On se rend compte que le cycle des saisons dirige une partie de notre vie, ne serait-ce que l'écriture et la publication de nos chroniques. À ce rythme accoutumé, s'ajoutent des activités professionnelles, littéraires et artistiques, le quotidien qui, lui, se rappelle à nous sans pitié. On appréhende la frappe impitoyable du temps, signifiant qu'il coordonne nos petites et grandes résolutions. On parle du premier roman de Pierre-Luc Landry, L'équation du temps.
L'auteur met en scène trois protagonistes qui se fuient après s'être rencontrés et aimés. Motivés par les pôles magnétiques qui les font agir d'une manière parfois désordonnée, Ariane, Émile et Francis ne cessent de courir d'un continent à un autre. Ils essaient en vain de se donner rendez-vous, ils ne parviennent pas à se rejoindre. Vancouver semble être le centre attractif qui les attire : des incidents ou l'incapacité de se déplacer les empêchent de partir. D'emblée, nous faisons leur connaissance quand, accédant à un point fixe de leur existence, ils se remémorent des souvenirs troubles. Ariane se souvient de Francis qui, à Barcelone, a rompu leur liaison, elle ne savait prendre une décision engageant son avenir. Émile, insulaire, se revoit adolescent, quand, révolté par l'incompréhension de ses parents et de plusieurs conseillers, il s'était réfugié chez son professeur de français, monsieur Bennington. Celui-ci, généreux, l'avait hébergé. Émile fuguera, le professeur sera destitué de son poste d'enseignant. Nous avons saisi que monsieur Bennington n'est autre que Francis. Il y a aussi Mehdi, serveur dans un bar, que nous rencontrons au hasard de la lecture, tel un fruit défendu, la tentation faite homme. Léa, la dernière compagne de Francis, qui le quittera lors d'un voyage à Portland. Émile est devenu photographe, il privilégie des modèles masculins qui deviennent ses amants.
Les faits inusités qui se produisent seront souvent mis en lumière par un personnage secondaire. Olden, un amant d'Ariane, Kyle, le frère de Francis. Nicolas Teillol, un ami d'Émile retrouvé à Vancouver. Le chat de Francis disparaît, réapparaît des années plus tard, enfermé dans une boîte de carton, posée sur le lit. Ariane a l'impression angoissante qu'un inconnu la suit constamment. Des bouts de papier anonymes, adressés à Francis, démentent ces incidents. Émile a un amant chinois qui lui volera un appareil photo. Léa s'enfuira avec un Noir que plus tard, à Paris, elle présentera à son père. Edward Shonda, originaire de Chicago. Ils sont tentés de s'installer à Vancouver. Y résident Émile et Pei Wu, son amant. Plus tard, Jeremy, le colocataire de Francis.
Les péripéties déboulant, les années passent. Les êtres qui en sont témoins ou victimes vieillissent, ce dont ils sont rationnellement conscients, au point de s'égarer dans une solitude qu'ils se créent, cherchant, avides, ce qui ne leur convient pas. Se croisant les uns et les autres, ils n'atteignent jamais leur but, un sourd pressentiment les incitant à contourner un obstacle qui leur serait fatal. Ne sachant toucher le pôle magnétique qu'ils se sont fixé, dévorés qu'ils sont par leur équation personnelle, telles des épingles projetées contre un aimant. Englués dans une gigantesque toile d'araignée invisible, ils sont dispersés dans le maelström insipide d'un quotidien qu'ils n'ont pas choisi. Le temps se contracte, se dilate, nous ne savons trop. Effet élastique qui risque de se rompre. Étouffement qu'ils ressentent, comme l'individu innommé à la fin du roman. Est-ce Francis, Olden, Émile ? Et même Ariane posée là, telle la métaphore tragique d'une existence toujours sur le qui-vive.
Premier roman complexe, ambitieux, porté par une écriture vigoureuse. Réflexion intelligente d'un jeune auteur s'interrogeant sur les fracas temporels qui nous usent, fomentent de sournoises pérégrinations, faisant fi de nos consentements ou protestations. Nous voyageons beaucoup dans cette histoire singulière, en compagnie d'hommes et de femmes qui, tendant les mains, ne réussissent pas à agripper des doigts pour les unir en une harmonieuse complicité. La peur des autres et de soi les convie à s'étourdir avant d'échouer sur une île de solitude. Point de fuite dépeint par Pierre-Luc Landry qui bouscule des êtres manipulés par les caprices d'un espace-temps inhospitalier, aucun but vital ne soulevant nos enthousiasmes. Ce qui nous arrive n'est pas réel, confirme le recto d'un « papier blanc » expédié à Francis par le messager d'envois anonymes. Pas un seul instant, nous ne doutons de notre état de funambule.
L'équation du temps, Pierre-Luc Landry,
Éditions Druide, collection « Écarts », Montréal, 2013, 232 pages