On est ravie que la reproduction des livres soit de plus en plus interdite, sans l'autorisation de l'éditeur ou de l'éditrice. Des professeurs de cégeps et d'universités, des directeurs de revues culturelles, d'autres gens, respectueux de notre travail, nous demandent le droit d'utiliser nos articles. On a affaire à des personnes cultivées et courtoises qui ne se permettraient aucune dérobade intellectuelle. On les en remercie. On se penche sur le troisième roman de Nicolas Dickner, Six degrés de liberté.
Avant de mentionner combien la solitude triomphe en notre ère de la communication, on présente les personnages de cette histoire obsessionnelle. Culture geek, cela ne fait aucun doute, bien que Dickner proposât au lecteur un récit marabouté d'un curieux passe-temps. Isolons-nous dans notre chambre pendant plusieurs années, faisons confiance à la complexité efficace de nos logiciels, suivons de port en port internationaux une jeune femme enfermée à l'intérieur d'un conteneur de quarante pieds. Pourquoi ne pas tenter cette insolite aventure si nous sommes de la trempe audacieuse d'Éric et d'Élisabeth, alias Lisa ? À la suite d'une conversation sur Skype avec Éric, Lisa, pragmatique et floue, a une idée lumineuse, voire extravagante, qui sera dévoilée au lecteur au fur et à mesure que l'action, hasardeuse, se déroulera.
Lisa vit avec son père divorcé dans une modeste maison mobile au Domaine Bordeur, proche de la frontière américaine. Lui rénove d'anciennes demeures, Lisa est étudiante, elle excelle dans le bricolage. La mère, bipolaire, que Lisa visite régulièrement, est obsédée par les produits des magasins IKEA. Éric demeure tout près, lui et Lisa se sont connus à la maternelle, depuis ils sont inséparables. La mère d'Éric, adjointe administrative dans une firme de génie-conseil, consacre peu de temps à son fils, celui-ci atteint, depuis le secondaire, d'agoraphobie. Plus tard, elle se mariera avec un Danois, ingénieur civil, choisira de s'exiler provisoirement à Copenhague avec Éric. Pour Lisa, la vie ne sera pas simple, elle manigance toutes sortes de projets farfelus, qu'elle narre par Skype à Éric, devenu entre-temps un génie de l'informatique. Tous deux essaient de vivre en retrait du monde et de ses complications.
Un autre personnage entre en scène. Jay, trente-neuf ans. Elle a un lourd passé professionnel qui la contraint à travailler sous une fausse identité. Il lui est interdit de quitter le territoire canadien. Lors d'un violent refus douanier de pénétrer en sol mexicain, le lecteur fera sa connaissance. Elle travaille pour la GRC, au service des fraudes. Depuis peu, elle et ses deux collègues, qui ignorent tout de leur homologue, s'intéressent à un conteneur surnommé Papa Zoulou, qui échappe à tous les contrôles. Il est susceptible d'exporter des pommes. Après avoir avancé prudemment dans son enquête, Jay sera intriguée par un garage désaffecté où elle « traque le conteneur sauvage ». Inévitablement, les chemins improbables de Jay et d'Éric se recouperont brièvement, peut-on avancer, à leurs risques et périls.
Ce voyage dans un conteneur, imaginé par Lisa, mis au point par Éric, a-t-il un but autre que de braver des interdits, prouver que tout dans l'absolu est possible ? Jay sera ébahie par la téméraire entreprise des deux jeunes et, malgré sa situation professionnelle menacée, elle protègera Lisa d'une erreur de logiciel commise involontairement par Éric. Que serait-il arrivé si Nicolas Dickner avait décidé de dériver de sa trajectoire ? On ressent tellement de jubilation de la part de l'écrivain en rédigeant cette histoire rocambolesque, subtile et clairvoyante, qu'on se permet une dérogation à la logique implacable du texte.
Si on privilégie l'aspect humain du récit, c'est qu'on a été frappée par la solitude des protagonistes, se démenant chacun de son côté. Éric vit seul dans un appartement, entouré de ses ordinateurs, comme dans une tour de contrôle. Il n'a aucun ami, ne semble pas s'en formaliser. Univers virtuel où flottent deux ou trois compagnies qu'il dirige du haut de son savoir de programmeur, acquis pendant ses années d'enfermement, lesquelles feront de lui une star des affaires. Avant de voyager dans le conteneur recherché par la GRC, Lisa a quitté son père atteint d'Alzheimer, sans manifester une réelle émotion. Elle n'a pas revu sa mère aux prises avec un amoureux qui déteste magasiner chez IKEA. Quant à Jay, sous une apparente cordialité avec ses collègues, elle fait dans la discrétion. Réfugiée dans son appartement à trier le butin d'une poubelle, on a l'impression qu'il lui serait impossible d'échanger quelque confidence avec une tierce personne. Elle se contente de la visite occasionnelle de son vitupérant propriétaire. Chacun évolue dans un monde d'agitation, le frôlant à peine, le subissant parce qu'il fait partie des choses inévitables à notre portée. L'excessive décision de Lisa parcourant les océans dans un conteneur qu'elle a aménagé, tel un cocon douillet, dénote-t-elle le besoin d'éveiller des sensations endormies, de fuir un ennui perpétuel que rien, pas même un être aimé, ne peut compenser ?
