lundi 22 août 2016

Hommes et femmes de demain *** 1/2

C'est une lectrice à qui on répond. Lectrice qui a la générosité de commenter chacune de nos publications. On n'a aucune préférence pour un genre de livres, mais certains ne conviennent pas à notre blogue. Un choix s'imposait dès qu'on a entrepris de consacrer du temps à la littérature québécoise. Les essais et la poésie se lisent en privé, se commentent pour soi. Des voix livresques nous interpellent qu'on écoute dans l'intimité d'un silence complice. On parle des nouvelles de François Gravel, Toute une vie sur les bancs d'école.

Une fois encore, pour des raisons commerciales, l'éditeur s'est adjugé un label qui ne convient pas aux textes qui composent ce livre. Ce ne sont pas des nouvelles mais des chroniques littéraires touchantes, graves et pudiques, d'un professeur à la retraite qui a enseigné l'économie pendant une trentaine d'années dans un collège. L'auteur, populaire, n'avait nul besoin de ce subterfuge pour atteindre son nombreux et fidèle lectorat.

En préambule, nous lisons la chronique éponyme qui nous informe des raisons pour lesquelles l'écrivain a donné une part belle au milieu de l'enseignement qu'il connaît si bien. Auteur d'une centaine de livres — adultes et jeunesse —, il a parcouru le territoire du Québec, franchi le seuil de provinces anglophones, pour rencontrer des jeunes de cultures différentes, les inciter à la lecture. Ce sont des souvenirs qu'il a retenus de ces voyages grinçants ou divertissants qu'il raconte. Comme dans tout recueil qui rassemble des textes divers pour en composer une œuvre, quelques-uns nous ont touchée plus que d'autres. Que d'enseignantes et d'enseignants dévoués à leur profession, telle Julie qui se consacre sans rechigner à des adolescents ayant subi un traumatisme irréparable, accusant leur inaptitude dans la société. Leur cas est pathétique, comme celui de Jason qui, à trois ans, a innocemment aidé son père à se suicider, ce que lui a reproché sa mère à longueur de journée et d'année. Maintenant adolescent, il a besoin de deux ou trois joints quotidiens pour survivre, sinon pour oublier... L'auteur narre l'aventure qu'a vécue l'un de ses amis séminariste qui, avec raison, ne regrette aucunement le temps révolu du « vrai cours classique », celui des prêtres. On a du mal à croire qu'un homme d'Église, soi-disant sain d'esprit, ait pu terroriser sans conscience humaine des garçons de quatorze ans en leur faisant visiter une aile sinistre de l'Hôpital Saint-Jean-de-Dieu, « asile de fous, comme il était dit à l'époque ». Il y a encore l'impitoyable intervention d'une mère qui exige de la directrice d'école que fréquente sa fille, qu'elle fasse respecter par toutes ses élèves, les règlements qu'elle a imposés, au détriment d'une adolescente atteinte d'un cancer. Lassitude de la directrice qui se confie à l'auteur. Éric ne veut plus étudier alors que son père tient absolument à ce qu'il « aille à l'université ». Intelligent, il fera son possible pour échouer à ses examens, ce qui intriguera son professeur d'économie. La première classe, ou la dernière, inspirée du conte d'Alphonse Daudet. L'auteur prend à témoin un jeune garçon qui arrive en retard en classe. Redoutant la sévérité de son instituteur, l'enfant, celui du conte, sera surpris par son inhabituelle indulgence. Un triste événement historique se prépare hors des murs de l'école...

Tout le recueil est ainsi, saturé de cas extrêmes qu'il serait inutile de présenter ici, préférant que le lecteur et la lectrice y trouvent leur compte, évoquant peut-être eux-mêmes des souvenirs scolaires qui les ont marqués. Si certains regrets envers ses étudiants sillonnent les confidences de l'écrivain-enseignant, il ne manque pas d'en récolter beaucoup de modestie, masquée sous une couche d'humour qu'il nous est agréable de savourer. Repérée dans un groupe d'étudiants déficients scolaires pour des raisons familiales ou sociales, il y a aussi Cindy un peu plus âgée, danseuse nue, pratiquant, soupçonne son professeur, « d'autres métiers connexes ». Il l'aidera malgré elle à passer un examen qu'elle réussira brillamment. La croisant des années plus tard dans un salon du livre, elle lui apprend qu'elle a terminé une maîtrise en travail social, qu'elle œuvre auprès de prostituées. Un texte comptant parmi les plus émouvants. Au même titre que la chronique intitulée On dirait le Sud. Mélange d'ironie envers la vétusté des lieux et l'admiration pour un jeune professeur, qui use d'imagination pour que ses étudiants lisent dans la sérénité des travaux scolaires accomplis. L'amour des mots émaille le recueil, se répercute avec ferveur dans le texte Étymologies, comme un point final à ces balades généreuses.

De courts intertextes, qui rendent hommage à quelques hommes célèbres, nous ont émue. On nomme Georges Brassens, John Lennon, Albert Camus, Henri Guillemin. Aussi un amical clin d'œil à René Lecavalier, animateur québécois de sport télévisé et animateur de radio...

