste. Autre récit poignant : la santé chancelante de son père invite l'auteur à relater la vie difficile du vieil homme. Sa bonté, ses sacrifices pour que sa famille, femme et enfants, vive honorablement. Une marche en forêt avec les raquettes usagées du père encouragera le fils à se ressaisir, à y voir plus clair.
Parmi ces textes qu'on ne peut tous présenter, clins d'œil généreux sur des instants où se confondent petits et grands, on a relu avec plaisir la nouvelle L'Albatros — publiée précédemment sur le site du Chat Qui Louche —, l'une des histoires les plus originales du recueil. Là encore, le temps a fait son œuvre. Dans une salle de billard s'affrontent monsieur Pilote, « corps tordu par un accident cardio-vasculaire » et un adversaire « dandy arrogant, prétentieux, fils à papa. » Depuis, monsieur Pilote est mort, quarante ans ont passé...
Nouvelles nostalgiques certes, narrées par Jacques Girard avec pudeur et poésie, sans mièvrerie. Le livre fourmille de noms et de citations d'écrivains ou de poètes qui ont accompagné le libraire, le bibliothécaire, le professeur, le journaliste, à divers stades de ses professions. Le passé comme référence inspire joliment le conteur. Humour et humilité se conjuguent ; face aux grands dilemmes existentiels, ces deux vertus rehaussent les qualités essentielles, réjouissantes du recueil. Une vie tellement différente de celle que nous connaissons aujourd'hui devrait séduire la jeune génération, la faire interroger un homme avide de se pencher sur ses souvenirs assoupis, flottant dans sa mémoire prolifique. Allez savoir, à la manière de Réjean Ducharme !
On ne peut refermer le livre de Jacques Girard sans mentionner la présence de huit artistes peintres régionaux, qui ont contribué à la beauté visuelle de l'ensemble des textes.
Attendez au moins la fin de l'histoire, Jacques Girard
Nouvelles publiées à compte d'auteur, en collaboration avec Pierre Gill
Roberval, 2013, 128 pages
Vingt-deux textes plus ou moins longs relatent des moments percutants du passé de l'écrivain. Passé témoignant de ce que nous sommes devenus, qui nous a forgé une mémoire indestructible. Miroir nécessaire pour la suite de l'aventure humaine que nous poursuivons en faisant le bilan de nos succès et défaites. Émouvante leçon d'humanité que nous donne Jacques Girard en évoquant la fin de la vie d'une vieille Indienne, se remémorant la femme rebelle qu'elle représentait dans sa communauté. Des jeux d'enfance renvoient l'auteur à son petit-fils et à ses amis. Tendresse et courbatures ! Plus loin, les activités dominicales des années cinquante, sous l'œil paternaliste du clergé. « Allez donc savoir » pourquoi les courses automobiles comptaient au nombre des loisirs permis par l'Église ? Permissivité qui vaut au lecteur une nouvelle étonnante où le regard enfantin du narrateur s'attarde sur les « conducteurs » favoris, sur leur désir parfois crapuleux de remporter une victoire, sur la catégorie des voitures qui participaient à l'événement. Le père du jeune garçon créera une surprise en infligeant une correction à plus fort que lui. Été 1962, cinquante ans plus tard, Jacques Girard se souvient de son expérience d'assistant-mesureur dans un camp de bûcherons, qui incitera l'adolescent qu'il est, à rédiger des lettres pour deux bûcherons, intraitables hommes d'affaires, pour des amoureux qui ne savent écrire à leur bien-aimée restée au village... Il y a aussi Blanche, « jeune infirmière du Lac-Saint-Jean » qui, pour gagner l'argent de ses études, s'est exilée à Parent, « village perdu à trois cents kilomètres de la Tuque. » Un secret de chair dépeint Madeleine que l'auteur a rencontrée vingt ans plus tôt lorsqu'il enseignait. Une triste évocation pour lui, qui a essayé d'aider l'étudiante, incomprise de ses collègues, injustement bannie des jeux de ses camarades. Insatiable, elle se réfugie dans les livres, fantaisiste, elle s'habille en bohémienne, jusqu'au jour où Madeleine échappe à la compassion de son professeur de français. Un secret de chair, pacte de silence, qui sera peut-être une renaissance pour la jeune anticonformiste. Autre récit poignant : la santé chancelante de son père invite l'auteur à relater la vie difficile du vieil homme. Sa bonté, ses sacrifices pour que sa famille, femme et enfants, vive honorablement. Une marche en forêt avec les raquettes usagées du père encouragera le fils à se ressaisir, à y voir plus clair.