Fascination des conteneurs, avoue Nicolas Dickner au cours d'une entrevue. Observer loin devant soi, du bout de lorgnettes, comme le fait la jeune demi-sœur d'Éric, déjà fascinée par les activités effervescentes portuaires, tient-il du mirage pour embellir notre perception du monde ? Dérangeant et intelligent roman, savamment structuré, si ce n'est un peu de froideur suffisamment dosé pour que l'écrivain jette un regard ironique vers le lecteur, parfois égaré sur les pistes déroutantes de l'informatique, au point de ressentir un léger essoufflement quand Lisa et la petite fille s'endorment sur le plancher, sous l'œil enfin attendri de l'ami et du grand frère...
Six degrés de liberté, Nicolas Dickner
Éditions Alto, Québec, 2015, 392 pages
Critique de livres, romans, nouvelles, récits.
Écrire est un acte d'amour. S'il ne l'est pas, il n'est qu'écriture. Jean Cocteau
lundi 25 mai 2015
mardi 19 mai 2015
De miroirs et de porcelaine *** 1/2
Ce sont les certitudes qui tuent, non le doute, a préconisé Nietzsche. On est tout à fait de son avis. Le doute permet de s'interroger sur soi. Les certitudes habitent les esprits bornés, tombant sans faillir dans les travers de l'obstination. Le doute aiguise la patience, assouplit la tolérance. Éloigne de soi d'impulsifs agissements. Le doute, état d'esprit qui nous a souvent donné raison. On a lu les nouvelles de Christiane Lahaie, Vous avez choisi Limoges.
Dix-neuf nouvelles ayant pour décor une ville française, Limoges. Sans jamais se rencontrer, des hommes, surtout des femmes, forts et fragiles à la fois, semblent avoir été rassemblés en ce lieu, lors de brèves péripéties spécifiques à leur état. La nouvelle éponyme et le dernier récit centralisent des êtres qui, dirons-nous, sont bousculés par une tempête intérieure, propices à confier, s'ils le peuvent, des drames qu'ils refoulent pour des raisons mystérieuses, simplement suggérées. L'histoire S'il n'y avait que ça nous fait traverser un pont en compagnie d'une narratrice qui déteste ces enjambements, ces ponts s'avérant réels ou métaphoriques. Tel un miroir déformant, elle se reconnait dans le portrait d'une femme que son amoureux agresse. Autre miroir tragique, un homme tue une femme inconnue pour être envoyé en prison. Le motif est inattendu, surprenant. Violent. Le récit L'hypermarché de l'avenue des Casseaux, nous fait suivre Sophie qui, elle-même, suit un homme qui fait ses emplettes. Il est séduisant, elle aimerait l'aborder. Une nouvelle très actuelle, Juste avant le ciel. Une fillette portant le hijab, ne veut plus aller à l'école sans que son père l'accompagne. Ses camarades se moquent d'elle, l'humilient. Novembre, l'un des récits que l'on a particulièrement apprécié. Malgré la pluie, une femme désœuvrée refuse de s'enfermer chez elle. Elle s'attarde devant la vitrine de poissons tropicaux. La perle de la rue des Galets met en scène une femme revenue de tout, qui a la faiblesse illusoire d'attendre un homme près d'un mur, envahi par un lierre. Semblable au miroir, le lierre joue ici un rôle allégorique, qui en dit long sur la fatigue mentale de cette femme. Oradour, ma douleur, se veut le rappel d'une aberration historique, avivé par le geste hésitant d'un vieil homme, incapable de faire face à sa propre souffrance.
