On aime que les journées s'enchaînent aux nuits. Que le soleil, sur notre peau, se fasse plus chaud. On aime que nos écrits demeurent à l'état d'ébauche, jamais achevés, l'achèvement de la pensée n'ayant aucun sens. Demain, il faudra recommencer avec la journée et sa nuit, avec le soleil et sa chaleur printanière. Avec les mots balbutiants. Seule importe la minute pendant laquelle on a cru que le cœur du monde s'arrêtait de battre pour transformer nos doutes en vaines certitudes. Parlons du roman d'Alain Poissant, T'es où Célestin ?
Par hasard, on se rend compte que ce roman poignant s'appuie sur des doutes et des certitudes, tels que mentionnés dans notre introduction. Une histoire basée librement sur les troubles de 1837-38 au Bas-Canada, nous informe l'auteur. Cette province canadienne-française vivait sous l'emprise du gouvernement britannique, qui maintenait la population dans une répression extrême. Un groupe d'hommes — des cultivateurs — fomentent une révolte qui se terminera dans la confusion, dans la défaite, dans la débandade, tant chez les Canadiens-français que parmi l'élite militaire anglaise. Il faudra attendre le règne de Victoria pour que les condamnations infligées aux révoltés — les patriotes —, soient abrogées. Chacun est abandonné à son sort misérable d'exilé, ces réprouvés nationalistes avant l'heure auront le choix de rentrer chez eux ou de se reconstruire ailleurs.
C'est à travers les membres de la famille de Célestin Verdier qu'Alain Poissant dépeint les affres des femmes et des enfants, pendant que Célestin, pacifiste, époux et père, s'était engagé dans une bataille peu préparée, mal organisée. Manque d'armes et de munitions, manque de stratégie militaire, manque de chefs, même si Papineau, Duvernay, Nelson et autres têtes politiques influentes occupent une place prépondérante dans ce récit de patriotisme, d'espérance et de saccages. Célestin et son épouse, Céleste, forment un jeune couple amoureux l'un de l'autre, ne souhaitant nourrir que les enfants qui leur sont donnés. Bonheur paisible qui ne tiendra pas longtemps la route quand, avec les cultivateurs avoisinants, Célestin prendra pleinement conscience de la crise économique, des injustices politiques et sociales, de la domination exécrable des Anglais. Illettrés et naïfs, lui et ses compagnons, portés par un idéal de mieux-être collectif, ignorent dans quelle galère ils s'embarquent. Que ce soit d'un point de vue individuel, comme le rôle de Céleste et des enfants au quotidien, ou celui, collectif, de Célestin et de ses compagnons emprisonnés, de tous bords, les conséquences seront lourdes à payer. Comment y parvenir dans une province matériellement démunie, où les conquérants n'agissent pas mieux que ceux des guerres actuelles ? Avant tout, ce sont des militaires.
Après que certains de leurs compagnons ont été sommairement jugés puis pendus, Célestin et ses complices seront exilés en Australie, au camp pénitentiaire de New South Wales. Pendant ce temps, à Napierville, en représailles, les fermes des rebelles seront incendiées, les biens confisqués, les deux lots que cultivaient Célestin et Céleste, vendus aux enchères. Pour survivre, Céleste placera ses deux filles aînées comme servantes, chez de riches familles anglaises. La trame du présent et du passé fusionnant, les désillusions des hommes à New South Wales, l'humiliation des femmes à Napierville, les traumatismes des enfants, perdurent dans une sorte d'attente passive, ou résignée, qu'il faut se créer pour ne pas périr. Quatre années pendant lesquelles le monde évoluera. Les enfants de Céleste apprendront à lire, à écrire, Célestin aussi. Mais comment redonner confiance à des êtres brisés qui ne possèdent plus rien ? À un homme qui ne désirait que la liberté de sa patrie, la quiétude des siens ? À une femme qui marmonne tout bas : « T'es où Célestin ? » Son mari n'est-il pas parti à son insu ?
On a aimé ce récit qui témoigne d'une période douloureuse du Québec. Célestin, se questionnant s'il est patriote ou pas, ne désirait que vivre auprès de sa famille, cultiver ses lots, accomplir chaque jour ses devoirs de cultivateur, de mari aimant, de père attentionné. Héros sans stèle commémorative, ces hommes ont ébranlé les convictions des colons anglais, compromis leur présomption de vainqueurs. Pour des raisons plus poétiques, on a aimé le style fleuri de l'écrivain Alain Poissant quand il dépeint la campagne québécoise, ses saisons ajustées à la migration des oiseaux, la pêche, la chasse. Les travaux exigeants de la terre. À Napierville exactement, sa ville natale. On a aimé les réparties expressives de ces paysans, basées sur des mots savoureux issus d'un langage qui, aujourd'hui, se perd dans les atrophies d'un jargon douteux et moderne.
Roman nécessaire pour que la mémoire sursaute, indignée, au souvenir de ces censitaires qui, défrichant des sols ingrats, ont débroussaillé le Québec d'un bellicisme tragique. À lire absolument avant que l'été nous emprisonne dans la toxicité de ses airs outragés par des guerres ininterrompues.
T'es où Célestin ?, Alain Poissant
Les Éditions Sémaphore, Montréal, 2015, 194 pages