Parmi ces textes qu'on ne peut tous présenter, clins d'œil généreux sur des instants où se confondent petits et grands, on a relu avec plaisir la nouvelle L'Albatros — publiée précédemment sur le site du Chat Qui Louche —, l'une des histoires les plus originales du recueil. Là encore, le temps a fait son œuvre. Dans une salle de billard s'affrontent monsieur Pilote, « corps tordu par un accident cardio-vasculaire » et un adversaire « dandy arrogant, prétentieux, fils à papa. » Depuis, monsieur Pilote est mort, quarante ans ont passé...
Nouvelles nostalgiques certes, narrées par Jacques Girard avec pudeur et poésie, sans mièvrerie. Le livre fourmille de noms et de citations d'écrivains ou de poètes qui ont accompagné le libraire, le bibliothécaire, le professeur, le journaliste, à divers stades de ses professions. Le passé comme référence inspire joliment le conteur. Humour et humilité se conjuguent ; face aux grands dilemmes existentiels, ces deux vertus rehaussent les qualités essentielles, réjouissantes du recueil. Une vie tellement différente de celle que nous connaissons aujourd'hui devrait séduire la jeune génération, la faire interroger un homme avide de se pencher sur ses souvenirs assoupis, flottant dans sa mémoire prolifique. Allez savoir, à la manière de Réjean Ducharme !
On ne peut refermer le livre de Jacques Girard sans mentionner la présence de huit artistes peintres régionaux, qui ont contribué à la beauté visuelle de l'ensemble des textes.
Attendez au moins la fin de l'histoire, Jacques Girard
Nouvelles publiées à compte d'auteur, en collaboration avec Pierre Gill
Roberval, 2013, 128 pages
lundi 3 juin 2013
Vivre est une drôle de chose *** 1/2
Notre amie G. nous demande si on a déjà souffert de jalousie. Effarée, on lui répond que jamais sentiment aussi destructeur ne nous a effleurée. Le drame de Shakespeare, Othello, appris sur les bancs du lycée, nous a immunisée contre semblable folie. On s'en tient à des relations amicales ou amoureuses plus dignes, moins méprisables. On parle du troisième ouvrage de l'écrivaine Mylène Bouchard, Ciel mon mari.
C'est bien de la vie que nous entretiennent les vingt fictions qui composent ce livre. De la vie et de ses contradictions. De la lutte contre les autres et soi-même. De l'enfance qui nous déboussole, altérant les événements survenus à nos différents âges. Pourtant, la magie fleurissant nos existences suffit à chasser le noir, non pour accéder au rose, mais pour qu'un arc-en-ciel de couleurs plus réalistes rassure notre regard indécis. Pouvons-nous trouver un brin d'espérance dans ce prisme lumineux qui nous éviterait de sombrer dans un néant inévitable ?
