Il est jeune, séduisant, cultivé, nous dit-elle, les yeux pétillants de tendresse. On la regarde, étonnée. De qui parle-t-elle au juste ? Cette femme, qu'on ne connaît qu'à travers sa profession, nous confie une part intime de son âme, ce qu'on n'aurait jamais soupçonné. Radieuse, elle ajoute, il est un long poème impossible à écrire, pour lui, il faudrait réinventer le langage. On a lu le dernier récit de Jean-François Beauchemin, Une enfance mal fermée.
C'est toujours avec une curiosité intellectuelle inégalée, un bonheur profond de lecture qu'on ouvre un livre de cet auteur. On ne résiste pas à la lucidité grave ou joyeuse de son regard s'attardant sur le monde, comme si tout à coup ce monde devenait le centre de ce qui nous entoure. Parcourant les pages fragmentées de son discours intérieur, nous accédons aux choses simples de la vie, mais aussi au refus du narrateur à se laisser duper par ce qui lui semble accessoire. D'emblée, il informe le lecteur que sa vie n'est pas très compliquée. À l'aube, son chat Scooter quitte la chaise où il passe ses nuits, vient frotter la joue de l'écrivain, comme s'il lui ordonnait de se lever pour écrire. Les joies quotidiennes sont empreintes de réflexion et de générosité. Y sont rassemblés des détails infimes concernant Manon, la compagne « venue de l'avenir, et qui n'est jamais repartie. » Ses quatre frères et sa sœur. « Un chien, quelques étoiles, et ma mort. »
Le récit aborde l'enfance crédule, souvent escortée de la mère attentive, l'adolescence turbulente, l'étudiant rebelle qui se cherche, se terre au creux d'un talent qu'il ne parvient pas à définir. Il vole sa nourriture dans les épiceries, ceci avoué avec la distanciation que crée le temps élastique, atténuant la gravité de l'acte. Mais que sera l'avenir ? s'interroge le jeune homme. Conscient de sa valeur artistique, nébuleuse et prometteuse, il se range vers un fatalisme serein qu'il ne bouscule d'aucune inquiétude. Plus tard, l'homme qu'il est devenu accumulera les notes éparpillées dans sa mémoire, l'heure étant venue de rendre des comptes.
Le monde tourne tant bien que mal, la présence de Dieu n'étant pas nécessaire à fortifier le lot de beauté que l'écrivain enferme en son âme et, que dans tous ses livres, Beauchemin décrit, tel un désir de combattre « les idées toujours rétrogrades défendues par la religion. » Comment lui donner tort, même si la certitude des croyants en Dieu semble reposante mais combien naïve. Les étoiles révélées par le père, suffisent à remplir les yeux émerveillés du jeune garçon, à calmer les battements de son cœur affolé. L'image de la mère qui a compris que ce fils était différent, constamment présente auprès de l'enfant, de l'adolescent, nous concerne davantage que l'abstraction d'une foi ayant besoin de s'alimenter d'écrits ennuyeux. Le secret de la poésie, la réalité du corps qui a trahi l'écrivain, le bouillonnement du sang, telle une nécessité à expliquer, sans le dénoncer, le secret de ce qui ne peut être divulgué. Le corps, si souvent évoqué, « comme tout ce qui est mortel, était si tragiquement poétique. » Les idées vertigineuses abondent, sillonnent la pensée angoissée, la désolation, si cet homme mourait, de ne plus pouvoir « discuter » avec Manon ; elle est là, telle la femme biblique, celle qui écoute et partage.
C'est une vision introspective et troublante que Beauchemin évoque, tant sur ses précédents titres que sur sa démarche vitale actuelle. Le malheur constant, l'injustice accablante, la douleur corporelle, façonnent la poétique beauté, matière la plus réelle, donc vraie, pour « exiger que la nature humaine se modifie, mais sans la souffrance, qu'elle atteigne cette grande place où le ciel bat comme une porte restée ouverte. »
On a résumé, non la pensée magistralement bienveillante de l'écrivain Jean-François Beauchemin, mais la réflexion inlassable d'un homme anonyme, venu du fond d'âges immémoriaux, méditatif et non distrait par sa venue au monde. Les livres de Beauchemin ont le don de sanctifier ce qui ne saurait l'être. On s'attarde sur leur teneur, on relit des phrases, on ne les encombre surtout pas de nos expériences, on les laisse vagabonder jusqu'à ce qu'un souffle les ôte de notre tête, les emportant, dissemblables, vers un prochain livre. On veille, sentinelle attentive au talent d'un écrivain désintéressé, qui nous apprend sans cesse l'émouvante dispersion de l'homme, mais aussi sa maturité quand il s'agit d'en rassembler les défaites et les victoires.
Plusieurs photos personnelles de l'auteur agrémentent ses textes, leur apportant encore plus d'intensité.
Une enfance mal fermée, Jean-François Beauchemin
Éditions Leméac, Montréal, 2014, 192 pages