Ainsi s'acheminent les fictions de ce recueil qu'on ne peut toutes citer, ni en mentionner l'essentiel, l'interprétation de chacune revenant au lecteur. Le ton intimiste de quelques-unes suffit à saisir ce qui nous a particulièrement touchée. Un rythme haletant, une maîtrise de l'écriture que seule une écrivaine aguerrie transmue en un style compendieux et dépouillé. Notre enchantement tient surtout au dépaysement dû à la teneur de chaque début de texte. Christiane Lahaie généralise sur des faits qui n'ont pas toujours un rapport avec les épisodes qui suivront puis, habilement, elle ouvre une porte à un discours particulier, celui-ci déroulant une confidence. Un homme, une femme, plus rarement une adolescente, bredouille ce qui a troublé un moment précis de son existence, fragilisé la confiance en son semblable. En proie à d'insupportables secousses intérieures, comme si le caractère de l'être humain s'avérait altérable. Sous la surface lisse du quotidien, un désordre latent menace. Il faut le conjurer en confiant au lecteur ce qui s'est passé de douloureux à Limoges, ou ailleurs.
Pourquoi Limoges ? Sa porcelaine légendaire signifierait-elle un symbolisme nécessaire aux protagonistes pour heurter, sans trop se blesser, des êtres qui, souvent, demeurent en marge de la vie réelle ? Des chimères se faufilent, s'activent, décuplent l'angoisse, alimentent les fantasmes. La peur de soi crée des figures que nous inventons, repliés que nous sommes sur nos défenses, dénaturant un rendez-vous pris avec autrui, personnifié par un être humain, telle Majorque reluquant un étranger dans un cybercafé...
Ce sont des nouvelles comme on les aime. Concises, segmentées en phrases incisives, combinées en peu de pages, architecturées de divers quartiers de Limoges, fusionnant avec la solitude et la méfiance qui habitent chacun de nous, quand nous piétinons un territoire inconnu. Si « toute chose est fragile en ce monde », Christiane Lahaie démontre magistralement que les entours d'une ville ne sont pas toujours incommunicables. La part claire-obscure de l'être s'encombre de non-dits qu'il faut savoir doser lorsque les mots font place à la parole balbutiante. On peut avancer sans commettre un impair que Christiane Lahaie a su établir un équilibre intelligent entre le tropisme de la fiction et l'engourdissement de la réalité.
Vous avez choisi Limoges, Christiane Lahaie
Lévesque éditeur, Montréal, 2015, 132 pages
Dix-neuf nouvelles ayant pour décor une ville française, Limoges. Sans jamais se rencontrer, des hommes, surtout des femmes, forts et fragiles à la fois, semblent avoir été rassemblés en ce lieu, lors de brèves péripéties spécifiques à leur état. La nouvelle éponyme et le dernier récit centralisent des êtres qui, dirons-nous, sont bousculés par une tempête intérieure, propices à confier, s'ils le peuvent, des drames qu'ils refoulent pour des raisons mystérieuses, simplement suggérées. L'histoire S'il n'y avait que ça nous fait traverser un pont en compagnie d'une narratrice qui déteste ces enjambements, ces ponts s'avérant réels ou métaphoriques. Tel un miroir déformant, elle se reconnait dans le portrait d'une femme que son amoureux agresse. Autre miroir tragique, un homme tue une femme inconnue pour être envoyé en prison. Le motif est inattendu, surprenant. Violent. Le récit L'hypermarché de l'avenue des Casseaux, nous fait suivre Sophie qui, elle-même, suit un homme qui fait ses emplettes. Il est séduisant, elle aimerait l'aborder. Une nouvelle très actuelle, Juste avant le ciel. Une fillette portant le hijab, ne veut plus aller à l'école sans que son père l'accompagne. Ses camarades se moquent d'elle, l'humilient. Novembre, l'un des récits que l'on a particulièrement apprécié. Malgré la pluie, une femme désœuvrée refuse de s'enfermer chez elle. Elle s'attarde devant la vitrine de poissons tropicaux. La perle de la rue des Galets met en scène une femme revenue de tout, qui a la faiblesse illusoire d'attendre un homme près d'un mur, envahi par un lierre. Semblable au miroir, le lierre joue ici un rôle allégorique, qui en dit long sur la fatigue mentale de cette femme. Oradour, ma douleur, se veut le rappel d'une aberration historique, avivé par le geste hésitant d'un vieil homme, incapable de faire face à sa propre souffrance.
Ainsi s'acheminent les fictions de ce recueil qu'on ne peut toutes citer, ni en mentionner l'essentiel, l'interprétation de chacune revenant au lecteur. Le ton intimiste de quelques-unes suffit à saisir ce qui nous a particulièrement touchée. Un rythme haletant, une maîtrise de l'écriture que seule une écrivaine aguerrie transmue en un style compendieux et dépouillé. Notre enchantement tient surtout au dépaysement dû à la teneur de chaque début de texte. Christiane Lahaie généralise sur des faits qui n'ont pas toujours un rapport avec les épisodes qui suivront puis, habilement, elle ouvre une porte à un discours particulier, celui-ci déroulant une confidence. Un homme, une femme, plus rarement une adolescente, bredouille ce qui a troublé un moment précis de son existence, fragilisé la confiance en son semblable. En proie à d'insupportables secousses intérieures, comme si le caractère de l'être humain s'avérait altérable. Sous la surface lisse du quotidien, un désordre latent menace. Il faut le conjurer en confiant au lecteur ce qui s'est passé de douloureux à Limoges, ou ailleurs.
