Hiver inévitable malgré quelques sursauts de tiédeur en décembre. Neige grise en ville, neige blanche dans les campagnes. Les arbres du parc dégoulinent de larmes glacées, les écureuils panachent leur queue, s'en recouvrent le museau. Les canards de l'étang ne seront de retour qu'en mai. Le temps de mourir d'ici l'éclosion des fleurs, le friselis des pelouses. En attendant de cligner des yeux face au soleil bienfaisant sur la peau, on commente le roman de Sean Michaels, Corps conducteurs.
C'est une vie légendaire que nous propose le jeune écrivain. Celle de Léon Termen, inventeur du thérémine, premier instrument de musique électronique. En fait, il se nommait Lev Sergueïevitch Termen. Né en 1896 à Saint-Pétersbourg, il relate son histoire exceptionnelle à bord du bateau qui le ramène en Russie. Séquestré dans sa cabine, il s'adresse à la femme aimée, la plus grande interprète de thérémine, Clara Rockmore. Amour à sens unique qui nourrira le génie de Léon Termen, ingénieur touche-à-tout fasciné par l'électromagnétisme, les effets de l'électricité. Il ne vivra qu'à travers des prismes sonores d'inventivité, de torpeur amoureuse, de crédulité insouciante envers ses semblables.
Si Termen ne croyait pas au destin, sa vie s'en imprégna, les circonstances historiques et sociétales le façonnant pour le meilleur et pour le pire. Il visita l'Europe, retourna en Russie où il inventa le thérémine. Il présentera son instrument à Vladimir Ilitch Lénine, alors au pouvoir, qui s'en éprendra. Grâce à ce dernier, lors de tournées et de conférences, il démontra au peuple russe les capacités étonnantes de cet instrument. À Berlin, il a fait la connaissance d'un homme suspect, Pash, qui aura une influence compromettante sur lui. L'homme deviendra son agent, son gérant. Ensemble, ils partiront en Amérique, où peu de temps après leur arrivée, la presse internationale louera les découvertes de Termen, qui séduisent les hommes d'affaires, les industriels, les musiciens, les compositeurs. Ébloui mais lucide, Termen se rend compte que les artifices environnants ne lui suffisent pas. Il est un chercheur, pas un mondain. Pourtant, il sera adulé, sollicité pour son génie, estimé pour son charisme. Sa vie est une fête qui se déroulera pendant onze ans. Il ouvrira le premier studio Thérémine à New York, qui sera fréquenté par des danseurs, des compositeurs célèbres et, lui, Termen, vautré dans ses bocaux pleins d'écrous, de boulons, de tournevis. De câbles, de matériel électrique. Il fera la connaissance de Clara Rockmore, la femme qui deviendra son unique amour. Plus tard, elle refusera de l'épouser. Lors d'un concert, il apprendra son mariage. Brisé, dépité, il épousera la danseuse noire américaine, Lavinia Williams.
Pendant ce temps de fastes, le piège se resserre. Pash a disparu, deux hommes, à figure patibulaire, Karl et Karl, donnent rendez-vous régulièrement à Termen dans un « casse-croûte » anonyme. S'ajoute à ces sournoises menaces, le crash de 1929 qui secouera l'Amérique. RCA, qui a signé avec l'ingénieur une entente de commercialisation du thérémine, change ses plans. Plus tard, quand il sera accusé de plagiat par la De Forest Radio Company, RCA retirera les thérémines du marché. Lénine est mort, Joseph Staline lui succède, Termen sera sommé de rentrer expressément au pays. Il devra abandonner ses biens, au point que ses amis croiront qu'il a été assassiné. Même Lavinia, sa femme, à la suite de démarches dans les ambassades, n'aura plus de ses nouvelles.
Le livre étant une sorte de biographie libre, l'auteur ayant prêté à son personnage des rôles fictifs, nous débordons de sa teneur pour entrer dans la terrifiante odyssée qui attend Lev Sergueïevitch après son arrivée à Léningrad. Très vite, il sera convoqué dans les bureaux du NKVD, interrogé avec une violence psychologique insensée qui lui fait avouer ce qu'il n'a jamais été : un espion à la solde des États-Unis. Condamné à huit ans de goulag, il connaîtra l'humiliation, la famine, entouré de dangereux criminels. Après plusieurs mois de souffrance inhumaine, son ingéniosité de savant lui vaudra d'être rappelé à Moscou. Enfermé avec d'autres scientifiques dans une charachka, laboratoire surveillé par la police secrète du Kremlin, il inventera le système d'écoute Bourane, précurseur du micro-espion laser, utilisé pour espionner les ambassades européennes à Moscou. Après sa libération, en 1947, il continuera ses recherches. Deux ans avant sa mort, en 1993, il se rendra à New York pour, une ultime fois, revoir Clara Rockmore.
Roman magistral où les péripéties se chevauchent, renouant avec une époque aujourd'hui révolue. Les folles années du début du XXe siècle. La Seconde Guerre mondiale balaiera la facilité frivole commune aux grandes capitales. Années extravagantes — celles aussi de la Prohibition — qui ne pouvaient durer sans que la tragédie humaine ne les saccage. Époque qui a servi le génie de certains hommes, comme le fut Léon Termen, admiré par une société qui, au fond, lui ressemblait, le soustrayait aux responsabilités auxquelles il n'a su faire face, ce qu'avait pressenti Clara Rockmore, malgré sa jeunesse. Les temps forts du roman, sinon électrisés, conduisent le lecteur vers des fins plausibles qui n'en sont pas, le thérémine passionnant les musiciens contemporains.
L'excellence de la traduction par l'écrivaine Catherine Leroux est à souligner. Le dynamisme de l'écriture, orchestrée par Sean Michaels, retentissant dans les airs, si chers à Lev Termen, sa vie ayant été un souffle brûlant s'appesantissant sur les êtres et les choses qu'il approchait. Catherine Leroux, avec virtuosité, s'est faite la fidèle interprète de ce roman biographique fascinant.
Cette première œuvre a valu à Sean Michaels le prestigieux prix Giller.
Corps conducteurs, Sean Michaels
Traduction de l'anglais par Catherine Leroux
Éditions Alto, Québec, 2015, 392 pages