Silencieux, vous vous réfugiez dans nos livres d'art pendant qu'on écrit. Vous ébauchez un sourire timide en nous interrogeant sur le centre du monde que pour vous on représente. On vous répond qu'autour de cet axe spatio-temporel, tant de questions se posent, insolubles, que le centre n'existe plus. Satisfait, le néant et ses artefacts vous rassurent sur notre présence auprès de vous. On parle du premier recueil de nouvelles, L'Horloger, signé Félix Villeneuve.
Quel est le sens de la vie, l'enjeu du Temps, semblent s'informer les individus qui animent ces huit histoires, dissimulés qu'ils sont dans une part d'eux-mêmes, la plus souffrante. Celle qui n'est plus qu'un souvenir terrifiant. Des voies empruntées, tels des chemins encombrés de pierres coupantes ou de tessons, suffisent-elles à nous armer de forces insoupçonnées pour repousser le Mal, personnifié ici par Le Sombre, qui, de son épieu grossier, essaie de nous atteindre et de nous tuer ? La misère est grande dans la vie d'Esperanza, adolescente d'une quinzaine d'années. Partagée entre la haine et l'amour qu'elle ressent pour sa mère, elle tente de la venger d'un homme qui l'a sauvagement brutalisée, a dévasté leur appartement. Une apparition constante inquiète et réconforte Esperanza, un être enraciné au même endroit, parfois seul, parfois flanqué d'un cheval gris, immobile. Ainsi, la première nouvelle, La princesse de béton, apportant un ton visionnaire à l'ensemble du livre, nous entraîne dans un univers où, sous des formes différentes, à des époques parfois révolues, un chevalier errant, banni de son trône, interrompt son périple durant quelques jours, allégeant l'existence d'hommes solitaires, de femmes âgées ou veuves, qui n'aspirent plus à rien, sinon à mourir. Cet être immatériel ou visible, recouvert de métal scintillant, accomplit des miracles ; il secourt Madèle, vieille femme misérable, qui rêve d'avoir un enfant. Une fille. La nuit de la pleine lune se fera complice. Le Chevalier Millénaire, récit qui nous a enchantée tant est profond son symbolisme, présent et passé se tressant autour de la bonté d'un être désintéressé, la fortifiant de son étrange et rassurante présence. Mais il faut partir, toujours s'en aller vers un monde énigmatique que nous, humains, nous ne savons imaginer. La sorcière inspire elle aussi une touchante nouvelle. Maria danse dans un cabaret pour oublier qu'elle ne doit s'attacher à aucun homme, elle ne lui donnerait qu'une fille. Pourtant, elle ne pourra empêcher Martin de l'aimer au point de vouloir braver l'interdit, ce que refusera Maria. Un être qui porte une armure à l'ancienne, et une épée, la surveille. Le héros s'aventure de plain-pied dans le conte fantastique. Un jeune homme n'a aucune conscience de ce qui lui arrive, il est désigné pour sauver le fils d'un prince « vêtu de pièces d'armure brillantes. »
D'un récit à un autre, le lecteur oscille entre l'esprit et l'âme de personnages éphémères, qui se font justiciers de leurs propres avatars. Ils doivent déceler en eux la part de réalité qui les assaille ou le morceau de rêve qui parfois s'effile douloureusement. Le fantasme n'est pas loin, nous savons qu'il se mesure à l'intensité de nos scènes oniriques. L'Horloger, nouvelle éponyme, s'avère le texte le mieux élaboré, décrivant densément la démarche de cet horloger fasciné par le Temps, par ses soubresauts, ses ondes. Une Veuve, à qui il s'est attaché, lui a prédit, adolescent, qu'il accomplirait des merveilles. Les années s'envolent, rien n'arrive de prodigieux. Une guerre, point incendiaire et final, lui apportera-t-elle la réponse qu'il souhaite depuis que ses cheveux ont blanchi ? On ose espérer qu'un enfant orphelin aura le courage et la ténacité d'acheminer le monde terrestre vers un cycle réparateur. Détruire pour mieux reconstruire, non pour conquérir, propos que soulignent les non-dits transcendant ces récits, les hommes nuisibles étant munis d'un épieu, les hommes magnanimes d'une épée flamboyante.