Pourquoi Limoges ? Sa porcelaine légendaire signifierait-elle un symbolisme nécessaire aux protagonistes pour heurter, sans trop se blesser, des êtres qui, souvent, demeurent en marge de la vie réelle ? Des chimères se faufilent, s'activent, décuplent l'angoisse, alimentent les fantasmes. La peur de soi crée des figures que nous inventons, repliés que nous sommes sur nos défenses, dénaturant un rendez-vous pris avec autrui, personnifié par un être humain, telle Majorque reluquant un étranger dans un cybercafé...
Ce sont des nouvelles comme on les aime. Concises, segmentées en phrases incisives, combinées en peu de pages, architecturées de divers quartiers de Limoges, fusionnant avec la solitude et la méfiance qui habitent chacun de nous, quand nous piétinons un territoire inconnu. Si « toute chose est fragile en ce monde », Christiane Lahaie démontre magistralement que les entours d'une ville ne sont pas toujours incommunicables. La part claire-obscure de l'être s'encombre de non-dits qu'il faut savoir doser lorsque les mots font place à la parole balbutiante. On peut avancer sans commettre un impair que Christiane Lahaie a su établir un équilibre intelligent entre le tropisme de la fiction et l'engourdissement de la réalité.
Vous avez choisi Limoges, Christiane Lahaie
Lévesque éditeur, Montréal, 2015, 132 pages
lundi 11 mai 2015
L'écrivain et le poète *** 1/2
En fin d'après-midi, dans le trafic bruyant de la rue, on a réalisé que l'essentiel n'existait qu'en soi. La solitude et le silence se suffisent à eux-mêmes. Nulle nécessité d'un tel truisme tautologique sur notre atterrage. L'essentiel s'affilie au grain de sable chahuté dans un désert balayé par des vents ignés, avant de se cristalliser en une roche évaporitique de gypse. L'essentiel se niche au creux de notre mémoire parmi le tumulte des âges. Parmi les pétales de roses minérales. On parle de la novella, Des lames de pierre, signée Maxime Raymond Bock.
Des êtres nous habitent, d'autres nous indiffèrent. D'autres encore que nous méprisons. Nous rencontrons ces êtres dans un bar, dans un parc, généralement dans un lieu public. C'est ainsi que le narrateur de ce récit interviendra auprès de Robert Lacerte, dénommé Baloney, poète raté, genre de météorite incompris, un soir de juin où, « la Vanne à poèmes [ faisant ] sa tournée », sa fillette lui échappe. Elle est assise sur un banc « à côté d'un vieil homme qui la regardait en souriant, une cigarette pendouillant à la commissure. » Le père salue l'inconnu, le remercie puis l'oublie. Cependant, le mois suivant, il le reconnait à une lecture de poésie. Il l'aborde. Après avoir échangé des civilités d'usage, ils iront « boire quelques pintes ». Robert Lacerte, natif de Saint-Donat, ne se souvient pas d'avoir eu une enfance, parce que sans histoire : il est né au bout d'une nombreuse famille. Le premier souvenir date de ses quatorze ans, lors d'un séjour dans un camp de bûcherons. Trop jeune pour bûcher, il devra entretenir les lieux, aidé de Denis Berval, fils du notaire de Saint-Hippolyte, tâcheron de camp. Ensemble, ils vivront une amitié de force, manière utilitaire de se barricader contre les médisances des bûcherons. Puis, tous deux prendront la fuite, avec la complicité de Ayotte, cocher venu apporter « la deuxième livraison de l'hiver. » Dans ces denrées, il y a un paquet de livres, des feuilles, des crayons de plomb, destinés à Denis Berval. Le jeune Robert, ne sachant quoi faire de sa vie, prendra peu à peu conscience de l'importance de l'écriture et des lectures de son coéquipier. Plus tard, des boulots occasionnels, des chambres mansardées. Il arrivera à