G. nous fait une émouvante confidence qu'elle nous permet de divulguer. Chaque matin quand elle s'éveille, ses premières paroles sont des mots d'amour. Elle dit : " Je vous aime " à haute voix. Elle ne s'adresse pas à un être en particulier mais aux personnes qu'elle rencontrera dans la journée. On en fait partie. À compter au nombre de ses bienfaits. On commente Exil en la demeure, roman de Jean Bello.
Profitant d'un séjour de trois semaines en Italie pour régler les affaires testamentaires de sa vieille tante Amalia décédée, le narrateur, Mattia Rossetti, se laisse couler dans un flot de souvenirs familiaux. Il est de ces immigrés italiens des années 1950 qui, avec certains membres de sa famille, s'exileront en Amérique, cette Amérique que les femmes du Village détesteront pour leur avoir ôté les êtres aimés. Attirance répulsive pour ce continent qui vaudra au lecteur cent une histoires pittoresques, dont celle de tatone Joseph parti cinq fois, rentré au pays tout autant. Il y sera allumeur de réverbères puis conducteur de charrettes de bière. Bien que marié à José, à New York, il s'éprendra follement d'une jeune institutrice polonaise qui mourra de la grippe espagnole. Il rentrera définitivement en Italie, fera la connaissance de sa fille, Carla. Le narrateur nous apprendra comment s'est érigé le Village, colonie romaine, au sud de l'Italie. Une histoire de haine entre deux populations, d'où la méfiance innée de l'étranger. Il suffit d'un incident ancré dans le présent pour qu'une grand-mère, une cousine, une tante — le clan des femmes se démarque —, attirent Mattia dans une anecdote qui a trait au passé. Grand-mère Filumè rapporte les doutes de Gennarino qui soupçonne sa femme Lubica, « aux yeux de louve », de sorcellerie. Il y aura aussi les souvenirs de guerre de Sandro, père du narrateur puis, comment lui et sa famille ont émigré au Canada. Le roman, qui n'en est pas tout à fait un, oscille entre les obligations familiales actuelles, les chicanes, les chamailleries, les conflits, les péripéties, souvent émouvantes d'hommes et de femmes qui ont choisi une relative liberté, le devoir, les traditions. Des histoires d'amour émaillent ces tragédies villageoises, comme celle de Tonietta et d'Arturo, Battisti et Rosina. Plus pathétique, l'alcoolisme de Rina et d'Amalia, que chacun tait tristement.
C'est souvent la drôlerie qui pimente ce récit enchevêtré dans des contraintes auxquelles doit faire face le narrateur. Que l'écrivain embellit de trouvailles stylistiques surprenantes. Le lecteur sourira quand Mattia, éprouvant un malaise incompréhensible survenu au cimetière, devra se défaire d'un troublant maléfice. Depuis plus de deux mille ans, à l'écart du monde, le Village possède ses figures de « stryges », donc figures de femmes capables de planter des aiguilles dans le cœur de celui ou celle qui a commis un grave délit. La sorcellerie, partout dans le monde, n'est-elle pas affaire de femmes ? C'est Rosina qui, après une « petite séance contre le mauvais œil », entraînera Mattia dans l'histoire du grand-père Giovanni, « grand gaillard tranquille et silencieux », de qui le narrateur était le petit-fils privilégié. Au présent, le lecteur apprendra la guérison de Luisa, petite sœur de Mattia, un jour béni du 15 août. Roman empreint de vérités et de mensonges, de satanisme et de réalisme. De contes et de légendes, justifiant la réflexion de Mattia : « En Italie, tout est théâtre [ ... ] »
Le retour à Montréal se fera en compagnie fictive d'Amalia et de ses trois fiancés, nous savons si peu de cette femme orgueilleuse et souffrante, morte d'un cancer du côlon. De la grand-mère Cosima qui avait mis au monde trois générations de bambini. Se prévalait d'avoir fondé le Village. Spectres ou stryges qui dépaysent le lecteur, le rendra à lui-même lorsque Isabelle, l'amoureuse québécoise de Mattia, le fera basculer tendrement dans un temps qui est le nôtre.
Une épopée méditerranéenne où l'exil se fond dans le pays d'accueil quand il bâtit plusieurs générations. Qu'il est assumé dans la sérénité, avec, en toile de fond, les êtres qui, sans le savoir, ont maçonné un continent aux abords paradisiaques. Transhumance humaine semblable au berger Giaconimo qui, après avoir sauvé une de ses brebis d'une morsure de vipère, avec sa salive, déserte le troupeau pour devenir guérisseur.
Roman jovial et savoureux duquel on ne peut tout dépeindre, qu'on a aimé lire au soleil, imaginant des hommes et des femmes désincarnés qui, à leur tour, relateraient dans un langage échardonné, ce que durant des siècles révolus, ils ont représenté dans leur village montagnard pour que ce monde continental apprête une place méritoire aux émigrés d'alors.
Exil en la demeure, Jean Bello
Les Éditions Sémaphore, Montréal, 2016, 181 pages