Un symbolisme édifiant n'en finit pas d'éclabousser nos dires, figuration qui se propage hors de nous, emportés que nous sommes dans un éternel combat universel. La lutte entre le Bien et le Mal, celle de toutes les joutes, physiques et morales. C'est aussi l'histoire du Temps, provisoire ou éternel, selon le rôle que nous lui décernons. Le Temps n'est-il pas d'une flexibilité déconcertante chaque fois qu'il s'attribue nos pires ou meilleures intentions ?
Un premier recueil étonnant à lire. Le lecteur y découvrira une musicalité sereine de l'écriture, un clin d'œil philosophique, d'heureuses trouvailles poétiques. Et pourquoi pas, un ancien charme se référant à quelques textes moyenâgeux. Ce qui, de notre part, est un compliment.
L'Horloger, Félix Villeneuve
Éditions XYZ, Montréal, 2014, 150 pages
Critique de livres, romans, nouvelles, récits.
Écrire est un acte d'amour. S'il ne l'est pas, il n'est qu'écriture. Jean Cocteau
lundi 15 décembre 2014
lundi 8 décembre 2014
Éternelles histoires *** 1/2
Ces dernières semaines, on s'est appesantie sur les dérives du cœur et sur leurs conséquences. On revient à l'ordinaire de la vie, le cœur se révélant un viscère musculaire, qui bat pour que nous survivions, mission honorable. Laissons-le à son rôle de métronome, la tendance surfaite étant de le malmener, de le responsabiliser de nos misères humaines. On a lu le roman de Charlotte Gingras, No man's land.
Jeunes ou moins jeunes, à un moment de leur vie, moult femmes ont été outragées par les agissements d'hommes sans scrupules. Désir d'indépendance loin d'une compagne vieillissante, désir irrépressible de violenter une jeune fille. Lésées, rejetées, les deux femmes que met en scène Charlotte Gingras — exemples parmi tant d'autres —, se prénomment Éden et Jeanne. Un numéro ferait aussi bien l'affaire quand, piétonnières égarées à travers la ville inhospitalière, elles essaient de camoufler leur misère derrière un sourire ravagé de larmes ou derrière un visage hermétique comme une route fermée à ses extrémités. Éden, adolescente de quatorze ans, vit avec sa mère monoparentale alcoolique, ses deux sœurs et un frère, dans un quartier défavorisé de la ville. Avec sa petite sœur Fleur, elle fréquente à longueur de journée la bibliothèque pour y trouver un peu de chaleur, toutes les chaleurs, la bibliothécaire ayant saisi la misère des jeunes filles. Éden lit des romans d'amour, Fleur feuillette des livres traitant d'animaux. Fleur possède une innocence déjà flétrie, Éden rêve d'un prince charmant qui l'enlèverait à son univers sordide. Dans le parc où le soir elle se réfugie, son seul ami est un vieil arbre qu'elle appelle Grand-Père, cherchant en son écorce rugueuse, un semblant de tendresse. Elle y rencontrera un prince charmant qui abusera de sa crédulité, qui disparaîtra aussi promptement qu'il est apparu, laissant Éden désemparée. En parallèle, Jeanne, femme d'un certain âge, vieillit paisiblement dans sa maison du Nord. Après plusieurs années de vie commune, son compagnon lui fait savoir qu'il ne l'aime plus. Bouleversée, elle le quitte, se retrouve en ville avec deux valises et un sac à dos. Jeanne s'abritera quelque temps dans un appartement que des amis absents ont mis à sa disposition.
