Avril fleure bon le printemps. On rêve de forsythias épanouis, jaune rutilant. Les jonquilles, les tulipes font plisser les yeux de bonheur. Plus tard, les pivoines échevelées, le regard plongé dans un heureux passé. Les tulipiers aux teintes délicates, bien souvent haussés devant une fenêtre. Autres fleurs saisonnières, les livres qui exhalent l'encre et le papier. On a lu le roman de Stéphane Ledien, Bleu tout-puissant.
À Paris, il a été rédacteur dans une agence publicitaire. Avec son ami Antoine, directeur de création dans cette même agence, Gaspard a mené grand train de vie jusqu'à l'écœurement. Plus tard, Antoine, après quelques dérapages professionnels et sentimentaux, a immigré au Québec. A créé une petite agence, aidé de partenaires peu scrupuleux. La suite de l'aventure nous l'apprendra. Gaspard le retrouvera par hasard, juché sur le capot de sa voiture, en hiver, à Québec. Réduit à une situation précaire, il sera embauché par son complice parisien, ce qui lui assurera « un peu de stabilité sociale. » Mais son drame personnel, c'est qu'il s'ennuie et ne rêve que de musique. Deux fois par semaine, le soir et la nuit, il joue bellement de l'harmonica dans des salles où l'alcool, jaune et blanc, imbibe les nuits cafardeuses. N'en pouvant plus de sa vie morne à rédiger des brochures publicitaires, il décide, au grand dam d'Antoine, d'abandonner tout confort matériel pour se consacrer au blues. Et aussi à Mélanie, sa jeune voisine aux yeux mauves et à ses trois lapins blancs.
Mais Gaspard a un destin qui le mènera loin de lui-même, de ses projets d'harmoniciste. Il n'est qu'un pion déstabilisé, qui se heurte à des personnages surgis de nulle part, en ce sens qu'ils sont loin de ses rêves. Imprimer ses pas dans ceux de musiciens qu'il admire et dont il fait sa pitance quotidienne. Muddy Waters, B. B. King, Buddy Guy. Le fameux Robert Johnson qui aurait vendu son âme au diable « en échange d'un jeu de guitare incroyable et du succès en tant que chanteur... » Se rendre en pèlerinage à Chicago ou en Louisiane. Un champ de bataille où il veut apporter sa pierre à l'édifice en tant qu'harmoniciste à temps complet. Dans un bar, il fera la connaissance d'un agent d'artistes qui lui offrira une invitation pour qu'il aille voir l'exposition du célèbre photographe, Owen Rickenbaconfield, présentée au Musée des beaux-arts. Une curiosité légitime qui lui sera fatale quand il croisera sa route, acceptera de se laisser photographier par la star du néo pop art.
À partir de cet événement, Gaspard sombrera dans une désespérance qui se révèle, telle une obsession. Il est persuadé qu'Owen Rickenbaconfield lui a volé son âme, le photographe ayant une étrange réputation auprès de ses modèles, célèbres ou inconnus. Ce phénomène légendaire s'étant maintes fois perpétré, Gaspard ne manquera pas de s'enliser dans cette douteuse conviction. Il a perdu son âme, celle dont il a besoin pour jouer. Jusqu'à l'inévitable et surprenante catastrophe finale.
Roman original, chaque début de chapitre étant balisé d'une citation musicale de virtuoses, qui entraîne le lecteur jusque dans la descente aux enfers de son principal protagoniste. Un humour absurde dédramatise le sujet, l'ajuste aux difficultés d'interprétation qu'exige l'harmonica. Toutefois, on a été sevrée du bavardage de Gaspard, style délayé que nous rencontrons souvent dans les romans français, l'auteur, Stéphane Ledien, étant d'origine française.
À lire, pour la saveur théâtrale de dialogues échangés entre Gaspard et son compère Antoine.
Bleu tout-puissant, Stéphane Ledien
Lévesque éditeur, Montréal, 2014, 215 pages
Critique de livres, romans, nouvelles, récits.
