On a lu un fait divers effarant. À cause de son éducation excessivement rigide et puritaine, une femme n'a découvert l'amour des hommes qu'à l'âge de soixante-quatre ans. Plus jeune, elle fermait les yeux sur la sensualité, de peur de pécher. On est consternée que des idées truffées de grossiers mensonges aient pu gâcher à ce point de non-retour la vie d'un être humain. On parle du roman de Vic Verdier, L'imprimeur doit mourir.
Disons-le d'emblée, ce roman en partie historique, dont l'action se situe à Québec, en 1919, draine avec lui un air de vacances estivales. Malgré le sérieux de l'histoire, on s'est laissée aller à suivre, détendue, les péripéties parentales de Victor-Hugo Verdier, frère aîné de Napoléon-Bonaparte Verdier. Le premier gère l'imprimerie Jacques-Cartier, annexe désargentée d'une fabrique de balais et brosses, la plus grosse en Amérique, appartenant depuis des générations à sa famille. Il a toujours été rejeté des siens, atteint qu'il est d'un pied bot. Un physique quelconque le désavantage, contrairement à Napoléon-Bonaparte, jeune homme séduisant, calculateur, qui, revenu en héros de la Grande Guerre, héritera, à la mort du père, de l'entreprise familiale. La Verdier & Co. Son ambition : s'approprier l'imprimerie régie par Victor-Hugo. Tous les moyens seront mis en œuvre pour s'octroyer ce que son frère aîné a défendu âprement, au point de devenir le meilleur imprimeur de la ville. Le supprimer s'il le faut. Course contre la montre pour sauver l'imprimeur et l'imprimerie de mains meurtrières, mettant en scène des personnages surprenants, sortes d'anarchistes au grand cœur, qui fréquentent la Maison Rouge, où Joan l'Anglaise, la plus belle recrue du bordel, règne sur le cœur de Madéus, aveugle, pianiste du lieu. Toby Wiseman, journaliste juif, le meilleur ami de Vic. S'ajoutera à ces personnages pittoresques, Rosie, assistante d'un magicien de passage. Jeune femme rebelle et ubiquiste. Vic succombera à ses attraits irrésistibles, lui si peu prisé des femmes.
En parallèle à ces aventures loufoques, Vic, sous le pseudonyme de Pierre Cimon, rédige en cachette un feuilleton populaire, les aventures de Phantomax, publié chaque semaine dans le quotidien Le Mercure. À mesure que nous entrons dans l'action mouvementée de Victor-Hugo et de ses compagnons, l'image de Phantomax se précise, Gonzague Aylwin est aux prises avec les bijoux volés d'une riche héritière londonienne. Troublante omniprésence virtuelle ne cessant d'aller d'une certaine fiction à une certaine réalité ; les destins s'entrecroisent, se démultiplient, telle une autobiographie frelatée qu'écrirait Vic pour analyser ses rapports à son frère cupide, à sa mère arrogante, à ses amis à qui il doit d'être en vie. Un plan machiavélique jaillira du cerveau paranoïaque de son frère pour réduire Victor-Hugo à néant. N'a-t-il pas, avec l'aide de sbires haineux, assassiné deux imprimeurs montréalais qui ne se pliaient pas à ses exigences ? Les événements se liguant contre Vic, il devra se soumettre, ou faire semblant, au dessein monstrueux de son frère. Projet insensé qui annihilerait leur réputation, les condamnerait à la mort ou à s'exiler. Nous sommes en 1919...
Une poignée d'amis dévoués, une femme amoureuse connaissant les moindres ficelles de la magie, une pute désenchantée, un commissaire piétinant sur une piste ayant peu à voir avec les mésaventures de Vic et celles de ses acolytes, court-circuiteront les objectifs vénaux de Napoléon-Bonaparte. Mais au prix de la liberté de quelques-uns, l'histoire ayant été relatée bien des années plus tard dans un manuscrit hérité par Caroline, petite-fille d'Antoine Saulnier, scénariste reconnu. Personnage qui intervient au début du roman, des décennies plus tôt.
Roman à tiroirs, habilement déployé, telles des couches sédimentaires concourent à la formation de phénomènes résultant de leur érosion. Emportés par l'intensité d'un récit où deux frères rivalisent d'habiletés dévastatrices, nous apprenons ce qui a poussé les protagonistes, gravitant autour de Victor-Hugo, à devenir ce qu'ils sont en apparence, des femmes et des hommes outrageusement blessés qui se réfugient dans les tricheries d'une existence bancale, dans le moment présent qui n'a de suite que le temps d'un spectacle. En ce début de XXe siècle, où la vie moderne explose et s'installe, il est réconfortant d'assister à une soirée de blues avec Tom Millard, à une revue de magie à la Houdini, à l'amerrissage d'un hydravion à Québec. Qu'importe de savoir si ces événements se sont manifestés comme les a dépeints l'écrivain. Notre lecture, tenant elle aussi de l'illusion, enrobe notre imaginaire d'un plaisir extrême.
Afin qu'aucune confusion ne se crée entre l'écrivain et le personnage de son imprimeur, on signale que Vic Verdier est le nom de plume de Simon-Pierre Pouliot.
L'imprimeur doit mourir, Vic Verdier
Éditions XYZ, Montréal, 2014, 340 pages