L'histoire se déroule en hiver, accentuant la condition précaire des deux protagonistes. Ce jour-là, veille du Jour de l'an, Éden quête dans le métro, Jeanne descend d'un wagon, se dirige vers la sortie. Embarrassée de ses bagages, elle bloque le passage. Éden lui offre son aide, elle reçoit un refus poli, stigmatisé d'un sourire triste. Un peu plus tard, intriguée, Éden sortira du métro, apercevra la vieille femme qui patauge péniblement dans la neige, les roulettes de l'une de ses valises s'embourbant dans la « sloche ». Éden courra la secourir. Lui offrira de boire un café dans un bistrot tout proche. Quelques minutes partagées ensemble, Éden et Jeanne ignorent qu'elles se reverront bientôt, pour essayer de colmater leur souffrance réciproque. Un périple douloureux les attend, surtout celui qu'elles affronteront sur l'île où Jeanne possède une cabane. Au temps du bonheur, elle aimait y flâner, observer le lent déploiement de la nature, l'agitation bruyante des oiseaux, la visite inopinée d'animaux sauvages. Cette fois, Jeanne n'y séjournera pas seule, elle deviendra « une famille d'accueil pendant l'été. »
Temps mort pour Éden qui, à la suite d'un incident citadin, refuse de parler, silence que Jeanne devra courageusement endurer. Les pierres transportées jusqu'au rivage, dessineront un cercle où les deux femmes, l'âme transie, s'enfermeront, Éden incapable de formuler un sentiment quelconque, Jeanne, constamment en révolte contre l'homme qui l'a pour toujours repoussée. On a l'impression que le silence têtu d'Éden stimule la réflexion amère de Jeanne, lui laisse entrevoir quelques rais lumineux qu'Éden, étouffant dans sa nuit infernale, ne sait encore déceler. Morte, elle l'était avant de rencontrer Jeanne, comment pourrait-elle revenir à la vie ? Comment Jeanne saurait-elle confier sa propre histoire à plus désespérée qu'elle-même ? La fiction ne contient aucun apaisement lorsque Jeanne lit à voix haute, il s'agit d'êtres humains qu'Éden, croit-elle, a abandonnés à leur sort tragique, et qu'elle aime encore. Pourquoi les avoir trahis, tués ? À quoi sert la parole quand nous ne pouvons rien pour nous-même ? Que dire de l'impuissance coupable éprouvée en face des autres ?
Récit découpé en trois parties. Le drame d'Éden occupe la première, celui de Jeanne trame la deuxième, la troisième réunit Éden et Jeanne, amalgamant deux histoires de solitude extrême. Une chaloupe, représentée par des pierres amassées par Jeanne et Éden, symbolise une probable noyade, l'esquif risquant de couler à la moindre imprudence verbale ou gestuelle de l'une ou de l'autre. La violence, du commencement à la fin du livre, est constamment sous-jacente, provoquée par des objets, des comportements, à l'affût de paroles maladroites, de regards poignants, tel un appel au secours qui n'atteindrait pas son but. Les autres, les insulaires, apportent leur part de générosité quand il s'agit de faciliter, d'embellir utilement le quotidien. Roman de la tendresse rédigé par une écrivaine aguerrie à l'écriture de romans jeunesse depuis une vingtaine d'années. On ne sait pour quelle raison, Charlotte Gingras a désiré écrire, destinée à un plus large public, une histoire aussi triste et vertigineuse, modulée d'espérance, se rattachant au désarroi implacable de deux femmes écorchées, abîmées par des partenaires de longue date ou de simple passage. Mais le pari, s'il y en a un, est amplement réussi. La lecture s'avère émouvante, on osera avancer, captivante.
No man's land, Charlotte Gingras
Éditions Druide, Montréal, 2014, 160 pages.
Jeunes ou moins jeunes, à un moment de leur vie, moult femmes ont été outragées par les agissements d'hommes sans scrupules. Désir d'indépendance loin d'une compagne vieillissante, désir irrépressible de violenter une jeune fille. Lésées, rejetées, les deux femmes que met en scène Charlotte Gingras — exemples parmi tant d'autres —, se prénomment Éden et Jeanne. Un numéro ferait aussi bien l'affaire quand, piétonnières égarées à travers la ville inhospitalière, elles essaient de camoufler leur misère derrière un sourire ravagé de larmes ou derrière un visage hermétique comme une route fermée à ses extrémités. Éden, adolescente de quatorze ans, vit avec sa mère monoparentale alcoolique, ses deux sœurs et un frère, dans un quartier défavorisé de la ville. Avec sa petite sœur Fleur, elle fréquente à longueur de journée la bibliothèque pour y trouver un peu de chaleur, toutes les chaleurs, la bibliothécaire ayant saisi la misère des jeunes filles. Éden lit des romans d'amour, Fleur feuillette des livres traitant d'animaux. Fleur possède une innocence déjà flétrie, Éden rêve d'un prince charmant qui l'enlèverait à son univers sordide. Dans le parc où le soir elle se réfugie, son seul ami est un vieil arbre qu'elle appelle Grand-Père, cherchant en son écorce rugueuse, un semblant de tendresse. Elle y rencontrera un prince charmant qui abusera de sa crédulité, qui disparaîtra aussi promptement qu'il est apparu, laissant Éden désemparée. En parallèle, Jeanne, femme d'un certain âge, vieillit paisiblement dans sa maison du Nord. Après plusieurs années de vie commune, son compagnon lui fait savoir qu'il ne l'aime plus. Bouleversée, elle le quitte, se retrouve en ville avec deux valises et un sac à dos. Jeanne s'abritera quelque temps dans un appartement que des amis absents ont mis à sa disposition.
