Des livres on en reçoit suffisamment pour ne pas théoriser sur la lecture ni l'écriture. On s'en tient à l'histoire, bien souvent fictionnelle, au style, signature de l'auteur-e, à la richesse du vocabulaire, au pouvoir de l'imaginaire. C'est une recette qui en vaut une autre, on déteste qu'on nous dise ce que représente la pensée quand aucune raison ne la justifie. Un genre existe pour classifier cette dépendance : l'essai. On commente le roman de Maude Veilleux, Prague.
Pour ceux et celles qui s'attendent à visiter cette ville, l'une des plus belles d'Europe, ouvrez plutôt un guide de voyage. La narratrice nous met l'eau à la bouche mais nous fait traverser les affres d'une passion avant d'entraîner, avec parcimonie, le lecteur, sur les avenues d'une capitale partagée avec d'autres destinations. Prague, ici, symbolise la rencontre d'une jeune femme mariée depuis quelques années avec un homme de son âge de qui elle attend une forme de stabilité, elle-même en proie à des désirs de tout ordre qu'elle ne sait comment gérer. Guillaume est le mari idéal, il est bisexuel, elle aussi. Les deux s'octroient de courtes aventures avec des partenaires occasionnels. Sauf que cette fois, elle s'éprendra follement de Sébastien, employé dans la librairie où elle travaille.
Nous participons au début de cette passion dépeinte avec une impudeur spontanée, les mots en disent plus long que le corps, abordent ce que notre génération n'aurait jamais osé, et c'est très bien que le désir ne traverse pas les apparences, s'assujettisse aux limites d'un amour à peine partagé. Elle aime avec passion, lui, Sébastien, avec une méfiance désabusée. Ils se retrouvent dans des appartements minables, hasardeux. Le lit devient objet d'échanges, sur tout sur rien, mais aussi objet où le corps se soumet à l'autre. Toujours dans un langage harnaché de précisions érotiques, que renforcent les tracas de la narratrice vis-à-vis de Guillaume, qui accepte mal la longue liaison de sa femme avec un homme duquel il ne sait rien, les confidences d'elle se limitant à des promesses reniées. Classique situation à trois. Si les mots ne tiennent compte d'aucun tabou, les corps n'ont pas changé. Ils se désirent, se rejettent, se rebiffent, quand la jalousie, innommée, tient lieu de colère, comme celle de Guillaume, excédé des larmoiements de sa femme, celle-ci incapable de s'en tenir à des amours éphémères.
On a omis de mentionner que la narratrice écrivait un roman semi-fictif, semi-autobiographique, constamment ajusté aux personnalités opposées des deux hommes qu'elle aime. On le sait, écrire un roman ne s'apparentant ni au réel ni à la fiction risque de déstabiliser une jeune femme à mi-chemin d'elle-même. Elle se sert de masques élaborés à partir de sensations fortes, refoulées, rarement à partir de la vie qu'elle s'est forgée en contractant un mariage de jeunesse. Masques et miroirs qui s'insurgent peu à peu à n'être plus rien, que le négatif de soi. Longues marches dans la ville, discernables réflexions sur l'écriture, sur les sujets requis quand nous ne savons choisir, quand une nécessité, tel l'acte d'écrire, devient une raison de vivre. Le lecteur fera-t-il enfin connaissance avec Prague ? Bien sûr, mais pas en touriste, plutôt en invisibilité, l'ombre du soleil finissant par recouvrir le corps de la narratrice.
Roman qui, au premier abord, nous a peu sollicitée, trop empreint de généralités amoureuses, de légèreté portant sur les corps qui se détroussent, puis, l'écriture de Maude Veilleux, sa volonté d'instruire le lecteur de son intelligence lucide, ont eu raison de nos réticences. On s'est laissée emporter non par une action placide mais par un sentiment émouvant, qui traverse le roman, alors qu'il se construit d'une manière ubiquiste derrière les remparts romantiques, sublime symbole, d'une ville à peine entrevue...
Prague, Maude Veilleux
Éditions Hamac, Québec, 2016, 110 pages