G. qui, désespérément, cherche l'âme frère, nous affirme avec une candeur désarmante qu'à notre époque l'homme idéal se compose d'un bricoleur, d'un informaticien, d'un hacker. On lui confie, avec ironie — non avec humour —, que dans nos proches relations, on a ces trois hommes réunis en un seul. On les utilise à tour de rôle quand bon nous semble. On a lu le numéro 146 de la revue littéraire Mœbius.
Pour se délasser de la lecture continue des romans, on a feuilleté ce dernier collectif, lu les confidences que les écrivains et poètes invités ont faites à Robert Giroux, qui a piloté le numéro. Thème proposé : Le secret. Information qui, ayant éveillé notre curiosité, ne nous a pas fait regretter nos indiscrétions de lectrice, nos investigations dans les jardins privés d'une pléiade d'auteurs qui, nombreux, ont répondu à l'appel.
Plusieurs enfants occupent une place peu enviable dans cet opus très riche en intrigues allusives. En secrets inspirants, si prégnants lorsqu'ils ont assombri l'enfance, trahi la bienveillance montrée à un père, comme dans la nouvelle de Jean-Pierre April, Dans le garage. Un garçon découvre son père en pleins ébats érotiques avec sa jeune maîtresse. Des années plus tard, quand le père meurt, son fils ne lui a pas pardonné les raisons de sa relation avec Mélanie, la fille de son patron. Un texte dérangeant, comme chaque fois qu'intervient un enfant brimé. Le cafard d'Anabelle, signé Olivier Gamelin. Depuis l'enfance, une fillette est violée par son père, seul le prêtre, à l'enterrement de ce dernier, partage le terrifiant secret d'Anabelle qui a fini par déchoir et se suicider. Bientôt rejointe par sa demi-sœur, insinue succinctement le narrateur. Une histoire tragique qui ébranle le lecteur par la manière dont l'a relatée l'auteur, prenant cyniquement à témoin le Seigneur et son amour pour ses créatures. Loin de l'enfance et de l'adolescence blessées, le texte court mais efficient de Chantale Gingras, La bonté même. En quelques paragraphes, le portrait d'un tueur pathologique, indifférent à son dernier crime. De sa Dodge, elle l'aperçoit qui se tient près de l'abribus, étonnée de son « sourire doux, contenté. » Lui, remarque la Dodge. L'empreinte des choses brisées, Perrine Leblan. L'une des nouvelles qui nous a particulièrement touchée. Le titre est emprunté à un poème de Paul Éluard, que la mère de la narratrice a écrit sur une feuille, dépeignant son angoisse de jeune femme qui cherche le bonheur, ne le trouvera jamais. Un accident de voiture, simulé, ne va-t-il pas interrompre la course des démons dans la tête de cette épouse et mère, incapable d'apprécier les petites joies du quotidien ? La fiction de Tristan Malavoy, Mon vrai visage, traite d'un admirateur de Stefan Zweig, qui, rentrant chez un barbier, se fait raser la barbe, couper les cheveux. De fil en aiguille, sympathisant avec le barbier, il lui confie un secret, que nous ne partageons qu'avec un quidam. Désarroi du client, quand le barbier avoue que lui aussi a agi pareillement. La conclusion revient à Stefan Sweig.
On ne pourra citer tous les textes composant ce captivant numéro. On retient celui d'Antonin Marquis, Pourquoi le feu ? ou l'infernale dérive du meilleur ami du narrateur. Celui de Maxime Olivier Moutier, Les coulisses, autre dérive d'un jeune professeur universitaire, passionné de théâtre, qui, pour une raison ignorée de ses collègues, tient à monter une pièce à la session d'automne. Personne, long récit signé Marie-Ève Sévigny. Une célèbre personnalité politique est attirée, malgré elle, vers sa psychologue. Une femme effacée de qui le politicien ne sait rien, alors qu'elle sait tout de lui. Pendant huit ans elle le recevra dans son cabinet, ne laissant percevoir aucun indice de sa vie privée. Jusqu'au jour où elle se tue dans un accident de voiture...
Autant de fictions expertement écrites et narrées, autant d'envie de les lire avec un intérêt jamais démenti. Ce numéro nous fait part de secrets souvent douloureux, que le temps ne parvient pas à altérer. On s'est dit qu'un secret devait être lourd pour en porter le poids résiduel, la déchirure qu'il a provoquée dans la majorité des récits qu'on a découverts avec un réel plaisir curieux. Fiction ou réalité, on ne sait plus, ce qui importe peu. Le secret des écrivains et poètes n'est-il pas d'en inventer une histoire qui recélerait en elle, un peu de vérité, beaucoup de mystère ?
On félicite Robert Giroux pour ce superbe cadeau de fin d'année. On n'a que des éloges à lui adresser d'avoir su orchestrer, sans détourner leurs intentions, une flopée d'écrivains et d'écrivaines, teneurs et teneuses d'histoires à écouter ou à lire, peut-être à relater, tels des contes qui nous enchantent, nous font parfois un peu peur. Ou pleurer. Ou frémir.
Revue Mœbius 146
Numéro piloté par Robert Giroux
Montréal, 2015, 188 pages