Le plaisir d'échanger le sel de la vie avec des êtres qui nous ressemblent et qui demandent peu à l'existence, s'avère une joie jamais démentie. Partager des mots, mais surtout des silences complices qui évitent de trahir la pensée ne correspondant pas toujours à la parole traduite. On est si vite découragée par ceux et celles qui redondent, loin de toute originalité. On parle du roman de Valérie Forgues, Janvier tous les jours.
Janvier n'est pas ici le premier mois de l'année mais le prénom d'un homme de trente-deux ans, décédé d'insuffisance cardiaque due à une malformation coronaire. Il a été l'ami d'enfance et le seul amour de la jeune narratrice, Anaïs, qui se remémore son deuil, elle qui a toujours refusé de prononcer le nom de la maladie de son ami, la camoufle sous la joliesse d'une plante aquatique. Janvier vit au Château avec sa tante Noëlla, maison dont héritera Anaïs quand il ne sera plus de ce monde. Entretemps, la jeune femme aura rompu avec Ovide avec qui elle vivait depuis trois ans, aura connu le déni, puis fui dans un village français, proche de la région parisienne, qui lui permettra de faire le point. Elle a besoin de dépaysement, de miroirs qui ne se présenteront pas à elle, chacun des pensionnaires, peu nombreux, de la maison de Lili, ayant trouvé là un refuge où l'écriture a plein droit. La Seine coule, les journées, les nuits aussi, sans qu'Anaïs ne soit parvenue à se soustraire à sa souffrance qu'elle entretient, refusant de la confier à Lili qui a compris que sa pensionnaire était submergée par plus fort qu'elle, malaise dont elle ne veut pas se libérer. Un jour, passe Philippe, le facteur du village qui sonne à la porte. Anaïs lui ouvrira, ce sera un coup de foudre réciproque, qui mettra plusieurs jours avant de se concrétiser. De cette passade amoureuse, elle se persuadera que Janvier s'est éloigné, sa voix en elle lui suffit.
Les détails de la vie quotidienne hante le récit, écrit dans un style hachuré, comme porté par les sanglots étouffés d'Anaïs. De temps à autre, il est question des pensionnaires. Alejandro qui ne parvient pas à écrire son livre, qui fait de longues marches avec Elena. Kwann, le mari de Lili, de Lili elle-même. Chacun est un personnage que semble s'inventer la narratrice, lui offrant une image fausse de ce qu'elle est véritablement. Le roman s'écrit dans la douleur, oscillant entre son deuil refoulé, son désir de Philippe, qui se manifestera lors d'une fête populaire. Anaïs vit d'excès, tant dans ses lectures que dans ses relations avec les protagonistes, qui peuplent son petit univers provisoire. Du roman qu'elle écrit, nous savons peu. Quand Anaïs évoquera cette période exacerbée, le roman, duquel elle se désintéresse, sera édité à Québec. Avant ce retour dans la maison de Janvier, elle aura été jusqu'au bout de ses délires, de ses passions. De ses acceptations. Philippe sera le moteur de ces non-retours culminants quand il lui remettra un colis rempli de ses écrits d'enfant et de jeune femme. Lettres gribouillées, adressées à Janvier. Il y a toujours un élément déclencheur qui nous met au pied du mur, il est impossible de lui échapper. Ce que comprendra Anaïs un soir d'automne. Elle sublimera, lucide et désespérée, des mois de rejet, pensant les avoir camouflés solidement dans son être, alors qu'ils mûrissaient, surgissaient à tout moment, telle une gifle de laquelle elle se serait protégée d'un geste superflu, d'une parole futile. Tout est ainsi dans cette fiction, griffée d'extraits de livres, tailladée d'une écriture instinctive. Saccadée de replis intérieurs que la narratrice compense par de menus travaux domestiques, ne voulant pas perdre de vue la simplicité du temps qui ne reviendra plus, écoutant sans les mettre à profit les mots salvateurs de Lili, comme ceux de rassurer Noëlla, de retourner au Château, son lieu de repères.
Ce roman de Valérie Forgues assaille le lecteur de sa réalité sensible, d'une connivence perçue après que le drame d'Anaïs nous a bouleversée, confiné dans une bulle où hommes et femmes font preuve de ténacité, l'ampleur du quotidien se limitant à l'importance qui lui est donné. Pouvons-nous concevoir ce qui n'existe que dans la fiction ou devons-nous, un jour ou l'autre, suspendre nos autodéfenses pour les renforcer de nos convictions, s'il est possible d'en avoir ? L'écrivaine nous apporte une réponse que nous captons à travers un style incisif, soutenu par un vagabondage extrême entre la passion de vivre et d'aimer, le refus de mourir dans la représentation de soi, de se contempler dans des prismes inexistants.
Janvier tous les jours, Valérie Forgues
Éditions du Septentrion, collection Hamac
Québec, 2007, 155 pages
Critique de livres, romans, nouvelles, récits.
