Dans notre vie, il y a un homme à qui on tient énormément. Il nous donne de judicieux conseils. Il n'est pas très jeune, nous non plus. Il a beaucoup d'humour, nous aussi. Il n'est pas européen, ni nord-américain. Son pays a subi plusieurs dictatures coloniales, d'où son besoin de défendre plus démuni que lui. Sa curiosité intellectuelle l'incite à visiter notre blogue, voir qui s'y aventure imprudemment. Sa profession : avocat. On a lu le récent roman de Christiane Duchesne, Mourir de curiosité.
Un jeune homme de dix-sept ans, Emmanuel Audet, qui faisait du skateboard a été frappé gravement par un 4 x 4. Il est plongé dans un coma profond qui semble irréversible. Il se préparait à devenir danseur. Ses parents, sa proche famille, sa copine, se relaieront à son chevet, attendant douloureusement le pire. Las, chacun retourne à ses occupations, seule tante Rose, la silencieuse, lui tiendra compagnie, persuadée que sa présence quotidienne, telle une bouée improbable, le gardera en vie. Elle lui parle et, peu à peu, se laisse aller à relater l'arbre généalogique des Audet. Des histoires abracadabrantes d'hommes et de femmes excentriques, comme nous en trouvons dans toute famille qui se respecte. Rose s'occupe d'enfants maltraités, « ses petits des écoles », comme elle les appelle. Elle-même a subi bien des épreuves, qui ont réveillé en son cœur généreux un sentiment compassé envers les souffrants de ce monde.
L'histoire est simple, presque banale. L'écrivaine, grâce à son talent de conteuse, l'a transcendée en un récit imprégné de faits rémanents. Emmanuel repose dans un hôpital de Québec. La famille Audet et la copine Juliette abritent leur inquiétude près de la mer. La baie érige son œuvre conciliatrice entre le passé et le présent, orchestrée par tante Rose. Du XVIe au XXe siècle, défiant l'ordre chronologique, nous arpentons des lieux habités d'êtres qui, à l'époque où les hommes et les femmes ne devaient pas dévier du droit chemin, se sont avérés des originaux, au sens large du terme. On ne saurait tous les nommer bien que le sort de quelques-uns nous ait impressionnée ou amusée. Marie-des-Neiges entreprend un voyage périlleux pour retrouver son fiancé Fabien. Rosette-Odette et son fragile Irlandais. Onésime qui meurt une fois puis une deuxième à cent huit ans. Léonard qui attend une éventuelle fiancée devant une locomotive. Ismaël Audet, précurseur des lunettes fumées. On a aimé une très subtile métaphore sur les gènes, représentés par le fer. Un clou, une lame de couteau, une statue fondue. Ainsi nos ressemblances, physiques et psychiques, se réduisent-elles à un insignifiant minerai de fer. Plus Rose narre les aventures périlleuses de ses ancêtres, plus la mémoire d'Emmanuel se volcanise, emprisonnée dans un corps inerte. Son esprit effervescent s'insurge contre l'inertie de l'entourage familial et médical à saisir son besoin de vivre ; lentement, les élucubrations de Rose calmeront ses fureurs éruptives. Puis, ayant ressenti un changement dans le comportement du jeune homme, Rose accélèrera le rythme de ses contes, espérant en désespoir de toute probabilité qu'Emmanuel ouvrira une paupière.
Récit à l'écriture limpide, intelligemment efficace, comme sait si bien la manœuvrer l'écrivaine. En abonder des effets poétiques quand la nature, ici la mer et ses apaisements, ses plongées dans la bruyance des vagues, prend possession de la mémoire ancestrale. Au fur et à mesure qu'Emmanuel pénètre dans les méandres du coma, Rose déambule sur les avenues parfois obscures de la famille Audet. Le mystère réside aux portes de la mort, accentuant les risques qu'ont pris des hommes et des femmes pour faire évoluer le monde autour d'eux, surtout, pour que jamais nous ne les oublions. Amalgame symbolique de deux histoires qui se chevauchent, finissent par se rejoindre.
Roman qui, sous des airs de ne pas y toucher, se lit tels des contes nous enchantent avant de nous endormir. Emmanuelle et Rose se font complices involontaires, ne sachant trop sur quelle ancienne terre leurs péripéties mentales les entraîneront. Cela s'avère sans importance, le roman existe pour le meilleur de la lecture, avec ses affabulations quand il s'agit d'assoupir un volcan sur le point d'imploser. Sensibilité et tendresse émergent de ces univers dissonants, le passé se révélant une impasse feutrée où s'infiltrent les assourdissements d'un phénomène que Christiane Duchesne affronte sans faillir. Le coma et ses fantasmagories rarement élucidées. De ce roman, nous remontons soulagés de ne pas nous être heurtés à des écueils souterrains qu'ont su si bien écarter Emmanuel et Rose, guidés par la plume inspirée d'une écrivaine au talent inimitable.
Mourir par curiosité, Christiane Duchesne
Les Éditions du Boréal, Montréal, 2016, 296 pages