Facebook encore. On fréquente des sites plus assidûment que d'autres,
ce que chacun pratique. On est souvent surprise des "J'aime" compulsifs
qui essaiment divers articles, ceux-ci n'ayant pas été encore lus. Que
faut-il penser de ce geste mécanique qui ôte toute saveur intellectuelle, sans parler de la notoriété de celui et celle
qui abusent de ce procédé machinal ? Faut-il montrer autant
d'obstination possessive pour valoriser sa présence ? On a lu le nouveau recueil de nouvelles d'Esther Croft, L'ombre d'un doute.
On ne présente plus la nouvellière Esther Croft qui, dans son dernier recueil, nous offre dix récits à la thématique universelle. Le doute. Pas celui risquant de se transformer en certitude mais, celui, insidieux, qui éveille nos perceptions assoupies, au risque de nous détruire. Il est commode de se laisser aller au débordement de sensations et vertiges, même si, lentement, ceux-ci nous étouffent. Faut-il se débattre ? Vaincre la peur exige du courage : il faut savoir se dépêtrer d'ombres gluantes. Comme ce futur père qui, dans un magasin de meubles pour enfants, doit vérifier la solidité d'un lit pour bébé. Sa compagne, sur le point d'accoucher, n'a pu se déplacer. Submergé par cet univers miniaturisé qu'il ne connaît pas, l'homme, angoissé, remet en question son désir de devenir père. Le sien « n'en a jamais été un sauf dans les registres ». Quant à Yannick, il est partagé entre trois « papas », dont l'un est un monstre. Les interrogations silencieuses d'un enfant subissant le quotidien désarticulé d'une famille recomposée. Il y a elle qui, n'ayant jamais eu envie de vivre, a décrété ce matin-là que « ce jour n'aurait pas vingt-quatre heures. » C'était sans compter sur la présence de son fils qui ne vit que pour elle. Si jeune, il a pris la place du père. Lassé de l'inaptitude au bonheur de sa compagne, ce dernier l'a quittée des années plus tôt. Aurélie, adolescente, se révolte contre ses parents, ils ont fait d'elle une jeune fille parfaite qui réussit tout ce qu'elle entreprend, au point que son image ne reflète plus qu'une pâle copie de ce qu'elle est devenue. Se promenant au port de la ville, Aurélie rompra les amarres d'années insipides. Un récit qu'on a particulièrement aimé, L'éloge du doute. Un professeur donne son dernier cours avant de prendre sa retraite. Comment va-t-il faire pour éviter la fadeur d'un discours enseigné pendant une trentaine d'années ? Les écrivains consacrés, rangés dans sa bibliothèque, ne lui sont d'aucune aide. Seule la dissertation de Sébastien, étudiant rebelle, le dissuadera de la teneur philosophique de son exposé, le doute n'est-il pas qu'une approximation ?
Le doute ronge, ébranle des hommes et des femmes endormis dans le confort d'eux-mêmes, pour qui tout semblait acquis. Marie-Maude s'isole dans le chalet parental, échappant aux accusations portées contre Félix, son conjoint. Entraîneur de hockey pour enfants, il est inculpé de pédophilie. Marie-Maude, déroulant les onze années heureuses avec Félix et leurs deux enfants, le défendra envers et contre tous, se promet-elle. Pourtant, dans sa tête se dessinent des figures aux contours sournois, des cauchemars font place à la certitude. Des enfants courent vers Marie-Maude pour qu'elle les protège contre le prédateur redoutable logé en Félix. Il y a aussi Bernadette qui, dans un texte touchant, s'implique pour la première fois de sa douloureuse et aveugle existence, dans la cause des enfants maltraités, abusés, « marchandés comme des soldats de plomb. » Le recours ultime à l'euthanasie prend son angoissante importance dans un récit bouleversant, Quelques heures encore. En phase terminale d'un cancer généralisé, Dario, le compagnon de Jasmina, lui a fait jurer de ne pas le laisser souffrir. Serment verbal qui, sous la menace implacable de la mort, devra s'accomplir. Désespérée, Jasmina se remémore leur existence insoutenable dans un pays en guerre, la décision d'en partir, leur intégration difficile dans le pays d'accueil, les déceptions communes. « C'était lui sa terre d'accueil et d'abondance. » Maintenant, toujours elle sera seule, étrangère dans ce pays étranger. » Nouvelle dérangeante, la finale est sublime, mettant en relief la solitude de certains immigrants, leur déroute face aux embûches qu'ils ne soupçonnent pas. Leur dépaysement, les concessions nécessaires pour acquérir un brin de confiance en soi.
Le livre se ferme sur la débâcle mémorielle d'une vieille femme qui, à l'hôpital, à la suite d'un grave accident de voiture, refuse de parler. Elle interprète ce qu'elle observe avec acuité, les infirmières, l'une de ses filles. Croit reconnaître un fils qu'elle a perdu en bas âge, son conjoint tué sur le coup lors de l'accident. Parvient-elle à distinguer le vrai du faux, nous ne savons pas très bien. La confusion règne autant dans sa tête que dans le désordre des personnages autour d'elle.
Démence et mort dénoncent leurs doutes, ne reste qu'à se fier à l'avant-vie, à l'enfance dupée qui invitent à la lecture du recueil. Des existences cernées par leurs failles, maintenues comme elles peuvent dans leurs faillites. Esther Croft dépeint magistralement, d'une écriture classique, efficace, des êtres qui, contrairement au professeur de philosophie provoqué par son étudiant, ont misé sur des certitudes malmenées par des impromptus désaccordés. Regarder ainsi une parcelle souffrante du monde demande beaucoup de courage, de talent. Une profonde générosité.
À lire, pour confronter des êtres leurrés par leur propre condition humaine, se montrant tels qu'ils auraient souhaité se reconnaître, leur existence aspirée par une réalité déformée, miroir éclaté, blessures elles aussi hypothétiques, mises en doute.
L'ombre d'un doute, Esther Croft
Lévesque éditeur, Montréal, 2013, 126 pages