lundi 6 janvier 2014

Les couleurs de la vie *** 1/2

Après avoir rencontré un très séduisant jeune homme, C. nous dit que la beauté le paralyse. On le comprend, la beauté s'avère une parure qui ne s'allie qu'à un certain esthétisme. Contrairement à un tableau hors du commun, à la pureté d'une sculpture grecque, la beauté charnelle s'atténue avant de disparaître. Pour cette raison, nous ne pouvons nous éprendre de l'être qui en est pourvu. Ce serait une supercherie. On parle du roman de Danielle Trussart, L'œil de la nuit.

Elles sont trois femmes, se prénomment Violette, Clothilde — Clo —, Lucie. Elles se sont rencontrées dans des conditions terriblement difficiles et, depuis quatre mois, elles ont loué un appartement dans le quartier Hochelaga-Maisonneuve, « au coin des rues Ontario et Davidson ». Ce qui les distingue des gens normaux, les « charlatans », comme les appelle Violette, c'est que toutes les trois sont considérées comme des folles. Des disjonctées de la société bien-pensante. Violette s'arrange comme elle peut, plutôt bien, avec le syndrome d'Asperger. Clo, selon les spécialistes, a une personnalité borderline. Elle déborde d'excès qu'elle ne sait contrôler. Lucie, âgée de soixante-douze ans, a subi des électrochocs à la suite d'une descente aux enfers. Elle a été mariée, heureuse, a eu un fils qui l'a abandonnée derrière les hauts murs d'institutions psychiatriques. La « famille riche et connue dont on parle parfois à la télé et dans les journaux » de Clothilde, a coupé les vivres à la jeune femme, exaspérée de ses frasques innombrables. Violette, native d'un village proche de Charlevoix, a été recueillie par l'une de ses tantes avec qui « ça n'a pas cliqué. ». Sa vie s'est déglinguée cent fois avant de rencontrer Clo, de la suivre partout pour faire d'elle son amie. Situations extrêmes de trois femmes perçues à travers le regard lucide, vulnérable de Violette, qui narre dans un cahier ligné, les péripéties tumultueuses de leur vie quotidienne. Clo et sa passion obsessive pour Éric, jeune homme qui s'est lassé de son emprise. Clo, impulsive, qui veut tout tout de suite, ne sait faire taire ses colères contre une société avec laquelle pourtant elle aimerait composer. Saborder des amours désespérées au grand dam de Violette, celle-ci ne survivant que pour raconter, dessiner, marcher. Se faire coiffer un jour prochain dans un grand salon du centre-ville. Lucie, la silencieuse ordonnée, tricote des écharpes sans fin, terrée dans de lointains souvenirs familiaux, regardant inlassablement à la télévision Les belles histoires des pays d'en haut. Laquelle entraîne l'autre à travers les parcs, les rues, les tragiques et secourables points d'appui dont elles ont besoin pour survivre ? Nous ne savons trop, chacune trébuchant sur une route épinée de son sinistre et improbable passé. Ne pouvant plus supporter les crises démentielles de Lucie, les angoisses terrifiantes de Violette, les fureurs irrépressibles de Clo, elles finissent toujours par se rejoindre, s'entraidant sans trop savoir où elles aboutiront. Trio où interviendront Emilio, le Mexicain clandestin, Johanne qui arrondit ses fins de mois en faisant « des  pipes dans les autos des gars qui viennent s'offrir une petite gâterie avant de se rendre au boulot. » Touchant Emilio, qui poursuit patiemment les rêves lunaires de Violette, pathétique Johanne, qui élève seule ses deux enfants.

Amplitude forcenée nidifiant ce généreux roman, empêtré de personnages que nous croisons dans des quartiers montréalais défavorisés, si nous les fréquentons tant soit peu. Des hommes et des femmes déchirés par une existence qu'ils n'avaient pas souhaitée. Peu de rébellion, peu de révolte, comme si atteindre la Lune chère à Violette s'avérait démentiel, elle qui ne rêve que de revoir le fleuve du côté de Kamouraska. Comme si être aimée terrorisait Clo lorsqu'elle s'éprend d'hommes indignes. Comme si retrouver un fils aujourd'hui âgé d'une quarantaine d'années, se tricotait en d'interminables écharpes bariolées des couleurs infortunées de la vie.

Récit tendre où la folie de trois femmes n'en est peut-être pas une, dissimulant une attractive dimension imperméable aux « charlatans », désignés par Violette. Leur éviter de sombrer dans la platitude de semaines, de mois, d'années trop longuement gouvernés par la prudence, sclérosés dans d'insipides certitudes, issues d'idées toutes faites, tellement sécurisantes. Se greffent en de persuasifs débuts de chapitres l'état géographique de la Lune mais, plus percutants encore, des extraits du roman de Réjean Ducharme, L'avalée des avalés, stratégique hommage à Bérénice qui, elle aussi, aurait sympathisé avec l'univers dysfonctionné de ces femmes guidées par la main secourable d'une écrivaine talentueuse, qui ne semble pas porter en son cœur les « charlatans » de l'existence.

Roman émouvant qu'il faut lire en mettant de côté ses préjugés, ses heurts sur la manière de vivre de certains, nous attachant à des êtres composés de morceaux de Lune, impatients de revoir un fleuve, de se raccrocher à des mailles tricotées uniquement à l'envers. Œil de la nuit maternel évoqué par Violette, métaphore d'un œil sélénite qui nous serait invisible.


L'œil de la nuit, Danielle Trussart
XYZ éditeur, Montréal, 2013, 276 pages