On avise quelques personnes, qui semblent l'ignorer, que leurs coordonnées partielles et celles de leur ordinateur, s'affichent automatiquement dans notre compteur dès qu'elles se réfèrent à notre blogue. Cet outil intelligent répertorie infailliblement les lecteurs et lectrices qui ont la générosité de nous lire dans Ma page littéraire. La curiosité irréfléchie éloigne de notre entendement logique d'indispensables et discrets détails. On a lu le dernier roman d'Annie Loiselle, Papillons.
Le récit commence à la mort du père. Albert Brown. La mère, Augustine, et ses trois filles assistent à son agonie. Térésa, Alyssa et Anne. Cet homme rigide qui a conservé l'image indestructible de Thelma, sa première épouse décédée, s'est privé d'amour pour ne pas trahir la femme qu'il a aimée d'un sentiment passionnel, irraisonné. Augustine, sa deuxième épouse, débonnaire, a supporté ce mari acrimonieux en élevant leurs filles. Albert Brown n'est pas foncièrement mauvais, il a sombré dans une indifférence colérique qu'il a cultivée pour éviter de souffrir. Égaré entre quatre femmes et le souvenir irremplaçable d'une morte, il a étouffé leur personnalité au point de se désertifier lui-même. Trois filles qui rechercheront une liberté mentale et physique après que leur geôlier aura définitivement disparu.
Il va sans dire que les rapports entre les trois sœurs ont été malmenés par un père despotique, préservés par la tendresse d'une mère qui n'aimait plus son mari, abandonnée qu'elle était à l'amour d'un homme qui, las de ses dérobades, est parti vivre en Espagne. Térésa, fille de Thelma et d'Albert, est mariée à un médecin qu'elle a rencontré dans un salon de coiffure. Mère de jumeaux, elle ne travaille plus, son corps s'est fermé à tout désir charnel. Alyssa, compagne de Jacob, un musicien raté qui boit trop, se rend compte que sa musique ne vaut plus grand-chose. Pour retrouver son indépendance, Alyssa enseignera dans un collège. Christian Lapierre, responsable de son département, s'éprendra d'elle, tout en étant l'amant assidu d'Éliane, jeune femme insouciante, représentative de notre société nombriliste. Anne, pour déplaire à son père, a choisi de danser, d' « aimer les filles ». Zaz, fugueuse et infidèle, occupera ses pensées naïves, désénervera son cœur chamboulé par l'admiration juvénile de Roberto, tombé sous le charme d'une Anne qui ne sait plus très bien gérer sa vie.
Ces femmes, sous l'emprise d'un homme qui, malgré son indifférence, les a dominées, se prêtent à des remises en question existentielles. Des interrogations confuses qui les étonnent. Des refus qui, momentanément, seront dirigés contre la mère, pilier affectif dont elles ne savent plus que faire. S'affranchissant de frustrations que le père a renforcées de sa hargne, colère dont il ne viendra pas à bout, elles veulent s'apprivoiser intérieurement sans l'aide d'une mère qui, détestant sa solitude, entretient un rêve périmé auprès de son ancien amant. Les personnages secondaires se présentent tels des accessoires pour mieux se définir à ce qu'elles auraient dû être depuis longtemps. Les miroirs de jeunesse ne leur suffisent plus, la transparence de leur vie est devenue nécessaire pour se soustraire aux manigances castratrices du père. Une fois encore, la dernière, la mère réunira ses filles dans une étreinte insoupçonnable. Transformera ces chrysalides en papillons, prêtes à s'envoler chacune de son côté. Tant pis si quelques égratignures éraflent leurs ailes fragiles. La conquête de soi n'est pas lisse.
En lisant ce roman qui nous a ravie, on a pensé à une scène théâtrale. On a entendu les portes claquer, comme dans une pièce de Musset. Celui-ci se serait échappé de son monde romantique pour échanger des points de vue désuets avec trois femmes modernes. Il aurait témoigné, avec justesse, que le cœur des hommes et des femmes n'a guère changé, félicité l'auteure pour la qualité de ses dialogues irrésistibles. Humour et fantaisie corrigent le style télégraphique d'une narration combien efficace, on le reconnaît, pour que le lecteur ferme le livre avec un sourire aux lèvres. Pour que la " critiqueuse " de ce roman original se souvienne, que la fiction peut être plus savoureuse que la réalité gouvernant certains événements avec lesquels elle ne saurait vivre, qu'elle ne partagerait surtout pas avec des sœurs d'os et de chair.
Papillons, Annie Loiselle
Éditions Stanké, Montréal, 2014, 186 pages