Sherbrooke où il deviendra cuisinier dans une cantine populaire. Il s'amourachera d'une serveuse avec qui il partagera une liaison de surface. Ils fréquentent des bars achalandés, enfumés. Font la connaissance d'un couple déjà aperçu. Simon et Jeannette, « beaux à en faire mal. » Simon est peintre, Jeannette actrice. Le temps passant sur les uns et les autres, Robert et Simon décideront de faire une virée en Amérique du Sud. L'aventure tournera au drame, Simon sera tué, ou noyé, nous ne savons trop. De retour vers le nord, après des péripéties douloureuses, un temps de répit à Montréal, nous retrouvons Robert Lacerte dans une chambre, aux soins palliatifs de l'hôpital Maisonneuve-Rosemont, le cancer « finirait de l'avarier, jusqu'à ce que son cervelet ne s'éteigne [ ... ] »
Ceci est la part physique, extérieure, d'un homme qui n'a voulu qu'écrire. Le narrateur, écrivain à cours d'inspiration, se sent redevable envers ce marginal de l'avoir placé face à la vanité de sa vie, celle rangée d'un homme marié et père de famille. Réviseur. Miroir de l'un et de l'autre. L'un est, l'autre aurait voulu, comme si les rôles s'inversaient, comme si la spirale de cette histoire nouait davantage de liens improbables entre les deux protagonistes. Robert Lacerte avait coupé toute relation avec sa famille, ne gardant dans son sillage que son frère Yves, d'un an et demi son aîné. Après la mort de celui-ci, Robert recherchera un ami, tel un double, non de son frère ni de lui-même, sorte de confident étranger à qui nous révélons les pires désastres de notre existence. Ce confident fortuit n'est-il pas un écrivain qui parvient difficilement à se faire publier ? De temps à autre, pour reprendre son souffle, ou réfléchir sur sa condition précaire d'écrivain, le conteur fait part au lecteur de son scepticisme quant à la nécessité d'écrire, accaparé qu'il est par son travail, par ses enfants. Mise en abyme du poète qui doit cheminer seul. La première fois que le narrateur s'entretiendra avec Robert, il est persuadé qu'il n'écrira plus. Autre mise en abyme de soi-même.
Insolite rencontre qui, rarement, nous semble fictive mais nourrie de la réflexion intime de l'auteur qui, imitant son personnage, fréquente des poètes réputés, ou peut-être fait-il confiance à la confession manigancée d'un homme qui aurait aimé que son talent fût reconnu, au point de plagier plusieurs strophes poétiques. Il devra alors se taire. Sa vie s'inscrira dans un long silence, partagé avec son frère Yves et le narrateur. Seuls, leurs deux noms seront mentionnés dans un carnet d'adresses, posé là, chez lui, à côté du téléphone. « Symbole ironique de sa solitude », conclura son compagnon, qui l'assistera jusqu'à son dernier souffle.
Novella — ou court roman — dérangeante et lucide, intelligemment structurée, agrémentée d'un effet saisissant d'attente et de fuite, imprégnée d'une observation aiguë, que nous offre Maxime Raymond Bock. Toute inspiration soutirée des mésaventures d'un inconnu accomplissant tout et rien à la fois, se résume à des lames de pierre, mentionnées et titrées par Bock. Fragments plutôt qu'entièreté de la vie d'un homme cerné par une vérité mensongère, qu'il ne sait plus très bien narrer, ni diriger, ses racines proliférant sous un terrain miné par trop d'incidences contradictoires. Fragilité exacerbée de deux hommes qui, pour se protéger de leur incapacité intellectuelle, se racontent à partir de recoupements vitaux, imbriqués au centre de rêves que suscitent les choses inachevées. L'un relate ses insuffisances à un écrivain désenchanté, l'autre se confie à un lecteur avide. Deux hommes qui n'en font qu'un.