Écrire est un acte d'amour. S'il ne l'est pas, il n'est qu'écriture. Jean Cocteau
lundi 28 avril 2014
lundi 21 avril 2014
Un tiroir-caisse aux souvenirs ***
Après avoir révisé un superbe manuscrit, il nous est difficile de revenir à des lectures ordinaires. S'y révèle ce qu'on aime d'intensité dans l'écriture, de sensibilité dans l'originalité du thème, de psychologie dans les personnages savamment maîtrisés par l'auteur. On s'y investit comme si nous-même on s'était pliée à tant d'exigence. On aime être étonnée, ce qui devient de plus en plus rare. On parle du troisième roman de Claude Grenier, Un Faux-Blanc.
Un cinéaste, rentré au Québec depuis peu, narre ses aventures professionnelles et amoureuses qu'il a vécues au Cameroun, pays gouverné par un dictateur, despote sournois impitoyable ; pays à la merci d'intrigues politiques et sociales, partagé entre ses traditions, son modernisme. Une incompréhension maladroite se tisse entre Noirs et Blancs, promiscuité palpable ne cessant d'intensifier la haine entre les Blancs et les gangs de rue. Des jeunes femmes africaines succombent au charme intéressé d'Européens, qui, tôt ou tard, les abandonnent, humiliées, reniées par leur entourage familial. Le narrateur, Joseph Markovsky, fait figure d'exception dans ce paysage moisi par l'humidité, où l'alcool — la bière — coule à flots pour anesthésier les esprits surchauffés. D'emblée, nous savons qu'il s'est remis de l'assassinat de son ancienne compagne, Aminata, une jeune Africaine, originaire du Bénin, constamment en filigrane dans le récit. Amateur de femmes noires aguichantes, il est prêt à aimer Rose, qu'il a rencontrée à Yaoundé en février 2002, dans un resto-bar. Leurs amours seront tumultueuses, leurs nuits, torrides. Cependant, nous apprendrons sans tarder quelles sont les intentions de Rose qui, franche et délurée, confie à son amant blanc, un passé semé d'entraves, sa liaison décevante avec un Belge de qui elle a eu une fille, aujourd'hui âgée de dix-huit ans. Rose en a trente-trois. Son histoire est semée de ces tragédies, communes au temps du colonialisme, auxquelles beaucoup de ses consœurs ont dû courageusement faire face.
Si les amours de Joseph et de Rose occupent une place prépondérante dans cette narration, elles sont entrecoupées de scènes comminatoires qui ont trait au tournage d'un documentaire opposant deux gangs de rue, dirigés par des adolescents révoltés, intransigeants, faisant la loi dans la ville. L'incertitude à Yaoundé est constamment présente, les gens se demandant de quoi sera fait le lendemain. Le pays, raconte le narrateur, était entré une fois de plus dans une période d'insécurité et de terreur marquée par le grand banditisme et les exactions d'un pouvoir sans foi ni loi. Le « petit peuple » survit comme il peut, s'accrochant à ses croyances, religieuses et superstitieuses. L'ambiance sociale est constamment perturbée par la corruption, bafouée par d'interminables arrestations. Joseph et ses collègues de travail en subiront l'excessive dangerosité chaque fois qu'ils envisageront tourner une séquence sur les enfants de rue, la rendre véridique à la lumière d'une réalité trompe-l'œil.
Le cinéaste, au grand cœur étonnant, envoûté par la vie trépidante de Yaoundé, se laissera empêtré dans les abîmes de la ville, aveuglé par ses sentiments pour Rose qui, elle, a très bien saisi ce qu'elle pouvait obtenir de son amant blanc. Ailleurs, à Montréal, Joseph Markovsky, cinquante ans, a deux grands enfants issus d'un mariage brisé par sa passion pour Aminata, jeune Touareg à la beauté dévastatrice. Il aime l'Afrique intensément, ses habitants, ses coutumes, ceux et celles qui la représentent honnêtement. Comme l'ambassadeur blanc et son épouse africaine. Comme Charles-Henri B. économiste à la Banque mondiale, comme le cercle restreint des diplomates canadiens. Les figures lumineuses, oubliées, de la religieuse Bobo Maria, de la petite sœur Pariseau. La vieille âme de l'enfant Coucou, dont nous ignorons de qui elle est la fille, bien que son histoire bouleversante nous le laisse deviner. Mais la vraie nature de Rose, qui est-elle ? Joseph Markovsky commet l'erreur de ne pas s'interroger. Peu à peu, nous assisterons à la déconvenue de ce Blanc incroyablement naïf, pris dans l'engrenage prémédité d'une famille matriarcale qui ne désire que le bonheur de Rose. Son ultime erreur lui sera révélée par l'une de ses amies africaines, cinéaste comme lui, qu'il retrouvera un peu par hasard.