Les histoires brèves présentées par Mylène Bouchard recèlent ce que nous avons ressenti en les goûtant l'une après l'autre, un goût doux-amer distillant notre enchantement. L'humour constant aplanit la solitude, la fuite, l'incompréhension. Le silence lourd, souvent défensif, telle une pierre durement accrochée à son rocher. Il y a aussi un effet d'éventail qui s'ouvre et claque, l'auteure, narquoise ou avisée, affirme à ceux qui ne comprennent pas, que nous pouvons écrire et ne faire que cela. Phénomène improbable de l'écriture, « la réalité de l'écrivain n'est pas celle de nombreux travailleurs. » L'avant-propos ironique et tendre disperse les humeurs exacerbées de personnages avec lesquelles ils doivent arranger leur quotidien. Un scientifique, après l'absence prolongée de sa femme, téléphone à une amie pour savoir où elle est. Texte éponyme à saveur de deuil refoulé, que personnifie une petite clé énigmatique justifiant la mort de Jeanne dans un accident. Un tel homme existe-t-il, ou bien, caricatural, se rend-il compte que la personne aimée n'était plus qu'une ombre s'agitant à ses côtés ? Plusieurs récits dénoncent le désarroi qu'éprouvent les enfants et les femmes abandonnés à eux-mêmes, tout amour soudainement déserté de leur journalière routine. Il faut s'inventer à nouveau des raisons de vivre. « D'abord, l'amour, on ne le divise pas, on le multiplie. » Maillon nécessaire pour aborder les étrangers qui essaient courageusement de s'intégrer à la vie de villageois, eux-mêmes étrangers. Marc Lévy n'a-t-il pas écrit que nous étions tous l'étranger de quelqu'un ? Ce dont l'auteure se souvient et la fait aboutir à l'une de ses plus marquantes fictions. Tricherie avec la jeunesse, rupture avec la mère, déception d'une fillette quand son ami déménage. La rébellion de Marie, servante dans une famille bourgeoise du quartier Outremont. Sa dignité retrouvée avec Fox, une « pute » avec qui elle essaie de rassembler ses rêves. Leurs échanges philosophiques inspirent amèrement Mylène Bouchard. « Le caviar c'est dégueulasse. Ça goûte l'inégalité. » Nous grinçons des dents, nous partons plus loin chercher un peu de magie forestière avec la planteuse d'arbres, qui revendique haut et fort la protection de ces végétaux. Jack et son fils Daniel, le premier visionnant un « film de sabre » à la télé pendant que l'enfant « anime ses figurines. » La magie sous-tend le regard admiratif du père et de l'enfant, jusqu'à s'amalgamer dans un jeu réciproque, les images défilant sur l'écran. La magie effrontée d'une adolescente qui vit sa première expérience sexuelle. Nous quittons cet univers de sentiments épaufrés et d'émotions tronquées pour nous attarder sur un balcon où, au loin, un point blanc, disparu, réapparu, fait naître des désirs légitimes, une attraction, celle de voir un cargo sur le fleuve, d'apercevoir l'autre rive. La narratrice aimerait s'éparpiller de tous les côtés de la mer, elle est jeune, une curiosité gourmande attise ses hésitations. Elle entre dans la vie, fait penser à la maladresse trébuchante de l'albatros.
Sur ce récit gorgé d'illusions, même si on tait la beauté d'autres textes, on clôt nos propres divagations, nos impressions voguant au gré d'une lecture enrichissante. On a cherché une rive, marée descendante et montante de vies enchaînées malgré elles aux péripéties jonchant le cours d'existences ni pires ni meilleures que d'autres. L'écriture bondit, surprend, elle possède la féminité de mots pétris d'une pensée profonde, d'un humour chantourné de rires, de silences ambiants. Fantaisie chimérique, afin d'effectuer le parcours éprouvant avec grands et petits confrontés à une réalité pathétique. Pour paraphraser Mylène Bouchard, on conclut que vivre n'est pas toujours une drôle de chose.
Ciel mon mari, Mylène Bouchard
Éditions La Peuplade, Chicoutimi, 2013, 160 pages
C'est bien de la vie que nous entretiennent les vingt fictions qui composent ce livre. De la vie et de ses contradictions. De la lutte contre les autres et soi-même. De l'enfance qui nous déboussole, altérant les événements survenus à nos différents âges. Pourtant, la magie fleurissant nos existences suffit à chasser le noir, non pour accéder au rose, mais pour qu'un arc-en-ciel de couleurs plus réalistes rassure notre regard indécis. Pouvons-nous trouver un brin d'espérance dans ce prisme lumineux qui nous éviterait de sombrer dans un néant inévitable ?