L'histoire se déroule en hiver, accentuant la condition précaire des deux protagonistes. Ce jour-là, veille du Jour de l'an, Éden quête dans le métro, Jeanne descend d'un wagon, se dirige vers la sortie. Embarrassée de ses bagages, elle bloque le passage. Éden lui offre son aide, elle reçoit un refus poli, stigmatisé d'un sourire triste. Un peu plus tard, intriguée, Éden sortira du métro, apercevra la vieille femme qui patauge péniblement dans la neige, les roulettes de l'une de ses valises s'embourbant dans la « sloche ». Éden courra la secourir. Lui offrira de boire un café dans un bistrot tout proche. Quelques minutes partagées ensemble, Éden et Jeanne ignorent qu'elles se reverront bientôt, pour essayer de colmater leur souffrance réciproque. Un périple douloureux les attend, surtout celui qu'elles affronteront sur l'île où Jeanne possède une cabane. Au temps du bonheur, elle aimait y flâner, observer le lent déploiement de la nature, l'agitation bruyante des oiseaux, la visite inopinée d'animaux sauvages. Cette fois, Jeanne n'y séjournera pas seule, elle deviendra « une famille d'accueil pendant l'été. »
Temps mort pour Éden qui, à la suite d'un incident citadin, refuse de parler, silence que Jeanne devra courageusement endurer. Les pierres transportées jusqu'au rivage, dessineront un cercle où les deux femmes, l'âme transie, s'enfermeront, Éden incapable de formuler un sentiment quelconque, Jeanne, constamment en révolte contre l'homme qui l'a pour toujours repoussée. On a l'impression que le silence têtu d'Éden stimule la réflexion amère de Jeanne, lui laisse entrevoir quelques rais lumineux qu'Éden, étouffant dans sa nuit infernale, ne sait encore déceler. Morte, elle l'était avant de rencontrer Jeanne, comment pourrait-elle revenir à la vie ? Comment Jeanne saurait-elle confier sa propre histoire à plus désespérée qu'elle-même ? La fiction ne contient aucun apaisement lorsque Jeanne lit à voix haute, il s'agit d'êtres humains qu'Éden, croit-elle, a abandonnés à leur sort tragique, et qu'elle aime encore. Pourquoi les avoir trahis, tués ? À quoi sert la parole quand nous ne pouvons rien pour nous-même ? Que dire de l'impuissance coupable éprouvée en face des autres ?
Récit découpé en trois parties. Le drame d'Éden occupe la première, celui de Jeanne trame la deuxième, la troisième réunit Éden et Jeanne, amalgamant deux histoires de solitude extrême. Une chaloupe, représentée par des pierres amassées par Jeanne et Éden, symbolise une probable noyade, l'esquif risquant de couler à la moindre imprudence verbale ou gestuelle de l'une ou de l'autre. La violence, du commencement à la fin du livre, est constamment sous-jacente, provoquée par des objets, des comportements, à l'affût de paroles maladroites, de regards poignants, tel un appel au secours qui n'atteindrait pas son but. Les autres, les insulaires, apportent leur part de générosité quand il s'agit de faciliter, d'embellir utilement le quotidien. Roman de la tendresse rédigé par une écrivaine aguerrie à l'écriture de romans jeunesse depuis une vingtaine d'années. On ne sait pour quelle raison, Charlotte Gingras a désiré écrire, destinée à un plus large public, une histoire aussi triste et vertigineuse, modulée d'espérance, se rattachant au désarroi implacable de deux femmes écorchées, abîmées par des partenaires de longue date ou de simple passage. Mais le pari, s'il y en a un, est amplement réussi. La lecture s'avère émouvante, on osera avancer, captivante.
No man's land, Charlotte Gingras
Éditions Druide, Montréal, 2014, 160 pages.
lundi 1 décembre 2014
Funambule des mots ****
Elle avait fait un rêve éveillé, une cure de jouvence auprès d'un être jeune. Comme tous les rêves, le sien s'est dissipé, la délaissant à l'amertume du temps présent. Il lui reste à vieillir en espérant que les friperies du visage et du corps ne se confondent pas aux cellules mortes de la feuille, rapportée du parc, qui nous a fait cette confidence mélancolique. On parle du récent roman d'Aki Shimazaki, Azami.