Si ces chroniques sont à mettre entre les mains des enseignants, comme le suggère la quatrième de couverture, elles sont à mettre aussi entre les mains de parents, trop irrespectueux envers des hommes et des femmes qui, grâce à leur passion du métier et leur dévouement indéfectible, bâtissent à travers leurs enfants, la société de demain.


Toute une vie sur les bancs d'école, François Gravel
Éditions Québec Amérique, Montréal, 2016, 152 pages



 

mardi 9 août 2016

Danser pour survivre et vivre ***

G., qui n'est pas sans ignorer notre prudence face aux citations, nous dit que celles-ci lui font penser à une personne amputée d'un membre. L'image est convaincante. Un collage aussi conviendrait qui se serait envolé d'un tableau de Matisse, ajoute-t-elle, le regard éloquent, piqueté d'or. Elle a une manière surprenante de rendre le moindre point de vue poétique. On commente le premier roman de Mireille Véronneau, Chaque heure de danse.

Étonnantes confidences d'une jeune femme de vingt ans, Catherine, qui, à la suite du décès de son père durant son enfance, n'a pu, ou n'a su, en faire le deuil. À l'école, elle ne trouve aucune consolation auprès de ses camarades. Les professeurs, croit-elle, lui manifestent de l'indifférence. Élève docile, à l'écart des autres, elle se replie sur sa souffrance, grandit au rythme du temps qui passe. Son frère est parti de la maison ; exaspérée de vivre seule avec sa mère, Catherine louera un appartement. Dès son jeune âge, sa mère l'avait inscrite à l'École de ballet. La danse qu'elle pratiquera durant son adolescence, plus tard, pour apaiser ses angoisses. Elle suivra les classes de Matthew Walters, chorégraphe renommé. Cependant, ses frustrations, son manque de motivation, l'empêchent de savourer le plaisir qu'elle devrait ressentir. Son corps noué répond à l'état malaisé de son esprit mais, peu à peu, ses muscles la remercient de leur redonner un « lieu, un pianiste, un bon plancher. » « Monsieur » a saisi le malaise qui se dégage de la gestuelle de Catherine ; à coups de phrases incisives, il la suit de près, l'incite à poursuivre ses efforts. Elle participera à un concours qui ne la retiendra pas, bien que le maître de danse l'eût aidée à maîtriser ses peurs. Le souvenir du père ne cesse de la tourmenter.

Entre les classes de danse, la vie quotidienne, composée de sa mère et de son frère, la tient occupée au centre d'une famille dont il manque un élément vivant, nécessaire à créer un lien équilibré avec un monde indispensable à différencier son jeune passé de son présent tout neuf. Souvent, Catherine compare, ne résoud rien. Comme le dira Matthew, il ne lui fait jamais de reproches, il la corrige, il la guide, ce qui le désempare. Catherine prononce des sentences, oubliant que les autres nourrissent de moyens humains leur propre désarroi. Silence entre eux, rapprochement du maître et de l'élève, celle-ci se pliant aux exigences d'un professeur qui transcende ses souffrances physiques, provoquées par les exercices que son corps s'acharne à pratiquer, jusqu'à tirer des larmes dans les yeux de Catherine.

Les rêves ne manquent pas, ils se nomment Pavlova, Barychnikov, Noureev. Catherine est à la recherche d'une forme de pureté qui ne s'atteint que dans la sérénité du corps et de l'esprit. Les bruits de la ville nuisent à son débat mental, mais valent au lecteur d'innombrables et poétiques réflexions descriptives sur les lieux qui l'entourent, où les années adolescentes se fragilisent. Les saisons aussi ont leur mot à dire par les yeux de Catherine, ses lèvres les transcrivant en termes sensibles. La carapace qu'elle s'est fabriquée finira par céder, les mouvements auront raison de leurs difficultés. Matthew observe de loin l'oiseau qui veut se libérer de sa raideur, « sans oser bouger pour ne pas l'effrayer. » Un jour, le téléphone sonne. Une voix « cassante » lui transmet des informations pour préparer une nouvelle audition.

Tout le court récit intériorisé est basé sur la danse, sur les silences feutrés, sur les cris protestataires du corps. Sur la présence de moins en moins envahissante du père. Le rythme de la gestuelle détient une place prépondérante, comme pour arracher de la tête de Catherine les miasmes d'une enfance solitaire, variation grinçante de fausses notes accumulées dans ses tentatives de repousser ses semblables. Mère, professeurs, fillettes de son âge, seul le frère a eu gain de cause. Catherine est une bégayeuse doublée d'une cérébrale que la passion de Matthew pour la danse, non pour elle, parviendra à apprivoiser. Lui, vieillit. Ses peurs, dues à la lourdeur du corps qui condamne la légèreté du geste, ne miroitent-elles pas celles de Catherine qui, à la suite du succès de son audition, lui échappera ? Une année a passé, entre la danse et les cœurs cabossés. Il y a des moments de grâce mais aussi de lassitude. Des interrogations muettes au sujet de Matthew appelé à concrétiser ailleurs un nouveau projet. Les  incertitudes prédominent, la musique cadence les corps, la vie se cambre. Ainsi, iront les affranchissements balbutiants de Catherine, dirigée par un nouveau chorégraphe...


Chaque heure de danse, Mireille Véronneau
Éditions Québec Amérique, Montréal, 2016, 144 pages