On aime les êtres qui nous troublent, nous émeuvent. Ils s'affilient aux magistrales phases naturelles de la Terre. Levers et couchers de soleil, dunes du Grand Erg, aurores boréales, marées d'équinoxes, et tant de phénomènes inexplicables à notre regard bouleversé. Passionnés, ces êtres écrivent, et se taisent. On parle du deuxième recueil de nouvelles de Morgan Le Thiec, Je n'ai jamais parlé de toi, ici.
Établis en Bretagne ou au Québec, des femmes et des enfants, quelques hommes, s'immiscent gravement dans les quinze histoires que propose la nouvellière. La vie s'y déroule comme pour tout un chacun, avec ses joies, ses peines, autant dire que rien d'original ne transforme le temps qui passe. Part d'ennui, part de conciliation, qu'il faut accrocher au train monotone de l'existence. Pourtant, il y a souvent un pourtant, des zones fluorescentes avivent des petites contrariétés sans qu'elles soient signalées par un phare qui affolerait soudain un océan tranquille. Ainsi, la nouvelle éponyme nous met face à un père divorcé qui, trois années plus tard, a rendez-vous avec sa fille. Une adolescente. La « petite ». Autant intimidés l'un par l'autre, nous avons l'impression que la mère absente, à peine suggérée, vient à bout de leurs maladroits dialogues. Quand la jeune fille doit retourner chez elle, les langues se délient, les gorges vomissent, il est trop tard, chacun repart vers un avenir flou. Les cheveux de soie de la petite atténuent le désarroi du père. Un jeune homme désenchanté réussit brillamment ses examens universitaires, se rend compte que ces dernières années ont été de tricherie, d'incompréhension. Il a téléphoné à son père l'assurant qu'il voulait faire « autre chose ». Quoi ? Il ne sait trop, mais fuir au plus vite le milieu académique des universités, les tensions idéologiques de la recherche. Cela n'a été qu'un « rêve, une déception ». L'héritage de l'usine du père, une désillusion. L'autre chose que souhaite le narrateur se situe sur les côtes normandes, un rêve mis de côté, sur le point de naufrager. Il y a aussi la mort qui rôde, empêchant d'improbables retrouvailles. La relation ambiguë d'une femme vieillissante avec un ouvrier venu réparer sa toiture. Il est seul avec un chien, il est patient, silencieux, contrairement à l'ex-compagnon de la narratrice, qui, sorti ivre d'un bar, l'a battue violemment sans qu'elle proteste. Depuis, il s'est marié, n'a pas d'enfant. Quelque chose de stérile en lui, est-elle persuadée. Le naufrage, nouvelle brève, donne le ton à l'ensemble des récits. Des vies abîmées, des fantômes de jeunesse, l'ectoplasme d'une fillette qui se remémore l'accident de voiture survenu avec son père. Elle n'est pas morte sur le coup, ses parents ont eu le temps d'espérer. La chute des corps et des esprits, l'hécatombe de sentiments décomposés dans un trop-plein de rancœur ou aspirés par la force des choses. Celle, entre autres, de ne savoir s'exprimer, de musser ses manques affectifs sous les strates d'un quotidien insipide. Des immobilités divergentes envahissent le recueil, donnant la parole à une fillette partagée entre les vacances en Argentine de son père et une mère, « l'air toujours un peu perdue. » L'immobilité mentale d'une femme qui apprend à la radio la mort de son ex, comédien célèbre. La mort ne fige-t-elle pas les souvenirs quand ils n'ont plus leur raison d'être ? Ne les transporte-elle pas dans un lieu inattendu ? Une image persiste, celle, innocente, d'un « garçon aux cheveux bouclés sur la terrasse de la maison familiale, à Casa. » En cet endroit intime, tout était encore possible. Des infirmités aussi contraignent certains personnages à se taire, à se révolter d'une manière étriquée. Là encore, les souvenirs fracassés affluent, se faufilent lors d'une soirée de fin d'année scolaire. Coralie que personne n'invite à danser. Plus tard, Pierre dont seules les mains se lamentent pour dire combien il est épris d'une jeune fille qui le repousse.
Quinze nouvelles scandées de la détresse d'êtres incapables de se plier aux exigences qu'obligent parfois des circonstances inattendues. Elles sont un signe désolant d'une société repliée sur elle-même, d'une planète qui bouge à tort et à travers, de femmes et d'hommes angoissés quand il s'agit de résoudre des questions, les réponses se dissimulant à l'intérieur d'eux-mêmes. Savons-nous cautériser les blessures de la chair sous la peau ? Le nombril, de nos jours glorifié, s'avère lui-même une cicatrice indélébile.
Ces récits laconiques, anecdotiques et amples à la fois, les naufrages physiques et moraux des humains étant universels, enchantent par leur densité, aiguisés dans un style implacable ; un regard lucide projeté sur un microcosme d'êtres, victimes et proies, leur existence déjà malmenée avant que la faille se creuse. Effet de boomerang impossible à éviter. Le tenter ne ferait qu'atteindre un projectile qui serait notre conscience. Écrites par une auteure talentueuse, ces enrichissantes nouvelles devraient la classer parmi les meilleures nouvellières de sa génération. Morgan Le Thiec possède le talent, l'exigence et le souffle nécessaires à prouver que la nouvelle est un art en soi.
Je n'ai jamais parlé de toi, ici, Morgan Le Thiec
Éditions la Pleine Lune, Lachine, 2013, 156 pages