lundi 21 avril 2014

Un tiroir-caisse aux souvenirs ***

Après avoir révisé un superbe manuscrit, il nous est difficile de revenir à des lectures ordinaires. S'y révèle ce qu'on aime d'intensité dans l'écriture, de sensibilité dans l'originalité  du thème, de psychologie dans les personnages savamment maîtrisés par l'auteur. On s'y investit comme si nous-même on s'était pliée à tant d'exigence. On aime être étonnée, ce qui devient de plus en plus rare. On parle du troisième roman de Claude Grenier, Un Faux-Blanc.

Un cinéaste, rentré au Québec depuis peu, narre ses aventures professionnelles et amoureuses qu'il a vécues au Cameroun, pays gouverné par un dictateur, despote sournois impitoyable ; pays à la merci d'intrigues politiques et sociales, partagé entre ses traditions, son modernisme. Une incompréhension maladroite se tisse entre Noirs et Blancs, promiscuité palpable ne cessant d'intensifier la haine entre les Blancs et les gangs de rue. Des jeunes femmes africaines succombent au charme intéressé d'Européens, qui, tôt ou tard, les abandonnent, humiliées, reniées par leur entourage familial. Le narrateur, Joseph Markovsky, fait figure d'exception dans ce paysage moisi par l'humidité, où l'alcool — la bière — coule à flots pour anesthésier les esprits surchauffés. D'emblée, nous savons qu'il s'est remis de l'assassinat de son ancienne compagne, Aminata, une jeune Africaine, originaire du Bénin, constamment en filigrane dans le récit. Amateur de femmes noires aguichantes, il est prêt à aimer Rose, qu'il a rencontrée à Yaoundé en février 2002, dans un resto-bar. Leurs amours seront tumultueuses, leurs nuits, torrides. Cependant, nous apprendrons sans tarder quelles sont les intentions de Rose qui, franche et délurée, confie à son amant blanc, un passé semé d'entraves, sa liaison décevante avec un Belge de qui elle a eu une fille, aujourd'hui âgée de dix-huit ans. Rose en a trente-trois. Son histoire est semée de ces tragédies, communes au temps du colonialisme, auxquelles beaucoup de ses consœurs ont dû courageusement faire face.

Si les amours de Joseph et de Rose occupent une place prépondérante dans cette narration, elles sont entrecoupées de scènes comminatoires qui ont trait au tournage d'un documentaire opposant deux gangs de rue, dirigés par des adolescents révoltés, intransigeants, faisant la loi dans la ville. L'incertitude à Yaoundé est constamment présente, les gens se demandant de quoi sera fait le lendemain. Le pays, raconte le narrateur, était entré une fois de plus dans une période d'insécurité et de terreur marquée par le grand banditisme et les exactions d'un pouvoir sans foi ni loi. Le « petit peuple » survit comme il peut, s'accrochant à ses croyances, religieuses et superstitieuses. L'ambiance sociale est constamment perturbée par la corruption, bafouée par d'interminables arrestations. Joseph et ses collègues de travail en subiront l'excessive dangerosité chaque fois qu'ils envisageront tourner une séquence sur les enfants de rue, la rendre véridique à la lumière d'une réalité trompe-l'œil.

 Le cinéaste, au grand cœur étonnant, envoûté par la vie trépidante de Yaoundé, se laissera empêtré dans les abîmes de la ville, aveuglé par ses sentiments pour Rose qui, elle, a très bien saisi ce qu'elle pouvait obtenir de son amant blanc. Ailleurs, à Montréal, Joseph Markovsky, cinquante ans, a deux grands enfants issus d'un mariage brisé par sa passion pour Aminata, jeune Touareg à la beauté dévastatrice. Il aime l'Afrique intensément, ses habitants, ses coutumes, ceux et celles qui la représentent honnêtement. Comme l'ambassadeur blanc et son épouse africaine. Comme Charles-Henri B. économiste à la Banque mondiale, comme le cercle restreint des diplomates canadiens. Les figures lumineuses, oubliées, de la religieuse Bobo Maria, de la petite sœur Pariseau. La vieille âme de l'enfant Coucou, dont nous ignorons de qui elle est la fille, bien que son histoire bouleversante nous le laisse deviner. Mais la vraie nature de Rose, qui est-elle ? Joseph Markovsky  commet l'erreur de ne pas s'interroger. Peu à peu, nous assisterons à la déconvenue de ce Blanc incroyablement naïf, pris dans l'engrenage prémédité d'une famille matriarcale qui ne désire que le bonheur de Rose. Son ultime erreur lui sera révélée par l'une de ses amies africaines, cinéaste comme lui, qu'il retrouvera un peu par hasard.

Roman peu banal qui nous fait découvrir une Afrique en partie disparue, aujourd'hui habitée de femmes et d'hommes blancs qui occupent une place culturelle et sociale, sans intention aucune de devenir de nostalgiques caricatures. Des Blancs et des Noirs s'entraident, se respectent mutuellement. Des Rose, des Aminata modernes, fidèles aux traditions, éloignées de perspectives mensongères, surtout illusoires. On rêve que l'avenir du monde se brode, dentelé, par des mains tendues les unes vers les autres, ne se distinguant pas de la couleur de peau, détail odieux que n'avait pas voulu considérer Joseph Markovsky, l'entraînant vers une mésalliance entre le Cameroun et lui. Entre Rose aimante et sa famille silencieusement méprisante.


Un Faux-Blanc, Claude Grenier
Leméac Éditeur, Montréal, 2014, 295 pages