Le pire échec que nous puissions subir, affirme C., c'est d'aimer intensément une personne, de se lever un matin, de ne plus rien ressentir pour elle. Verdict qui nous fait frémir. On ne connait pas cette frénésie désordonnée des sentiments, pas mieux que leur vertigineuse désaffection. Le contraire nous décevrait de soi-même. On parle du roman de Daniel Grenier, L'année la plus longue.
Ça commence tel un roman psychologique, genre décrié depuis plusieurs décennies dans la littérature québécoise. Comme si cette connaissance de l'âme humaine ne définissait pas nos comportements. Dans le cas particulier de Thomas Langlois, son enfance a été traumatisée par le fait qu'il soit né un vingt-neuf février, en 1980, son anniversaire se fêtant tous les quatre ans. De cette manière inusitée, nous pénétrons dans son histoire, ou plutôt dans celle d'Aimé Bolduc, par l'intermédiaire de son père, Albert Langlois. Ce dernier a quitté femme et enfant pour aller quérir un homme de qui il sait peu, mais dont il est persuadé qu'il est l'un de ses ancêtres. Durant deux siècles, de Chattanooga, Tennessee, à Sainte-Anne-des-Monts, le lecteur suivra les péripéties d'Aimé Bolduc qui, pour des raisons complexes planétaires, a vécu plus de deux cents ans. Lui aussi serait né un vingt-neuf février, en 1760, à Québec. Vieillissant d'une année sur quatre, ce leaper serait âgé à la fois de cinquante-six ans et deux cent vingt-six. L'avenir de Thomas Langlois s'affichera plus discret mais exceptionnel. Comme s'il était devenu le prolongement transparent d'un aïeul de qui son père l'entretiendra jusqu'à sa mort.
Traversant de grands événements patriotiques, Aimé Bolduc a participé à la Conquête anglaise, à la guerre civile américaine — guerre de Sécession —, qu'il racontera en partie à Stephen Crane, écrivain américain de la fin du XIXe siècle, à qui l'auteur rend hommage, quand Crane cherche des témoignages de soldats ayant survécu à ces conflits. Seront aussi décrites la révolte des Patriotes, la révolution industrielle, toujours à travers le regard acéré d'Aimé Bolduc. Dans une réception mondaine, il échangera avec Buster Keaton sur la différence entre la réalité et le cinéma. Autre clin d'œil, nostalgique celui-ci. Ces occurrences, qui tiennent lieu de balises dans le temps et l'espace, permettent au lecteur de suivre, sans s'égarer dans les méandres de siècles écoulés, les personnages secondaires se démenant avec leur existence ordinaire. Les chapitres se ramifient autour de protagonistes se présentant, non par hasard, mais parce que le temps occasionne des rendez-vous auxquels personne n'échappe. La rencontre de Jeanne Beaudry avec Aimé Bolduc, qui sera son phare amoureux, ne pouvait survenir à un moment moins opportun. Le lecteur s'étonnera d'un homme aux triples identités. Avant la campagne de Lincoln, Aimé Bolduc emprunte le nom de William Van Ness, fils de bourgeois, qui ne veut pas « compromettre son héritage. » En 1960, à Pittsburg, Kansas, nous le retrouvons se dénommant Kenneth B. Simons. Ce même Bolduc a été contrebandier d'alcool durant la prohibition, inventeur d'une boussole détraquée, spectateur plusieurs fois de la comète de Halley. Quand il se retirera enfin sur ses terres, nous nous rendrons compte de la démarche stupéfiante de son existence, dispersée à travers l'Amérique du Nord, laissant derrière lui des passages à vide, des souvenirs confus dans l'esprit de ceux et celles qui l'auront discerné, telle une nova perdant son éclat mais aussi phœnix immortel, ce que prophétisera Jeanne à Aimé, sur son lit d'agonie. Quand Thomas Langlois, devenu un éminent chercheur scientifique, héritera de sa fortune en 2020, la question sera posée plusieurs fois : Aimé Bolduc est-il vraiment mort ?
Le roman, magistral, qui se terminera en 2047 à Québec, s'avère un tour de force de par sa conception structurale géographique, de par son cheminement passionné pour l'histoire américaine. Si, dans une entrevue, Daniel Grenier nous informe de ses emprunts littéraires, ce qui est honorable à tout écrivain porteur d'une épopée semblable, il est encore une fois établi que rien ne se crée seul. Un roman roboratif comme celui-ci, doit s'inspirer d'œuvres auparavant édifiées et s'y enchaîner pour le meilleur de la créativité. Les témoignages d'admiration habitent toutes sortes de territoires jusqu'à ce que, se propageant, ils entrent dans la légende. Terreau fertile enrichissant des écrivains avides de se servir d'intemporalité, se convaincre qu'en littérature tout est possible et permis. On a aimé que Daniel Grenier rebondisse hors des frontières terrestres, flirte avec le fantastique. Plusieurs chapitres admirables se lisent au rythme du temps qui s'effiloche et ralentit. Sans omettre le style scandé par le roulis constant de phrases sans cesse recommencées...
Il est indéniable que certaines vies s'inscrivent dans un destin forgé par nous ne savons qui, permettant au lecteur de savourer une histoire ourdie sur fond de force et de fragilité. De certitudes fendillées par le doute. De conquête de soi et de l'autre. Fabulations certes, mais constamment basées sur des tragédies que des hommes ont vécues lors de guerres trop souvent fratricides. Ou encore sacrifient leur vie, comme le laisse entendre Aimé Bolduc, à son endroit. Cette généralité pour conclure qu'il faut un immense talent, faire preuve d'une profonde générosité, pour reproduire mentalement ce que des êtres ont subi dans une trame disproportionnée de leur existence. La souffrance — il y en a beaucoup dans ce récit — est-elle un sentiment extrapolable ? Il semblerait que cela soit possible sous la plume intelligente, terriblement efficace, d'un écrivain boulimique de mythes et des replis de la littérature américaine.
Roman, à lire absolument, qui se singularise dans le firmament étourdissant de la production littéraire de l'automne.
L'année la plus longue, Daniel Grenier
Éditions Le Quartanier, Montréal, 2015, 432 pages.