Aphorisme. Elle dit le renier jusqu'à la moindre virgule. Plus tard, on a su qu'elle parlait du personnage d'un roman de Balzac, lu à l'adolescence. Palimpseste de la maturité. On a lu le dernier roman de Marina Lewycka, Traders, hippies et hamsters.
Londres, automne 2008. La crise économique frappe le monde entier. Des banques ferment, d'autres réduisent leur personnel. Dans la banque internationale d'investissement où travaille Serge Free, vingt-neuf ans, mathématicien, ultra-capitaliste, les analystes quantitatifs, les traders, surveillent leurs écrans sur lesquels s'alignent les incessantes fluctuations des marchés. Fils de Dorothy, alias Doro, et de Marcus, hippies convaincus, sexagénaires nostalgiques des années soixante-dix et de l'euphorie de leur vie communautaire, Serge a mis de côté sa thèse de maths à Cambridge pour devenir analyste quantitatif, ce que depuis un an sa mère ignore. Pourtant, une angoissante lucidité face au monde autarcique des finances lui permet de se marginaliser parmi ses collègues. Il est amoureux, pense-t-il, de Maroushka — un surnom —, jeune mathématicienne ukrainienne surdouée, qui après s'être faite remarquer professionnellement, a obtenu un poste temporaire dans l'équipe de Serge. Ambitieuse, affable, elle se servira de la candeur du jeune homme pour essayer de le corrompre.
Serge a une sœur, Clara, de trois ans son aînée. Elle enseigne à des enfants défavorisés dans une banlieue londonienne. Ne parvient pas à être heureuse. Ce jour-là, elle essaie de joindre Serge. Leur mère lui a écrit, l'informant qu'elle allait enfin épouser Marcus. Clara est surprise, voire irritée, du revirement de Doro, elle qui, quarante ans plus tôt, décriait tellement cette institution, instrument de l'oppression patriarcale. Il y a aussi Oolie-Anna, vingt-trois ans, trisomique, que leurs parents veulent adopter. Elle est la fille de Megan, que celle-ci a abandonnée aux mains des femmes de la communauté, vingt ans plus tôt. Doro et Marcus ont hérité de la fillette handicapée, la considérant comme leur troisième enfant.
L'histoire de Doro, professeure, et de Marcus, historien, s'est arrêtée, semble-t-il, aux années de leur sulfureuse jeunesse quand le couple partageait ses illusions de paix universelle à Solidarity Hall, communauté du South Yorkshire. Vivaient avec eux Fred Baxendale, dit Le Rouge, Chris Howe, Nick Holliday et sa compagne Jen, mère d'Otto. Moira Lafferty, ennemie aimée de Doro, « baisait » tous les hommes qu'elle rameutait à coups de charme indomptable que ne possédait pas Doro. Se profile Bruno Salpetti, amant des deux femmes, qui est retourné dans son pays. Malheureusement, échouera leur mode de vie révolutionnaire, dispersé par la difficulté de vivre ensemble, englouti par le triomphe de la finance. Puis, un incendie jamais éclairci ravagera la communauté. Chacun partira ( se ) reconstruire de son côté. Doro et Marcus habiteront une maison à Doncaster avec un jardin, occupation salvatrice pour Doro, droguée des envolées gauchistes conçues par Marcus et ses « camarades ».
Dans cette population fluctuante d'adultes et d'enfants, sans oublier les bêtes, Serge et Clara seront confrontés aux « Grands » dont les bonnes résolutions leur échappent. Serge se liera d'une amitié profonde avec Otto ; Clara, indépendante, secondera sa mère dans l'éducation d'Oolie-Anna. Serge se relèvera affecté d'une enfance instable, traumatisé par trop de cauchemars prémonitoires. Des scènes de lapins ensanglantés et mutilés, d'un hamster-mascotte qu'il aurait tué, se dressent devant lui chaque fois que son univers de mathématicien se fendille sous la pression d'événements qu'il est incapable de gérer. Il jouera à gagner énormément d'argent, mais jouer, c'est tourner sur la roue d'un hamster. Vivre aussi quand l'être humain est tiraillé entre deux passions. Celle du pouvoir représenté par Maroushka et son patron, Ken Porter, précurseur capitaliste. Celle de la justice prônée par sa mère, généreuse, secourable. De malhabiles erreurs venant de leurs parents ont abîmé Serge et Clara, de la même manière que Doro le sera quand, inlassablement, se remémorant ses années rebelles, le recul lui permettra de résoudre des vérités concernant Marcus.
Roman réjouissant, foisonnant de gravité et d'humour, qui, sous la plume tendre et acérée de Marina Lewycka, nous fait pénétrer dans une époque libératrice, — amours affranchies, soutiens-gorges jetés aux orties, avant de s'assagir à leur place convenue ! Monde abstrait des algorithmes affolants, des calculs mathématiques censés s'avérer infaillibles. « Les traders s'activent, génèrent des profits à une vitesse phénoménale. » Comment ne pas paniquer devant une telle effervescence dissipatrice, ce que comprendra Doro, hippie dans l'âme, quand elle ira « libérer » son fils ?
À lire, parce qu'on ne peut rendre compte ici d'une telle aventure humaine, se mouvoir aisément dans des séquences déstabilisantes que l'écrivaine présente aux lecteurs, se leurrer sur des individus projetés eux-mêmes dans de récalcitrants comportements. Faut-il que menace une catastrophe, comme celle terminant l'histoire, pour qu'un soupçon d'humanité anime le regard d'hommes et de femmes consumés par le désir insensé de posséder plus qu'ils ne pourront engouffrer ? Marcus, en fin de course, rédige une sorte de testament rendant hommage à Doro qui, contrairement à lui, n'a su se détacher de ses convictions de jeunesse, l'usure du temps, le poids des années, la maladie, ayant peu de prise sur elle. La roue du hamster inscrivant dans l'esprit de Marcus une sérénité temporelle impossible à partager avec cette « femme merveilleuse, sensuelle, passionnée [ ... ] », chevillée à des principes vitaux qu'elle n'a jamais reniés, pour l'amour de son compagnon, de ses enfants, de sa foi en l'être humain. Simplement.
La traduction sensible de Sabine Porte est à souligner.
Traders, hippies et hamsters, Marina Lewycka
Traduit de l'anglais par Sabine Porte
Éditions Alto, Québec, 2013, 616 pages