Un homme, fin de la trentaine, marié depuis huit ans, père de deux jeunes enfants, trompe sa femme avec une amie d'école, retrouvée grâce à l'intermédiaire d'un camarade. Cette jeune fille, autrefois brillante étudiante, est aujourd'hui entraîneuse, alors qu'elle envisageait de devenir vétérinaire ou zoologue. Sur ce thème convenu, l'écrivaine nous offre un court roman, émouvant, jamais emphatique. Aki Shimazaki nous fait penser à une funambule qui risquerait de se blesser, tombant sur un tapis jonché de mots. On revient à son livre, on le lit, l'esprit vide de nos préjugés, les yeux neufs, dévorant l'histoire minimaliste comme si rien de plus important n'existait. Et le charme opère une fois encore. On a terminé de lire, on se demande ce qui s'est passé autour de soi pendant quelques heures. Rien, semble-t-il. On évoque ce qui nous a enchantée, au fil des pages, on se souvient.
Mitsuo Kawano, rédacteur dans une revue culturelle, se fait interpeller un soir par un ancien compagnon de classe, Gorô Kida, président apprécié d'une compagnie importatrice d'alcools. Tous les deux sont surpris de se revoir, tous les deux fréquentent des établissements de services sexuels. Gorô est célibataire, il entretient trois maîtresses. Mitsuo aime toujours son épouse Atsuko, il n'empêche qu'ils forment un couple sexless. Pendant qu'Atsuko s'occupe de jardinage professionnel dans leur maison de campagne, son mari travaille intensément, comble ses besoins dans des salons érotiques. Mitsuo et Gorô, se rappelant une année de classe, essaient de mettre des noms sur quelques visages, dont celui de Mitsuko, étudiante belle et secrète, qui n'apparaît sur aucune photo de l'album de l'école. Au fur et à mesure que Gorô interviendra dans la vie de Mitsuo, ce dernier se rendra compte qu'il n'est pas aussi « gentil » que leur adolescence le laissait entrevoir. Mitsuko, enfin conquise, éperdument désirée par Mitsuo, lui confiera quelques désagréments dont elle a été la victime et, plus grave, à quelle personne revient la notoriété de la compagnie que Gorô Kida dirige.
Le dénouement de l'histoire s'avérant sans réelle surprise, cependant renouvelée lorsque Aki Shimazaki la dépeint avec son talent de dentellière. On l'imagine, assise, courbée sous une lampe, brodant des mots les uns devant les autres, dessinant l'étrange petite fleur violette, l'azami, qui donne son nom au titre du livre. Écrivaine tellement affiliée à la poésie qu'on regrette de ne pas en lire de son cru, de ne pas en savourer la teneur discrète, l'auteure si peu démesurée dans ses propos romanesques. Pouvons-nous avancer que Aki Shimazaki nous offre une certaine image du Japon moderne ? On y voit plutôt une intention adroite de démontrer au lecteur attentionné, que le monde a changé, qu'il nous parvienne de l'époque d'Edo ou d'un Japon occidentalisé, pour ne pas dire américanisé. Atsuko, qui gère sa propre entreprise agricole, élève ses deux enfants, n'est-elle pas représentative d'une catégorie de femmes dont l'époux travaille en ville, celles-ci fermant les yeux sur leurs frasques, ce que n'acceptera pas Atsuko. Mitsuo, qui la rejoint chaque fin de semaine, n'est-il pas l'image typique de l'homme satisfait de lui-même, se leurrant sur une hypothétique liberté qu'il pense avoir acquise, persuadé qu'il est un citadin honnête, sa mauvaise conscience l'effleurant de temps à autre.
Aki Shimazaki possède l'art de camoufler les apparences trop lisses pour que nous en percevions davantage les failles derrière une écriture murmurée, rarement exclamée, derrière un style presque elliptique, une observation minutieuse et lucide. Regard amer qu'elle jette sur une société où un homme et une femme, devenus un couple, ne se suffisent plus à eux-mêmes ; il leur faut vivre des sensations trompeuses avant de se reconnaître tels qu'ils étaient dans un monde réaliste, si peu fait pour rêver.
Étant publié en France, aux éditions Actes Sud, ce roman est accessible aux lecteurs et lectrices francophones.
