lundi 25 avril 2016

À la recherche du père repentant *** 1/2

On s'étonne quand nos introductions ont toutes été utilisées. Quel sera notre sujet de rébellion, d'harmonie ou d'indifférence pour donner le ton à nos prochaines critiques ? On a beau contempler le ciel, il ne nous aide en rien, n'y détectant aucune source probable d'inspiration. On aime le concret, les choses qui se nomment. Thomas, le saint, absout nos croyances païennes, on se sert d'elles pour dénoncer ce qui nous semble en valoir la peine. Il suffit que chacun s'y retrouve. On parle du récent roman d'Alain Beaulieu, L'interrogatoire de Salim Belfakir. 

Le dernier opus de l'écrivain nous a laissé une étrange sensation de plénitude qu'on a du mal à exprimer. Alors que trois personnages évoluent dans une affaire policière d'ordre psychologique, ils nous ont déroutée ; leur générosité, leur indulgence, surtout leur bonté, face à des situations dramatiques, parfois nébuleuses, nous ont départie de toute opinion contemptrice. On a refermé le roman, imprégnée d'un doute rarement ressenti, celui de pages lisses, uniformes, se demandant quand on les tournait, comment se terminerait l'histoire de ces deux hommes et de cette femme, projetés dans des élans de fuite pour oublier ce qui avait malmené injustement leur existence.

Il y a Éliane Cohen, assistante juridique, plutôt expéditive dans sa manière de résoudre quelques-uns de ses problèmes personnels. Elle a quitté Paris pour fuir une mère désaxée, s'est installée à Rennes, dans un studio sous les combles. Elle a la manie compulsive de dénombrer tous ses pas où qu'elle aille. Jusqu'au jour où elle entend une voix assaillir son oreille. Entrons dans la méthodologie de l'écrivain en élaborant un suspense qui nous emporte plus loin. Faisons connaissance avec un policier retraité qui, lui aussi, pour des raisons hasardeuses, a quitté la France, s'est réfugié au pays de sa mère, le Québec, dans une jolie maison située au bord du fleuve Saint-Laurent. Que cache Julien Foch ? Une peine d'amour ou une faute professionnelle ? Peut-on avancer les deux, sa fille, Irène, l'ayant largué des années auparavant, lasse de ses désertions familiales, contrairement à la mère qui acceptait avec humour ses contraintes professionnelles. La mère est morte, « les chairs dévorées par un cancer ». Au tour de Salim Belfakir d'intervenir en l'état de lare avant de se montrer en chair et en os. Jeune homme malouin, de père marocain inconnu ; avec sa mère, il exerce la noble profession de boulanger. Il sera le pion central de ce trio qui, pour le moment, chacun de son côté, intrigue Éliane Cohen et son collègue virtuel Le Poulpe 474. Inévitablement, des individus secondaires se grefferont à ces trois êtres bouleversés par des faits irrationnels qui les ont dérangés au point de s'exiler ou d'en mourir.

Au fur et à mesure que nous pénétrons dans le roman, l'action, manœuvrée involontairement par des messagers subversifs, car c'en est, s'alimente d'anecdotes épiques concernant Éliane, Julien et Salim. Leur vie, et c'est là un des charmes du roman, s'exacerbe d'une tendresse amère qu'ils ont inventée en allant au-devant d'un être inexistant. Éliane et Irène ont souffert du départ de leur père : l'un pour mener à bien sa profession, l'autre pour l'amour d'une nouvelle femme. Malgré l'affection de sa mère, Salim recherche son géniteur, d'où un voyage rapide au Maroc quand il apprendra son décès. Là-bas, il trouvera ce dont il a besoin pour stabiliser son équilibre mental : une famille, une demi-sœur. Ce ne sont ici que des entrechats, évitant aux protagonistes de se blesser en retombant lourdement sur leurs pieds. Il faudra qu'un garagiste, taxidermiste, marié à une Arabe musulmane, flanque Julien Foch devant de rebutants bocaux pour que les failles du passé reviennent le harceler, métaphore de la mort mal résolue de Salim Belfakir, une nuit où le policier a perdu le contrôle de ses responsabilités professionnelles. Envers de la médaille existentielle, Marise Frenette, fille de la propriétaire de la maison, artiste peintre, lui révélera l'attraction de performances sexuelles qu'elle exécute devant des toiles célèbres, telle La Joconde.

On a souvent l'impression qu'Alain Beaulieu glisse au lecteur, à la lectrice, un subtil message : que l'ensemble de nos accomplissements, nous les devons à des êtres surgis de nulle part. D'un garage ou de l'océan. Qu'il faut tenir compte de leurs exigences, empoigner les événements à rebrousse-poil, parcourir des distances en comptant nos pas, comme le fait Éliane chaque fois qu'elle a rendez-vous avec Irène. L'une et l'autre jaugent l'absence d'amour paternel en le ruminant, laissant entrevoir que rien, jamais, ne s'acquiert sans dommage. Après bien des courts-circuits sentimentaux, sera élucidé l'interrogatoire de Salim Belfakir. Il est si plat le chemin caillouteux une fois parcouru, si limpide une fois démêlé l'écheveau oratoire dont nous affublons nos semblables. Après avoir lu ce récit où hommes et femmes se différencient avec jubilation — Yasmina, épouse du garagiste, et son voile ; Marise Frenette et la provocation jugée indécente de ses performances —, fragments d'un petit monde exemplaire situé dans un village québécois ou français, n'hésitons pas à bannir les conventions, les certitudes, engrenage impossible à mater quand le temps est venu de tendre la main vers plus libre que soi. Leçon d'humilité que nous offre bellement Alain Beaulieu, qui se sert de l'amour filial ou charnel comme d'une rédemptrice pierre de touche.


L'interrogatoire de Salim Belfakir, Alain Beaulieu
Éditions Druide, Montréal, 2016, 296 pages