Des lames de pierre, Maxime Raymond Bock
Éditions Le Cheval d'août, Montréal, 2015, 112 pages
Des êtres nous habitent, d'autres nous indiffèrent. D'autres encore que nous méprisons. Nous rencontrons ces êtres dans un bar, dans un parc, généralement dans un lieu public. C'est ainsi que le narrateur de ce récit interviendra auprès de Robert Lacerte, dénommé Baloney, poète raté, genre de météorite incompris, un soir de juin où, « la Vanne à poèmes [ faisant ] sa tournée », sa fillette lui échappe. Elle est assise sur un banc « à côté d'un vieil homme qui la regardait en souriant, une cigarette pendouillant à la commissure. » Le père salue l'inconnu, le remercie puis l'oublie. Cependant, le mois suivant, il le reconnait à une lecture de poésie. Il l'aborde. Après avoir échangé des civilités d'usage, ils iront « boire quelques pintes ». Robert Lacerte, natif de Saint-Donat, ne se souvient pas d'avoir eu une enfance, parce que sans histoire : il est né au bout d'une nombreuse famille. Le premier souvenir date de ses quatorze ans, lors d'un séjour dans un camp de bûcherons. Trop jeune pour bûcher, il devra entretenir les lieux, aidé de Denis Berval, fils du notaire de Saint-Hippolyte, tâcheron de camp. Ensemble, ils vivront une amitié de force, manière utilitaire de se barricader contre les médisances des bûcherons. Puis, tous deux prendront la fuite, avec la complicité de Ayotte, cocher venu apporter « la deuxième livraison de l'hiver. » Dans ces denrées, il y a un paquet de livres, des feuilles, des crayons de plomb, destinés à Denis Berval. Le jeune Robert, ne sachant quoi faire de sa vie, prendra peu à peu conscience de l'importance de l'écriture et des lectures de son coéquipier. Plus tard, des boulots occasionnels, des chambres mansardées. Il arrivera à Sherbrooke où il deviendra cuisinier dans une cantine populaire. Il s'amourachera d'une serveuse avec qui il partagera une liaison de surface. Ils fréquentent des bars achalandés, enfumés. Font la connaissance d'un couple déjà aperçu. Simon et Jeannette, « beaux à en faire mal. » Simon est peintre, Jeannette actrice. Le temps passant sur les uns et les autres, Robert et Simon décideront de faire une virée en Amérique du Sud. L'aventure tournera au drame, Simon sera tué, ou noyé, nous ne savons trop. De retour vers le nord, après des péripéties douloureuses, un temps de répit à Montréal, nous retrouvons Robert Lacerte dans une chambre, aux soins palliatifs de l'hôpital Maisonneuve-Rosemont, le cancer « finirait de l'avarier, jusqu'à ce que son cervelet ne s'éteigne [ ... ] »
Ceci est la part physique, extérieure, d'un homme qui n'a voulu qu'écrire. Le narrateur, écrivain à cours d'inspiration, se sent redevable envers ce marginal de l'avoir placé face à la vanité de sa vie, celle rangée d'un homme marié et père de famille. Réviseur. Miroir de l'un et de l'autre. L'un est, l'autre aurait voulu, comme si les rôles s'inversaient, comme si la spirale de cette histoire nouait davantage de liens improbables entre les deux protagonistes. Robert Lacerte avait coupé toute relation avec sa famille, ne gardant dans son sillage que son frère Yves, d'un an et demi son aîné. Après la mort de celui-ci, Robert recherchera un ami, tel un double, non de son frère ni de lui-même, sorte de confident étranger à qui nous révélons les pires désastres de notre existence. Ce confident fortuit n'est-il pas un écrivain qui parvient difficilement à se faire publier ? De temps à autre, pour reprendre son souffle, ou réfléchir sur sa condition précaire d'écrivain, le conteur fait part au lecteur de son scepticisme quant à la nécessité d'écrire, accaparé qu'il est par son travail, par ses enfants. Mise en abyme du poète qui doit cheminer seul. La première fois que le narrateur s'entretiendra avec Robert, il est persuadé qu'il n'écrira plus. Autre mise en abyme de soi-même.
Insolite rencontre qui, rarement, nous semble fictive mais nourrie de la réflexion intime de l'auteur qui, imitant son personnage, fréquente des poètes réputés, ou peut-être fait-il confiance à la confession manigancée d'un homme qui aurait aimé que son talent fût reconnu, au point de plagier plusieurs strophes poétiques. Il devra alors se taire. Sa vie s'inscrira dans un long silence, partagé avec son frère Yves et le narrateur. Seuls, leurs deux noms seront mentionnés dans un carnet d'adresses, posé là, chez lui, à côté du téléphone. « Symbole ironique de sa solitude », conclura son compagnon, qui l'assistera jusqu'à son dernier souffle.
Novella — ou court roman — dérangeante et lucide, intelligemment structurée, agrémentée d'un effet saisissant d'attente et de fuite, imprégnée d'une observation aiguë, que nous offre Maxime Raymond Bock. Toute inspiration soutirée des mésaventures d'un inconnu accomplissant tout et rien à la fois, se résume à des lames de pierre, mentionnées et titrées par Bock. Fragments plutôt qu'entièreté de la vie d'un homme cerné par une vérité mensongère, qu'il ne sait plus très bien narrer, ni diriger, ses racines proliférant sous un terrain miné par trop d'incidences contradictoires. Fragilité exacerbée de deux hommes qui, pour se protéger de leur incapacité intellectuelle, se racontent à partir de recoupements vitaux, imbriqués au centre de rêves que suscitent les choses inachevées. L'un relate ses insuffisances à un écrivain désenchanté, l'autre se confie à un lecteur avide. Deux hommes qui n'en font qu'un.