Les histoires brèves présentées par Mylène Bouchard recèlent ce que nous avons ressenti en les goûtant l'une après l'autre, un goût doux-amer distillant notre enchantement. L'humour constant aplanit la solitude, la fuite, l'incompréhension. Le silence lourd, souvent défensif, telle une pierre durement accrochée à son rocher. Il y a aussi un effet d'éventail qui s'ouvre et claque, l'auteure, narquoise ou avisée, affirme à ceux qui ne comprennent pas, que nous pouvons écrire et ne faire que cela. Phénomène improbable de l'écriture, « la réalité de l'écrivain n'est pas celle de nombreux travailleurs. » L'avant-propos ironique et tendre disperse les humeurs exacerbées de personnages avec lesquelles ils doivent arranger leur quotidien. Un scientifique, après l'absence prolongée de sa femme, téléphone à une amie pour savoir où elle est. Texte éponyme à saveur de deuil refoulé, que personnifie une petite clé énigmatique justifiant la mort de Jeanne dans un accident. Un tel homme existe-t-il, ou bien, caricatural, se rend-il compte que la personne aimée n'était plus qu'une ombre s'agitant à ses côtés ? Plusieurs récits dénoncent le désarroi qu'éprouvent les enfants et les femmes abandonnés à eux-mêmes, tout amour soudainement déserté de leur journalière routine. Il faut s'inventer à nouveau des raisons de vivre. « D'abord, l'amour, on ne le divise pas, on le multiplie. » Maillon nécessaire pour aborder les étrangers qui essaient courageusement de s'intégrer à la vie de villageois, eux-mêmes étrangers. Marc Lévy n'a-t-il pas écrit que nous étions tous l'étranger de quelqu'un ? Ce dont l'auteure se souvient et la fait aboutir à l'une de ses plus marquantes fictions. Tricherie avec la jeunesse, rupture avec la mère, déception d'une fillette quand son ami déménage. La rébellion de Marie, servante dans une famille bourgeoise du quartier Outremont. Sa dignité retrouvée avec Fox, une « pute » avec qui elle essaie de rassembler ses rêves. Leurs échanges philosophiques inspirent amèrement Mylène Bouchard. « Le caviar c'est dégueulasse. Ça goûte l'inégalité. » Nous grinçons des dents, nous partons plus loin chercher un peu de magie forestière avec la planteuse d'arbres, qui revendique haut et fort la protection de ces végétaux. Jack et son fils Daniel, le premier visionnant un « film de sabre » à la télé pendant que l'enfant « anime ses figurines. » La magie sous-tend le regard admiratif du père et de l'enfant, jusqu'à s'amalgamer dans un jeu réciproque, les images défilant sur l'écran. La magie effrontée d'une adolescente qui vit sa première expérience sexuelle. Nous quittons cet univers de sentiments épaufrés et d'émotions tronquées pour nous attarder sur un balcon où, au loin, un point blanc, disparu, réapparu, fait naître des désirs légitimes, une attraction, celle de voir un cargo sur le fleuve, d'apercevoir l'autre rive. La narratrice aimerait s'éparpiller de tous les côtés de la mer, elle est jeune, une curiosité gourmande attise ses hésitations. Elle entre dans la vie, fait penser à la maladresse trébuchante de l'albatros.
Sur ce récit gorgé d'illusions, même si on tait la beauté d'autres textes, on clôt nos propres divagations, nos impressions voguant au gré d'une lecture enrichissante. On a cherché une rive, marée descendante et montante de vies enchaînées malgré elles aux péripéties jonchant le cours d'existences ni pires ni meilleures que d'autres. L'écriture bondit, surprend, elle possède la féminité de mots pétris d'une pensée profonde, d'un humour chantourné de rires, de silences ambiants. Fantaisie chimérique, afin d'effectuer le parcours éprouvant avec grands et petits confrontés à une réalité pathétique. Pour paraphraser Mylène Bouchard, on conclut que vivre n'est pas toujours une drôle de chose.
Ciel mon mari, Mylène Bouchard
Éditions La Peuplade, Chicoutimi, 2013, 160 pages