Roman peu banal qui nous fait découvrir une Afrique en partie disparue, aujourd'hui habitée de femmes et d'hommes blancs qui occupent une place culturelle et sociale, sans intention aucune de devenir de nostalgiques caricatures. Des Blancs et des Noirs s'entraident, se respectent mutuellement. Des Rose, des Aminata modernes, fidèles aux traditions, éloignées de perspectives mensongères, surtout illusoires. On rêve que l'avenir du monde se brode, dentelé, par des mains tendues les unes vers les autres, ne se distinguant pas de la couleur de peau, détail odieux que n'avait pas voulu considérer Joseph Markovsky, l'entraînant vers une mésalliance entre le Cameroun et lui. Entre Rose aimante et sa famille silencieusement méprisante.
Un Faux-Blanc, Claude Grenier
Leméac Éditeur, Montréal, 2014, 295 pages
Un cinéaste, rentré au Québec depuis peu, narre ses aventures professionnelles et amoureuses qu'il a vécues au Cameroun, pays gouverné par un dictateur, despote sournois impitoyable ; pays à la merci d'intrigues politiques et sociales, partagé entre ses traditions, son modernisme. Une incompréhension maladroite se tisse entre Noirs et Blancs, promiscuité palpable ne cessant d'intensifier la haine entre les Blancs et les gangs de rue. Des jeunes femmes africaines succombent au charme intéressé d'Européens, qui, tôt ou tard, les abandonnent, humiliées, reniées par leur entourage familial. Le narrateur, Joseph Markovsky, fait figure d'exception dans ce paysage moisi par l'humidité, où l'alcool — la bière — coule à flots pour anesthésier les esprits surchauffés. D'emblée, nous savons qu'il s'est remis de l'assassinat de son ancienne compagne, Aminata, une jeune Africaine, originaire du Bénin, constamment en filigrane dans le récit. Amateur de femmes noires aguichantes, il est prêt à aimer Rose, qu'il a rencontrée à Yaoundé en février 2002, dans un resto-bar. Leurs amours seront tumultueuses, leurs nuits, torrides. Cependant, nous apprendrons sans tarder quelles sont les intentions de Rose qui, franche et délurée, confie à son amant blanc, un passé semé d'entraves, sa liaison décevante avec un Belge de qui elle a eu une fille, aujourd'hui âgée de dix-huit ans. Rose en a trente-trois. Son histoire est semée de ces tragédies, communes au temps du colonialisme, auxquelles beaucoup de ses consœurs ont dû courageusement faire face.
Si les amours de Joseph et de Rose occupent une place prépondérante dans cette narration, elles sont entrecoupées de scènes comminatoires qui ont trait au tournage d'un documentaire opposant deux gangs de rue, dirigés par des adolescents révoltés, intransigeants, faisant la loi dans la ville. L'incertitude à Yaoundé est constamment présente, les gens se demandant de quoi sera fait le lendemain. Le pays, raconte le narrateur, était entré une fois de plus dans une période d'insécurité et de terreur marquée par le grand banditisme et les exactions d'un pouvoir sans foi ni loi. Le « petit peuple » survit comme il peut, s'accrochant à ses croyances, religieuses et superstitieuses. L'ambiance sociale est constamment perturbée par la corruption, bafouée par d'interminables arrestations. Joseph et ses collègues de travail en subiront l'excessive dangerosité chaque fois qu'ils envisageront tourner une séquence sur les enfants de rue, la rendre véridique à la lumière d'une réalité trompe-l'œil.