Des lames de pierre, Maxime Raymond Bock
Éditions Le Cheval d'août, Montréal, 2015, 112 pages
lundi 4 mai 2015
L'autre moitié d'une famille ***
C'est étrange de percevoir derrière la nouvelle monture de nos
lunettes, un visage qui n'est pas le nôtre mais le visage d'une personne
qui nous est chère. La teinte identique des branches jouerait-elle le
rôle du caméléon ? Ou bien, nos profils se ressemblant et s'épousant,
tel un bas-relief byzantin, auraient-ils succombé au charme mimétique ?
On parle du premier roman d'Ariane Cordeau, Moitié vrai.
En règle générale, les histoires de famille ne nous passionnent pas outre-mesure. Avec parcimonie, on se faufile dans les premières pages, bien souvent on ouvre un autre livre. Cette fois, on est tombée sous le charme de Marie, alias Mimi pour ses proches. Elle est mi-trentenaire, avocate des causes perdues. Ses parents ont divorcé quand elle avait dix ans. Sa mère, Christine, immigrante française, vit aux Éboulements avec un fils de vingt-trois ans, sans père. Pierre, père de Mimi, brillant avocat québécois, est retraité à Brossard. Cet homme est tellement malcommode que Mimi finit par se persuader qu'il n'est pas son père. Dans sa jeunesse, sa mère n'a-t-elle pas eu un amant, le palefrenier du domaine familial, en Bourgogne ? À la suite de cette interrogation hasardeuse, Mimi décide de partir faire la lumière sur ses origines.
Nous la retrouvons en France, sur les terres de sa famille maternelle. Plus personne n'y habite, les lieux autrefois florissants ne sont plus que photos jaunies. Seule une tante sénile y demeure avec son chien. Elle s'entichera de Mimi, lui réservant des surprises dont celle-ci se serait passée. Après maintes questions sur Christine, sur Gérard — le palefrenier —, sur les descendants, Mimi continue son périple vers Bédarieux, là où l'ancien amant de sa mère a fondé une famille. Dans le train, Mimi fera la connaissance de Paul, de qui elle s'éprendra. Un signe trop flagrant du destin qui la poursuit. Arrivée à Bédarieux, l'enquête menée de main ferme par la trentenaire se complique, pour devenir impossible à démêler sans que des drames surgissent, que des questions foisonnent, que des cris et des larmes libèrent des impairs familiaux étouffés par la bienséance. Quand les êtres, revenus à plus de sincérité, occuperont la place qui leur était assignée, des hommes et des femmes se seront inventé une morale discutable sur leur manière d'agir. Entre-temps, des décès seront survenus, des héritages auront levé les masques sur la mesquinerie de l'être humain, sur la bonté de quelques autres, sur la solitude que chacun se crée pour s'inventer des histoires à dormir debout. Débrouiller les cartes, en construire un château, friable comme la pierre soumise aux erreurs humaines, au désir légitime de laisser une trace derrière soi. Dans la pierre, dans la chair, dans ce qui est périssable. Mimi, anxieuse et rêveuse, excessive et maladroite, a déballé beaucoup de vieilleries — les robes anciennes dont elle s'affuble justifient son manque affectif — pour aviver des évènements qui, sans son intervention, seraient restés endormis, protégés par les murs décrépits d'un château dont nous ignorons ce qu'il adviendra entre les mains d'héritiers cupides. Une bergerie, dépendance du domaine, ne suffit-elle pas pour s'offrir une once de sérénité, rassembler une famille sur le point de se désunir ? Cette moitié sur laquelle plus personne ne comptait pour se raccorder et non plus taire ses origines.
Roman du silence coupable, des aveux grinçants. De l'incompréhension déchirant un père et une fille qui, contrairement à ce que pense Mimi, se ressemblent énormément. Une admiration réciproque leur a fait emprunter le même chemin professionnel, que Mimi, aveuglée par sa mauvaise foi, refoule. Un déboulé de sentiments l'anime, elle se perd dans un dédale de frustrations sentimentales qui ne font qu'accentuer son besoin de fuir vers un ailleurs habité par un père imaginaire. Autant conclure qu'elle perdra le vrai et le faux, ses oscillations ambivalentes n'en finissant pas de se nourrir de l'un et de l'autre.
Le dynamisme de l'écriture, l'élan rarement essoufflé du style nous font oublier quelques situations convenues. L'humour un brin folklorique nous a fait suffisamment sourire pour souhaiter que l'auteure, Ariane Cordeau, récidive avec le plus et le moins que nous espérons d'un roman. Par exemple, le couvert dressé dans le parc par la vieille tante pour vingt-cinq invités, fils, belles-filles et leurs enfants, qui ne viendront pas. On a pensé au repas champêtre, émouvant, des Grandes Espérances de Charles Dickens. On aurait aimé que de tels tableaux s'animent davantage, nous enchantent plus souvent...