Azami, Aki Shimazaki
Éditions Leméac / Actes Sud, 2014, Montréal / Arles, 136 pages
Un homme, fin de la trentaine, marié depuis huit ans, père de deux jeunes enfants, trompe sa femme avec une amie d'école, retrouvée grâce à l'intermédiaire d'un camarade. Cette jeune fille, autrefois brillante étudiante, est aujourd'hui entraîneuse, alors qu'elle envisageait de devenir vétérinaire ou zoologue. Sur ce thème convenu, l'écrivaine nous offre un court roman, émouvant, jamais emphatique. Aki Shimazaki nous fait penser à une funambule qui risquerait de se blesser, tombant sur un tapis jonché de mots. On revient à son livre, on le lit, l'esprit vide de nos préjugés, les yeux neufs, dévorant l'histoire minimaliste comme si rien de plus important n'existait. Et le charme opère une fois encore. On a terminé de lire, on se demande ce qui s'est passé autour de soi pendant quelques heures. Rien, semble-t-il. On évoque ce qui nous a enchantée, au fil des pages, on se souvient.
Mitsuo Kawano, rédacteur dans une revue culturelle, se fait interpeller un soir par un ancien compagnon de classe, Gorô Kida, président apprécié d'une compagnie importatrice d'alcools. Tous les deux sont surpris de se revoir, tous les deux fréquentent des établissements de services sexuels. Gorô est célibataire, il entretient trois maîtresses. Mitsuo aime toujours son épouse Atsuko, il n'empêche qu'ils forment un couple sexless. Pendant qu'Atsuko s'occupe de jardinage professionnel dans leur maison de campagne, son mari travaille intensément, comble ses besoins dans des salons érotiques. Mitsuo et Gorô, se rappelant une année de classe, essaient de mettre des noms sur quelques visages, dont celui de Mitsuko, étudiante belle et secrète, qui n'apparaît sur aucune photo de l'album de l'école. Au fur et à mesure que Gorô interviendra dans la vie de Mitsuo, ce dernier se rendra compte qu'il n'est pas aussi « gentil » que leur adolescence le laissait entrevoir. Mitsuko, enfin conquise, éperdument désirée par Mitsuo, lui confiera quelques désagréments dont elle a été la victime et, plus grave, à quelle personne revient la notoriété de la compagnie que Gorô Kida dirige.
Le dénouement de l'histoire s'avérant sans réelle surprise, cependant renouvelée lorsque Aki Shimazaki la dépeint avec son talent de dentellière. On l'imagine, assise, courbée sous une lampe, brodant des mots les uns devant les autres, dessinant l'étrange petite fleur violette, l'azami, qui donne son nom au titre du livre. Écrivaine tellement affiliée à la poésie qu'on regrette de ne pas en lire de son cru, de ne pas en savourer la teneur discrète, l'auteure si peu démesurée dans ses propos romanesques. Pouvons-nous avancer que Aki Shimazaki nous offre une certaine image du Japon moderne ? On y voit plutôt une intention adroite de démontrer au lecteur attentionné, que le monde a changé, qu'il nous parvienne de l'époque d'Edo ou d'un Japon occidentalisé, pour ne pas dire américanisé. Atsuko, qui gère sa propre entreprise agricole, élève ses deux enfants, n'est-elle pas représentative d'une catégorie de femmes dont l'époux travaille en ville, celles-ci fermant les yeux sur leurs frasques, ce que n'acceptera pas Atsuko. Mitsuo, qui la rejoint chaque fin de semaine, n'est-il pas l'image typique de l'homme satisfait de lui-même, se leurrant sur une hypothétique liberté qu'il pense avoir acquise, persuadé qu'il est un citadin honnête, sa mauvaise conscience l'effleurant de temps à autre.
Aki Shimazaki possède l'art de camoufler les apparences trop lisses pour que nous en percevions davantage les failles derrière une écriture murmurée, rarement exclamée, derrière un style presque elliptique, une observation minutieuse et lucide. Regard amer qu'elle jette sur une société où un homme et une femme, devenus un couple, ne se suffisent plus à eux-mêmes ; il leur faut vivre des sensations trompeuses avant de se reconnaître tels qu'ils étaient dans un monde réaliste, si peu fait pour rêver.
Étant publié en France, aux éditions Actes Sud, ce roman est accessible aux lecteurs et lectrices francophones.
Azami, Aki Shimazaki
Éditions Leméac / Actes Sud, 2014, Montréal / Arles, 136 pages