Écrire est un acte d'amour. S'il ne l'est pas, il n'est qu'écriture. Jean Cocteau
lundi 12 juin 2017
lundi 5 juin 2017
Immigrer entre rêve et réalité ***
Vieillir n'est pas si grave quand, sur notre ventre, une pile de livres nous rappelle à notre labeur. Il n'est pas dit que les livres et les manuscrits qu'on révise auront raison de notre amour inconditionnel pour la littérature francophone. Celle-ci ouvre notre esprit sur tous les pays du monde, enchante lecteurs et lectrices qui, de temps à autre, nous font savoir leur contentement de nous lire. On parle du récit d'Alina Dumitrescu, Le cimetière des abeilles.
Avec ce témoignage, l'écrivaine remet en question le problème identitaire, particulier à celui ou celle qui s'exile pour des raisons bien souvent socio-politiques. Est-ce un choix délibéré ? Pas toujours. Comme un couple qui ne sait plus où il en est, une lassitude s'installe malgré sa volonté de vouloir continuer ensemble. Il en est de même pour un pays, nous ne nous séparons pas d'un être ou d'un lieu sans souhaiter que la vie, pour le mieux, continue. Alina Dumitrescu qui, sous le régime totalitaire de Nicolæ Ceausescu, vivait dans sa campagne roumaine avec sa famille protestante, nous incite à user de cette image convenue. Un goût de la France et de la langue française coulait dans ses veines, écrit-elle. Elle ne résistera pas à ce privilège, profitant que son frère se soit exilé avant elle. Bien sûr, il y a la part de rêve qui donne le courage de fuir, même si nous savons que les rêves s'acheminent, au matin, vers le vide. Le désir de s'évader reste le plus fort, tant pis pour la déception envers le pays convoité. Les premières années à Paris ont une odeur de lessive qui s'infiltre au rythme des coquerelles qu'elle écrase la nuit, pour ne pas que son enfant se rende compte de l'aléatoire qui gruge l'enfance et la blesse. Il est loin le bourdonnement des abeilles de la Roumanie, où la narratrice cachait ses trésors interdits dans les ruches. Il est loin aussi le piano à queue, autre refuge discret pour enfouir les trésors de l'adolescence. Chevauchent des souvenirs mortifères : des enfants qui enterrent toutes sortes d'insectes, une poupée et aussi un chien crevé. Révélation d'un futur qui ne sera pas de hasard, ni dénué de réalisme, les démarches administratives de l'émigration s'avérant humiliantes. La narratrice n'épargne aucun méfait au lecteur quand elle se remémore des fonctionnaires alcooliques, lui imposant des formalités absurdes, eux, se targuant d'un pouvoir de pacotille qui leur permet d'exiger un troc sordide, tels les effets personnels de la jeune femme, qui éprouve la sensation impuissante d'être volée, en échange d'un passeport formulé en trois langues.
La langue est le fil conducteur de ce récit troublant, oscillant entre l'imaginaire et la réalité. Il faut s'adapter à un monde inconnu, enrubanné d'un mystère trompeur. Lente distanciation qui dissout la personnalité même de celui ou de celle qui doit se plier aux contraintes d'un pays qui n'est pas encore le sien, remiser loin de soi les attractions du pays de l'enfance et de l'adolescence. On n'émigre pas sans tenir les doigts serrés autour de ce qui se dénoue, soit les années passées à souhaiter autre chose qui nous convient davantage. En lisant ce témoignage, on a souvent eu l'impression d'entrer dans le feutrage de lieux acquis à force de convictions mais aussi d'amertume, pour ne pas dire de déconvenue. La langue maternelle s'efface lentement, surtout quand l'enfant témoigne de son incapacité à suivre les directives d'une mère qui transmet l'écho d'une ascendance désormais fragilisée, ombrée par un présent s'empêtrant dans les vestiges d'un ailleurs devenu inexistant. L'auteure ne manque pas de nous faire part des exigences que nous devons à nos semblables, et à soi-même, quand le pays d'accueil nous reçoit chaleureusement. Un prix fort est toujours à payer quand il s'agit de s'inventer une liberté qui n'appartient qu'à soi, celle des autres ayant un relent de méfiance. Ce qui importe est de rester un laps de temps indéterminé, ce que l'immigrant ignore, dans le nouveau pays, pour acquérir une identité un peu bancale mais honorable.
Témoignage émouvant, sensible, que le récit d'Alina Dumitrescu. Des fresques d'acceptation, de doutes, de révolte, traversent l'écriture, forgeant des plans séquentiels. Soutenus par l'humour et la gravité, ils nous enseignent que l'adoption, d'un pays ou d'un être, n'est jamais tout à fait délibérée. Mais qui devenons-nous si nous devenons quelqu'un d'autre ? Un troisième individu se tournant de temps à autre vers les deux autres, le natif et l'adopté. Qui détient la vérité, le rêve s'étant effrité au long du parcours ? La réponse se trouve peut-être dans les activités accomplies, l'écrivaine vivant depuis vingt-huit ans au Québec.