Le cinéaste, au grand cœur étonnant, envoûté par la vie trépidante de Yaoundé, se laissera empêtré dans les abîmes de la ville, aveuglé par ses sentiments pour Rose qui, elle, a très bien saisi ce qu'elle pouvait obtenir de son amant blanc. Ailleurs, à Montréal, Joseph Markovsky, cinquante ans, a deux grands enfants issus d'un mariage brisé par sa passion pour Aminata, jeune Touareg à la beauté dévastatrice. Il aime l'Afrique intensément, ses habitants, ses coutumes, ceux et celles qui la représentent honnêtement. Comme l'ambassadeur blanc et son épouse africaine. Comme Charles-Henri B. économiste à la Banque mondiale, comme le cercle restreint des diplomates canadiens. Les figures lumineuses, oubliées, de la religieuse Bobo Maria, de la petite sœur Pariseau. La vieille âme de l'enfant Coucou, dont nous ignorons de qui elle est la fille, bien que son histoire bouleversante nous le laisse deviner. Mais la vraie nature de Rose, qui est-elle ? Joseph Markovsky commet l'erreur de ne pas s'interroger. Peu à peu, nous assisterons à la déconvenue de ce Blanc incroyablement naïf, pris dans l'engrenage prémédité d'une famille matriarcale qui ne désire que le bonheur de Rose. Son ultime erreur lui sera révélée par l'une de ses amies africaines, cinéaste comme lui, qu'il retrouvera un peu par hasard.
Roman peu banal qui nous fait découvrir une Afrique en partie disparue, aujourd'hui habitée de femmes et d'hommes blancs qui occupent une place culturelle et sociale, sans intention aucune de devenir de nostalgiques caricatures. Des Blancs et des Noirs s'entraident, se respectent mutuellement. Des Rose, des Aminata modernes, fidèles aux traditions, éloignées de perspectives mensongères, surtout illusoires. On rêve que l'avenir du monde se brode, dentelé, par des mains tendues les unes vers les autres, ne se distinguant pas de la couleur de peau, détail odieux que n'avait pas voulu considérer Joseph Markovsky, l'entraînant vers une mésalliance entre le Cameroun et lui. Entre Rose aimante et sa famille silencieusement méprisante.
Un Faux-Blanc, Claude Grenier
Leméac Éditeur, Montréal, 2014, 295 pages
lundi 7 avril 2014
Ouvrir, fermer une porte *** 1/2
Récemment, on a vu l'exposition magistrale de l'artiste-peintre canadien contemporain Peter Doig. Impressionnée, on s'est rendu compte à quel point une œuvre admirable pouvait déranger nos concepts artistiques. On s'est dit que les peintres du dimanche, qui exhibent leurs toiles sur facebook, devraient ranger leur matériel, retourner aux sources de l'art. On a lu Le festin de Salomé, dernier et récent roman d'Alain Beaulieu.
Un homme ordinaire, usinier, entre dans un bar de Québec. Le Croissant d'Or. C'est un habitué des lieux, il y fait chaud, l'ambiance est conviviale. Naomi Bellefleur, métisse, serveuse affable, connaît sa préférence pour la bière. Des artistes insolites habitent l'édifice qui appartient à Angèle Bellefleur, mère de Naomi et de Nan, sa sœur jumelle. Un piano aussi vieux que Ben O'Neil qui en joue à s'en faire « craquer les jointures. » Rien de particulier à signaler, que le passage insipide du temps pour ne pas mourir de solitude. Jusqu'au moment où Naomi Bellefleur invite le narrateur à la suivre dans l'arrière-cuisine, pendant que s'égrènent du piano les sons de jazz habituel. Naomi, sachant où elle va, ouvre la porte de métal qui donne sur la rue arrière. Là, les attend un taxi, une Oldsmobile aux vitres teintées. Le chauffeur, un prénommé Aribert, presque cent ans, est prié par Naomi de les conduire au Graal. Puis au Sombrero. Quels sont ces lieux ? Quels sont ces noms désignés par une Naomi qui ne cesse de vouloir entraîner son compagnon sur des avenues peut-être inexistantes. Essoufflés, ramenés constamment à eux-mêmes, les personnages s'inscrivent hors du temps réel, tels des reliefs mouvants, marionnettes fragiles, désarticulées. Chaque fois qu'une histoire semble se dénouer, une autre se greffe, intensifiant le désarroi du narrateur qui n'en peut plus de se chercher à travers des êtres qu'il ne reconnaît pas. Lui n'a qu'un désir légitime, rentrer à la maison, y retrouver sa femme et ses enfants. Des situations saugrenues l'en empêchent, toujours dirigées par des hommes et des femmes qui le malmènent à contre-courant, comme si ce narrateur témoignait d'une absence, voire d'un vide impossible à combler. Et si cet homme désemparé, bousculé entre présent et passé, s'avérait le véritable protagoniste d'un monde que les autres, ses partenaires de jeu, refusaient de sonder, plancher solide où les pieds devraient se poser en toute quiétude ? Le monde n'est-il pas friable, passeur de nos rêves et fantasmes, quand ceux-ci désertent une part de nous-mêmes, n'ayant accès qu'au désenchantement des jours qui coulent, monotones, semblables à la saveur de la bière calée au fond de la gorge ? Saveur amère nous ramenant à un inconsistant point de fuite. Soif inextinguible, métaphore de l'impossibilité à palper des bouts d'existence qui s'en vont à vau-l'eau.
