Chacun part. Chacun rentre. Ça n'arrête pas de gesticuler, de perdre et retrouver son souffle, de repartir de plus belle. Quel lent voyage sans bagages on entreprend en restant sur place. On sourit en écrivant ces lignes, l'une de nos amies s'est envolée pour un long périple avec son compagnon. Reviendront-ils indemnes ou démantelés ? L'histoire d'un couple hors de ses repères familiers, autre traversée déconcertante. On a lu le recueil de nouvelles de Claude R. Blouin, Les cueilleuses de bleuets.
Vingt récits traitant de divers sujets composent l'ensemble du livre. Au hasard de notre lecture, on s'est attardée sur des textes qui nous ont touchée plus particulièrement. La nouvelle éponyme, qui ouvre le livre à notre curiosité de lectrice, nous immerge dans une ambiance intimiste, ressentie à travers plusieurs histoires. Un adolescent de quatorze ans observe du sommet d'un mont cinq femmes qui cueillent des bleuets. Le regard innocent, inévitablement, se fait sensuel, l'adolescent ne fait qu'entendre des éclats de rire, entrevoir des gestes, « la sueur sur les épaules, entre les seins. » Ce moment de grâce, il sait qu'il ne pourra le renouveler. L'érablière nous a remis en mémoire le film du réalisateur britannique Joseph Losey, Le messager, qu'on avait tant aimé. À dix ans, un enfant s'éprend de sa jeune tante âgée de seize ans. C'est l'été, Roseline habite la maison adjacente à celle des parents du garçon. De ses repaires improvisés, il la regarde aller dans l'érablière rejoindre un homme dont il ignore l'identité. Pour son malheur — nous sommes dans les années quarante —, elle attendra un enfant de cet amant volage. Les années s'écouleront, mouvementées entre paix et guerre, Roseline aura été le grand amour de cet homme parvenu à l'âge de soixante ans, qui, nostalgique, se souvient. La neige nous fait monter dans un train en compagnie d'un narrateur, « vendeur de pub ». Taciturne, il lit mais il est distrait par un homme qui tient un violon entre ses mains. Il reconnaît le meilleur interprète du concerto de violon de Mendelssohn. Conversant avec son voisin, le vieux musicien lui raconte l'histoire du violon qu'il détient de son père. Le chanceux, Aimé, après six semaines à l'hôpital, rentre chez lui. Il profite que sa femme soit sortie faire des courses pour réapprendre à marcher, à vivre. Les moindres objets sont perçus telles des bizarreries inhabituelles. Un oignon rouge l'émeut au point de lui faire délaisser son déambulateur. On mentionne l'une des rares nouvelles, Le solitaire, où intervient une jeune narratrice attentive au parcours d'un étudiant universitaire avec qui elle est amie. Après qu'il aura abandonné ses études pour se consacrer à l'orfèvrerie, elle s'éprendra de lui.
On ne peut s'attarder sur tous les récits élaborant une heureuse liaison entre eux. Leur teneur souvent mélancolique cerne la solitude, des impressions fugitives. Les années qui leur servent de décor plombent les gestes, la parole. Des femmes, des hommes narrent davantage plus qu'ils ne vivent un présent qui n'existe plus que dans leur imaginaire. Nous pouvons nous demander ce que le temps a retenu de l'usure de la mémoire, ou l'inverse, comme nous questionne le long dernier récit, Seigneurie de la rivière Noire. Ce cavalier déchu appartient à un temps innommé, se remémorant des visages de femmes d'où remontent des événements de combat, de feu, de passion, de larmes, jusqu'à la perte de soi. Ce récit, écrit dans un langage propre aux personnages qui l'animent, occupe une place à part, inclassable. Novella d'un siècle différent, comme il en existe de très émouvantes et surannées, publiées en de coquets opuscules.
Si l'ensemble du recueil contient des textes spécifiques au " petit genre ", on a éprouvé un certain agacement en les abordant une première fois. La réticence est venue du manque de fluidité de l'écriture, la nouvelle demandant plus d'abandon expressif dans sa manière de narrer, de décrire une situation qui, ici, telle que proposée, alourdit le propos. Préciosité d'un écrivain qui, ayant à son actif une impressionnante production littéraire, devra faire preuve de plus de simplicité lorsqu'il analysera les agissements tourmentés des humains.
Les peintres cités en pré-textes nous ont peu convaincue. Certains lecteurs, ignorant la signature picturale de quelques-uns, liront ces nouvelles en les préservant dans un contexte imagé qu'ils se créeront sans avoir recours à des œuvres dont le siècle — le nôtre — a figé dans des musées, si peu représentatifs de la vie moderne. Pourquoi emprisonner dans un carcan austère des protagonistes déjà entravés dans leur époque heureusement révolue ? L'être humain quel qu'il soit, sujet à des situations insolites, ne se suffit-il pas à lui-même ?
Les cueilleuses de bleuets, Claude R. Blouin
Éditions Mots en toile, 2014, Montréal, 171 pages