Moitié vrai, Ariane Cordeau
Leméac éditeur, Montréal, 2015, 208 pages
En règle générale, les histoires de famille ne nous passionnent pas outre-mesure. Avec parcimonie, on se faufile dans les premières pages, bien souvent on ouvre un autre livre. Cette fois, on est tombée sous le charme de Marie, alias Mimi pour ses proches. Elle est mi-trentenaire, avocate des causes perdues. Ses parents ont divorcé quand elle avait dix ans. Sa mère, Christine, immigrante française, vit aux Éboulements avec un fils de vingt-trois ans, sans père. Pierre, père de Mimi, brillant avocat québécois, est retraité à Brossard. Cet homme est tellement malcommode que Mimi finit par se persuader qu'il n'est pas son père. Dans sa jeunesse, sa mère n'a-t-elle pas eu un amant, le palefrenier du domaine familial, en Bourgogne ? À la suite de cette interrogation hasardeuse, Mimi décide de partir faire la lumière sur ses origines.
Nous la retrouvons en France, sur les terres de sa famille maternelle. Plus personne n'y habite, les lieux autrefois florissants ne sont plus que photos jaunies. Seule une tante sénile y demeure avec son chien. Elle s'entichera de Mimi, lui réservant des surprises dont celle-ci se serait passée. Après maintes questions sur Christine, sur Gérard — le palefrenier —, sur les descendants, Mimi continue son périple vers Bédarieux, là où l'ancien amant de sa mère a fondé une famille. Dans le train, Mimi fera la connaissance de Paul, de qui elle s'éprendra. Un signe trop flagrant du destin qui la poursuit. Arrivée à Bédarieux, l'enquête menée de main ferme par la trentenaire se complique, pour devenir impossible à démêler sans que des drames surgissent, que des questions foisonnent, que des cris et des larmes libèrent des impairs familiaux étouffés par la bienséance. Quand les êtres, revenus à plus de sincérité, occuperont la place qui leur était assignée, des hommes et des femmes se seront inventé une morale discutable sur leur manière d'agir. Entre-temps, des décès seront survenus, des héritages auront levé les masques sur la mesquinerie de l'être humain, sur la bonté de quelques autres, sur la solitude que chacun se crée pour s'inventer des histoires à dormir debout. Débrouiller les cartes, en construire un château, friable comme la pierre soumise aux erreurs humaines, au désir légitime de laisser une trace derrière soi. Dans la pierre, dans la chair, dans ce qui est périssable. Mimi, anxieuse et rêveuse, excessive et maladroite, a déballé beaucoup de vieilleries — les robes anciennes dont elle s'affuble justifient son manque affectif — pour aviver des évènements qui, sans son intervention, seraient restés endormis, protégés par les murs décrépits d'un château dont nous ignorons ce qu'il adviendra entre les mains d'héritiers cupides. Une bergerie, dépendance du domaine, ne suffit-elle pas pour s'offrir une once de sérénité, rassembler une famille sur le point de se désunir ? Cette moitié sur laquelle plus personne ne comptait pour se raccorder et non plus taire ses origines.
Roman du silence coupable, des aveux grinçants. De l'incompréhension déchirant un père et une fille qui, contrairement à ce que pense Mimi, se ressemblent énormément. Une admiration réciproque leur a fait emprunter le même chemin professionnel, que Mimi, aveuglée par sa mauvaise foi, refoule. Un déboulé de sentiments l'anime, elle se perd dans un dédale de frustrations sentimentales qui ne font qu'accentuer son besoin de fuir vers un ailleurs habité par un père imaginaire. Autant conclure qu'elle perdra le vrai et le faux, ses oscillations ambivalentes n'en finissant pas de se nourrir de l'un et de l'autre.
Le dynamisme de l'écriture, l'élan rarement essoufflé du style nous font oublier quelques situations convenues. L'humour un brin folklorique nous a fait suffisamment sourire pour souhaiter que l'auteure, Ariane Cordeau, récidive avec le plus et le moins que nous espérons d'un roman. Par exemple, le couvert dressé dans le parc par la vieille tante pour vingt-cinq invités, fils, belles-filles et leurs enfants, qui ne viendront pas. On a pensé au repas champêtre, émouvant, des Grandes Espérances de Charles Dickens. On aurait aimé que de tels tableaux s'animent davantage, nous enchantent plus souvent...
Moitié vrai, Ariane Cordeau
Leméac éditeur, Montréal, 2015, 208 pages