Le roman, divisé en deux livres, situe des êtres ébranlés par des faits qu'ils ne savent contrôler, tel un apprentissage trop ardu manipulant leur vie restreinte. Plus tard, ces mêmes êtres, mettant en doute la véracité des événements qui les déstabilisent, deviendront caricatures, personnages de papier, soupçonnant le narrateur de s'identifier à l'écrivain Alain Beaulieu, qui aurait tout inventé pour mieux souligner l'absurdité de certitudes erronées. Détenant la clé de l'énigme, il se gausse malgré lui de ces pantins qui ont cru le berner au sein d'histoires rocambolesques, chacun racontant des faits diffluents où tout ne serait qu'illusion. Jusqu'à un inspecteur de police débonnaire qui lui fait part de la disparition de sa fille, Naomi Bellefleur ! Faut-il que les pièces de ce magistral puzzle se recomposent pour que le narrateur, innommé, il ne peut être l'écrivain, retrouve un brin de cohérence au centre de ses agissements ?
Histoire d'une machine à remonter le temps, émergence d'un homme qui aurait été un ancien nazi SS, symbolisant l'ombre effrayante du mal. Un couple de nains, étrange duo de danseurs nus, pathétiques et grotesques. Baby Papillon et Pitou LaBotte, incarnant la parcelle d'une société amochée de blessures à l'âme, difficilement réparables. La mémoire se livre à de constants allers-retours, savamment mis en abîme par un écrivain, le vrai, conscient de son talent, jouissant d'une maturité inégalée dans sa démarche littéraire.
Il y aura un possible retour à la maison quand, voulant revenir à leur point de départ, soit dans le bar du Croissant d'Or, Naomi invitera le narrateur à tout reprendre depuis le début : ouvrir la porte de l'arrière-cuisine puis franchir la porte de métal qui donne sur la cour arrière. Mais est-ce nécessaire de recommencer ce qui, déjà, est égaré ? Les surprises élimées de la vie, ne retenant en elles que le désenchantement faillible, risqueraient de nous anéantir et, pire, de nous handicaper, prisonniers d'une Naomi insatisfaite, devenue femme fictive, propagatrice de songes irréalisables, que nous ne pourrions rassembler dans une vie ordinaire.
Roman magique que nous savourons, sans trop nous poser de questions. Après une danse des sept voiles exécutée par une Salomé de pacotille, le dernier visage est présenté au lecteur sur un plateau, telle la tête de Jean-Baptiste, par un nain intentionné, dégoulinante de sang, qui rappellerait étrangement celle d'un narrateur, démultipliée à l'infini.
