Jeudi dernier, nous avons rendu hommage aux pionnières du début du vingtième siècle, qui, à Paris, ont ouvert la voie à la littérature moderne, à la poésie. Elles étaient françaises, anglaises, américaines. On protégera leur anonymat de crainte que des extraits de leurs œuvres ne soient réduits en d'insipides citations. On respecte le repos éternel de ces novatrices. On se penche sur le premier roman de Julia Pawlowicz, Retour d'outre-mer.
Nous sommes en été dans le Maine. Maria et Tomek, sœur et frère, se retrouvent dans le chalet familial, essayant de faire le deuil de leur père, mort récemment. Peu de paroles sont échangées, les gestes machinaux les remplacent. Maria se plaît dans l'introspection, Tomek suit le cours d'une jeunesse sans éclat, ne la remettant pas en question. Constamment à l'affût l'un de l'autre, chacun se souvient à sa manière, leur enfance s'avérant tellement différente. Maria conjugue le présent au passé, les moindres détails ouvrent des perspectives sur des événements, qu'à force de disséquer, elle soumet à un déploiement parfois erroné de la mémoire.
Le passé de Maria, c'est, à trois ans, l'exil de ses parents polonais en Algérie sous protectorat français, la grisaille politique de Varsovie les inquiétant. Ils y vivront cinq ans, attendant de partir vers le Canada. Le père, Zbigniew, s'intègre, courageux, à sa nouvelle existence, alors que la mère, Ewa, essaie par à-coups de reconstituer la vie mondaine qu'elle a connue jeune fille, son père ayant été diplomate. Ils sont pauvres, surprennent les coopérants qui s'intéressent si peu à une culture éloignée de la leur, quelle qu'elle soit. Puis, leur sort s'améliore, Ewa obtient un poste de professeure de biologie à Tizi-Ouzou, Zbigniew apprend l'arabe et le français. Années heureuses pour le père et sa fille. Temps « caniculaire et épuisant, mais entier. » Plus tard, ce sera le Canada, le Québec, Pointe-aux-Trembles, l'improbable voyage d'Ewa, perdue en permanence entre rêve et réalité. À la suite d'une injuste et cruelle réflexion adressée à Zbigniew, qui se rebiffera, elle les abandonnera tous les trois, Tomek n'étant qu'un tout petit enfant. Il n'aura connu des voyages que les rives du Saint-Laurent, la Pologne et l'Algérie se percevant, telles des images floues, embellies des réminiscences endolories de sa sœur.
Le passé, c'est aussi le premier amant, Chuck, qui surgit brusquement dans le présent. Ils ne se sont pas revus depuis plusieurs années, mais tout est demeuré intact en Maria. Fantasme qui lui assènera « un coup de massue » : devant le chalet se tiennent Chuck, sa femme et leurs deux petits enfants. Le jeune homme est le fils de John qui avait décidé de s'établir loin de toute trace de civilisation, au bord d'un lac qui lui « appartiendrait à lui tout seul. » Le Crystal Lake. Secouée violemment, Maria succombe à de troublants attraits : ceux de sa mère quand, petite fille, celle-ci voulait qu'elle soit parfaite. À ceux de Chuck, quand à Chicago, durant une nuit démente, elle entraînera son amant dans un délire sexuel, consciente qu'elle le rencontre une dernière fois. Maria, bousculée par d'exutoires mensonges, qui ne sont pas sans rappeler les cris colériques de sa mère, affronte ses contrevérités pour mieux laisser de côté les affluences mentales désordonnées. Les vaincre aussi quand elles court-circuitent son imaginaire enfiévré par l'angoisse. D'où ses constantes déceptions, son idéalisation des êtres et des lieux la poursuivant hors de tout doute, comme pour se rassurer sur ses capacités à aimer. Une nuit, n'enverra-t-elle pas un message à une tante polonaise, lui demandant ce qu'est devenue Ewa ? Lui ayant créé des rôles plus ou moins plausibles, la réponse sera amère mais combien salvatrice. Nous nous rendons compte qu'Ewa et Maria se ressemblent, que leurs rêves d'apaisement ont été outragés par trop de perfectibles incompréhensions.
Premier roman nostalgique, que l'auteure, Julia Pawlowicz, divise en plusieurs parties, chacune consacrée à un être qui a échappé à la compassion de Maria. Peut-être par trop de repliement sur elle-même, entravée d'une illusoire liberté. Les lieux, les paysages, ciselés du regard incisif ou tendre de la narratrice, ont fait que son père, sa mère, son frère lui ont glissé entre les doigts, se distanciant ainsi de ce qu'ils étaient vraiment. Ses parents trouveront grâce, parvenus enfin au bout du silence. Zbigniew dans la mort, Ewa dans la vieillesse. Tomek a choisi la forêt pour y travailler. Méditative réflexion sur le vagabondage fluctuant du temps, sur les circonstances qui font de nous d'éternels migrateurs.
Roman où les sentiments passionnels, les bruits, les odeurs, les couleurs évoqués affleurent, invitant le lecteur à interrompre quelque parole aléatoire pour mieux s'imprégner du discours exigeant d'une auteure, qu'on a découverte un peu par hasard...
Retour d'outre-mer, Julia Pawlowicz
Éditions Triptyque, Montréal, 2013, 170 pages.