Le cimetière des abeilles, Alina Dumitrescu
Éditions Triptyque, Montréal, 2016, 190 pages
Avec ce témoignage, l'écrivaine remet en question le problème identitaire, particulier à celui ou celle qui s'exile pour des raisons bien souvent socio-politiques. Est-ce un choix délibéré ? Pas toujours. Comme un couple qui ne sait plus où il en est, une lassitude s'installe malgré sa volonté de vouloir continuer ensemble. Il en est de même pour un pays, nous ne nous séparons pas d'un être ou d'un lieu sans souhaiter que la vie, pour le mieux, continue. Alina Dumitrescu qui, sous le régime totalitaire de Nicolæ Ceausescu, vivait dans sa campagne roumaine avec sa famille protestante, nous incite à user de cette image convenue. Un goût de la France et de la langue française coulait dans ses veines, écrit-elle. Elle ne résistera pas à ce privilège, profitant que son frère se soit exilé avant elle. Bien sûr, il y a la part de rêve qui donne le courage de fuir, même si nous savons que les rêves s'acheminent, au matin, vers le vide. Le désir de s'évader reste le plus fort, tant pis pour la déception envers le pays convoité. Les premières années à Paris ont une odeur de lessive qui s'infiltre au rythme des coquerelles qu'elle écrase la nuit, pour ne pas que son enfant se rende compte de l'aléatoire qui gruge l'enfance et la blesse. Il est loin le bourdonnement des abeilles de la Roumanie, où la narratrice cachait ses trésors interdits dans les ruches. Il est loin aussi le piano à queue, autre refuge discret pour enfouir les trésors de l'adolescence. Chevauchent des souvenirs mortifères : des enfants qui enterrent toutes sortes d'insectes, une poupée et aussi un chien crevé. Révélation d'un futur qui ne sera pas de hasard, ni dénué de réalisme, les démarches administratives de l'émigration s'avérant humiliantes. La narratrice n'épargne aucun méfait au lecteur quand elle se remémore des fonctionnaires alcooliques, lui imposant des formalités absurdes, eux, se targuant d'un pouvoir de pacotille qui leur permet d'exiger un troc sordide, tels les effets personnels de la jeune femme, qui éprouve la sensation impuissante d'être volée, en échange d'un passeport formulé en trois langues.
La langue est le fil conducteur de ce récit troublant, oscillant entre l'imaginaire et la réalité. Il faut s'adapter à un monde inconnu, enrubanné d'un mystère trompeur. Lente distanciation qui dissout la personnalité même de celui ou de celle qui doit se plier aux contraintes d'un pays qui n'est pas encore le sien, remiser loin de soi les attractions du pays de l'enfance et de l'adolescence. On n'émigre pas sans tenir les doigts serrés autour de ce qui se dénoue, soit les années passées à souhaiter autre chose qui nous convient davantage. En lisant ce témoignage, on a souvent eu l'impression d'entrer dans le feutrage de lieux acquis à force de convictions mais aussi d'amertume, pour ne pas dire de déconvenue. La langue maternelle s'efface lentement, surtout quand l'enfant témoigne de son incapacité à suivre les directives d'une mère qui transmet l'écho d'une ascendance désormais fragilisée, ombrée par un présent s'empêtrant dans les vestiges d'un ailleurs devenu inexistant. L'auteure ne manque pas de nous faire part des exigences que nous devons à nos semblables, et à soi-même, quand le pays d'accueil nous reçoit chaleureusement. Un prix fort est toujours à payer quand il s'agit de s'inventer une liberté qui n'appartient qu'à soi, celle des autres ayant un relent de méfiance. Ce qui importe est de rester un laps de temps indéterminé, ce que l'immigrant ignore, dans le nouveau pays, pour acquérir une identité un peu bancale mais honorable.
Témoignage émouvant, sensible, que le récit d'Alina Dumitrescu. Des fresques d'acceptation, de doutes, de révolte, traversent l'écriture, forgeant des plans séquentiels. Soutenus par l'humour et la gravité, ils nous enseignent que l'adoption, d'un pays ou d'un être, n'est jamais tout à fait délibérée. Mais qui devenons-nous si nous devenons quelqu'un d'autre ? Un troisième individu se tournant de temps à autre vers les deux autres, le natif et l'adopté. Qui détient la vérité, le rêve s'étant effrité au long du parcours ? La réponse se trouve peut-être dans les activités accomplies, l'écrivaine vivant depuis vingt-huit ans au Québec.
Le cimetière des abeilles, Alina Dumitrescu
Éditions Triptyque, Montréal, 2016, 190 pages