Le festin de Salomé, Alain Beaulieu
Éditions Druide, Montréal, 2014, 200 pages
Un homme ordinaire, usinier, entre dans un bar de Québec. Le Croissant d'Or. C'est un habitué des lieux, il y fait chaud, l'ambiance est conviviale. Naomi Bellefleur, métisse, serveuse affable, connaît sa préférence pour la bière. Des artistes insolites habitent l'édifice qui appartient à Angèle Bellefleur, mère de Naomi et de Nan, sa sœur jumelle. Un piano aussi vieux que Ben O'Neil qui en joue à s'en faire « craquer les jointures. » Rien de particulier à signaler, que le passage insipide du temps pour ne pas mourir de solitude. Jusqu'au moment où Naomi Bellefleur invite le narrateur à la suivre dans l'arrière-cuisine, pendant que s'égrènent du piano les sons de jazz habituel. Naomi, sachant où elle va, ouvre la porte de métal qui donne sur la rue arrière. Là, les attend un taxi, une Oldsmobile aux vitres teintées. Le chauffeur, un prénommé Aribert, presque cent ans, est prié par Naomi de les conduire au Graal. Puis au Sombrero. Quels sont ces lieux ? Quels sont ces noms désignés par une Naomi qui ne cesse de vouloir entraîner son compagnon sur des avenues peut-être inexistantes. Essoufflés, ramenés constamment à eux-mêmes, les personnages s'inscrivent hors du temps réel, tels des reliefs mouvants, marionnettes fragiles, désarticulées. Chaque fois qu'une histoire semble se dénouer, une autre se greffe, intensifiant le désarroi du narrateur qui n'en peut plus de se chercher à travers des êtres qu'il ne reconnaît pas. Lui n'a qu'un désir légitime, rentrer à la maison, y retrouver sa femme et ses enfants. Des situations saugrenues l'en empêchent, toujours dirigées par des hommes et des femmes qui le malmènent à contre-courant, comme si ce narrateur témoignait d'une absence, voire d'un vide impossible à combler. Et si cet homme désemparé, bousculé entre présent et passé, s'avérait le véritable protagoniste d'un monde que les autres, ses partenaires de jeu, refusaient de sonder, plancher solide où les pieds devraient se poser en toute quiétude ? Le monde n'est-il pas friable, passeur de nos rêves et fantasmes, quand ceux-ci désertent une part de nous-mêmes, n'ayant accès qu'au désenchantement des jours qui coulent, monotones, semblables à la saveur de la bière calée au fond de la gorge ? Saveur amère nous ramenant à un inconsistant point de fuite. Soif inextinguible, métaphore de l'impossibilité à palper des bouts d'existence qui s'en vont à vau-l'eau.
Le roman, divisé en deux livres, situe des êtres ébranlés par des faits qu'ils ne savent contrôler, tel un apprentissage trop ardu manipulant leur vie restreinte. Plus tard, ces mêmes êtres, mettant en doute la véracité des événements qui les déstabilisent, deviendront caricatures, personnages de papier, soupçonnant le narrateur de s'identifier à l'écrivain Alain Beaulieu, qui aurait tout inventé pour mieux souligner l'absurdité de certitudes erronées. Détenant la clé de l'énigme, il se gausse malgré lui de ces pantins qui ont cru le berner au sein d'histoires rocambolesques, chacun racontant des faits diffluents où tout ne serait qu'illusion. Jusqu'à un inspecteur de police débonnaire qui lui fait part de la disparition de sa fille, Naomi Bellefleur ! Faut-il que les pièces de ce magistral puzzle se recomposent pour que le narrateur, innommé, il ne peut être l'écrivain, retrouve un brin de cohérence au centre de ses agissements ?
Histoire d'une machine à remonter le temps, émergence d'un homme qui aurait été un ancien nazi SS, symbolisant l'ombre effrayante du mal. Un couple de nains, étrange duo de danseurs nus, pathétiques et grotesques. Baby Papillon et Pitou LaBotte, incarnant la parcelle d'une société amochée de blessures à l'âme, difficilement réparables. La mémoire se livre à de constants allers-retours, savamment mis en abîme par un écrivain, le vrai, conscient de son talent, jouissant d'une maturité inégalée dans sa démarche littéraire.
Il y aura un possible retour à la maison quand, voulant revenir à leur point de départ, soit dans le bar du Croissant d'Or, Naomi invitera le narrateur à tout reprendre depuis le début : ouvrir la porte de l'arrière-cuisine puis franchir la porte de métal qui donne sur la cour arrière. Mais est-ce nécessaire de recommencer ce qui, déjà, est égaré ? Les surprises élimées de la vie, ne retenant en elles que le désenchantement faillible, risqueraient de nous anéantir et, pire, de nous handicaper, prisonniers d'une Naomi insatisfaite, devenue femme fictive, propagatrice de songes irréalisables, que nous ne pourrions rassembler dans une vie ordinaire.
Roman magique que nous savourons, sans trop nous poser de questions. Après une danse des sept voiles exécutée par une Salomé de pacotille, le dernier visage est présenté au lecteur sur un plateau, telle la tête de Jean-Baptiste, par un nain intentionné, dégoulinante de sang, qui rappellerait étrangement celle d'un narrateur, démultipliée à l'infini.
Le festin de Salomé, Alain Beaulieu
Éditions Druide, Montréal, 2014, 200 pages