Si l'été s'est transformé en grisaille pluvieuse, son arrière-saison chaude nous a réjouie de ses journées caniculaires. On aime la moiteur sur la peau, on aime le soleil dans les yeux, le ciel étoilé quand la nuit chavire, nous aveugle de son obscurité. On aime tout ce qui nous rappelle à d'autres firmaments quand la jeunesse gouvernait nos gestes, nos rires, notre insouciance. Durant quelques jours vacanciers, on a lu les nouvelles d'Emmanuel Bouchard, Les faux mouvements.
Avec empressement, on se délecte des textes qui se rapportent au " petit genre ". Rédigés avec une économie de mots qui leur est propre, affublés de non-dits révélant la teneur intimiste de l'histoire. C'est avec reconnaissance qu'on ferme un recueil de nouvelles dont les récits musiqués de murmures, assourdis de silences audibles, nous ont captivée. L'art de la nouvelle se compare à l'art du haïku, que plusieurs s'essaient sans que le résultat en soit toujours heureux.
On s'est penchée sur le dernier recueil d'Emmanuel Bouchard, qui sait de quoi il écrit. Un narrateur, un peu lunaire, fait part au lecteur de ses péripéties survenues dans sa vie quotidienne. Accompagné de son amoureuse, Helena, elle ne tiendra pas la route. Le premier récit, Quai Saint-Michel, nous apprend leur séparation sur la place de l'Étoile, avec en main, un livre qu'ils échangent, Musique d'ailleurs de Leonard Cohen. Courts témoignages qui nous octroient des joies, des deuils. Le jeune narrateur devra apprendre à marcher seul, même si différentes situations font intervenir Helena, devenue souvenance, pour étancher la soif du chemin à parcourir sans sa main secourable. Ils sont tous les deux dans l'atelier de la sœur du narrateur, des sculptures emplissent les étagères, reposent sur la table. Lui regarde Helena admirer les œuvres, une odeur d'argile envahit la pièce. Il se remémore les premiers jours où elle a emménagé chez lui. Sencha. On tourne les pages, on lit des mots éloquents, éparpillés le long des lignes, on en fait part au lecteur, comme dans la nouvelle, Pêche, où Noémie, jeune étudiante, accuse Jean-Louis, homme à tout faire du collège qu'elle fréquente, de l'avoir sexuellement agressée. Le narrateur, professeur, n'ose croire aux propos de Noémie, qui ne sont pas crédibles. On a vu dans cette fiction, une généralité des discours qui se propagent et se dramatisent au fur et à mesure qu'ils sont évoqués par des individus ignorant tout des faits réels, les contournant, les arrangeant à leur manière pour se donner une relative importance, ne pas passer inaperçus au yeux du monde. Il est si réconfortant de porter atteinte à son semblable quand il se distingue du troupeau. L'agrile, un récit touchant lorsque le narrateur s'éternise à pleurer un arbre qu'il a fallu abattre, rongé par des vers nuisibles. Il exaspère Helena qui, à la suite d'une crise peu banale de son amoureux, décidera de vendre la maison qu'ils occupent depuis trois ans. Les Manipulations syntaxiques rendent hommage à la langue française, tellement distordue en nos temps laxistes. Dans le collège où enseigne le narrateur, un professeur a inventé une machine qui propose des pièces de bois pour matérialiser la grammaire. Après quelques vains essais, l'un des rats de bibliothèque se révoltera contre cette invention diabolique, qui déshonore la grammaire et la réduit à des morceaux de bois. Un texte nous a amusée, bien que nous laissant dans le doute. Helena veut suivre un académicien qui sort d'une librairie. Dans l'optique enfantine de savoir ce que vaut un tel énergumène. On s'est interrogée sur la librairie en question, pensant la reconnaître. Mais nous mettant au diapason qu'impose le genre, on s'est tue, on a imaginé le lieu, sans le nommer. Deux mots de trop gâcheraient la pertinence de ce texte, titré Filature. Au centre du recueil, une fable dépeint la nostalgie du narrateur qu'il éprouve en écoutant une chanson du groupe Pink Floyd. Il est assis sur la terrasse, évoque Helena qui s'en est allée sous d'autres ciels, il éclate en sanglots. Soudain, un homme surgit, il a traversé la clôture qu'il aurait fallu consolider depuis longtemps. Il vient du pays où les Hutus ont massacré les Tutsis. Depuis une vingtaine d'années, il s'est exilé au Québec, il n'a pas oublié la tuerie qui a décimé sa famille et sa tendre Belyssia avec qui il devait se marier. Il narre son infortune en buvant une bière, comme s'il voulait faire prendre conscience à son partenaire de l'insignifiance de sa mélancolie. Nobody Home, l'une des plus prégnantes nouvelles du recueil.
On ne peut citer tous les textes qui nous ont enchantée. De très courts relatent une anecdote, l'air de ne pas y toucher, comme l'autorise le talent d'Emmanuel Bouchard. Il effleure du regard, creuse de la plume, s'attarde sur le sujet, réfléchissant à l'influence de tel événement, l'abandonnant peut-être en cours d'écriture, puis le reprenant avec une minutie allant au-delà du simple conte, tel un village que nous situons dans un lieu qui n'existe pas. Le narrateur se démène pour informer le lecteur que le voyage ne se termine jamais, qu'il soit composé de mots, construit de pierre et de terre. C'est ainsi que, sur une note fantaisiste, Saint-Malo-Sarzeau achève le recueil, la présence d'Helena lui donnant une touche de rêverie historique, surgie de la silhouette d'une jeune fille, ressemblant étrangement à la femme qu'est devenue l'amoureuse, celle qui remplit de cailloux son sac à dos...
Nouvelles originales que l'écriture embellit de ses mille et une trouvailles poétiques. L'art du " petit genre " nous a séduite une fois encore, transcendé sous la plume d'un écrivain qu'on ne se lasse pas de découvrir, de déchiffrer au-delà de la facilité apparente que chaque phrase souligne de mots nécessaires, inutilement renflée d'une abondance ennuyeuse. On se fatigue des gens qui parlent trop, on se fatigue de la même manière d'histoires menées par un auteur prolixe, ce qui n'est pas le cas ici. Emmanuel Bouchard écrit des fictions discrètes, sobres, à l'abri de toutes tentacules dévoratrices. On le remercie d'être ainsi dans la vie, celle-ci ne pouvant qu'enrichir son immense talent de conteur, fiction et réalité obombrées d'allusions clairsemées au hasard de rencontres, percluses de faux mouvements...
Les faux mouvements, Emmanuel Bouchard
Éditions Hamac, Québec, 2017, 120 pages
Critique de livres, romans, nouvelles, récits.
Écrire est un acte d'amour. S'il ne l'est pas, il n'est qu'écriture. Jean Cocteau
lundi 27 novembre 2017
lundi 13 novembre 2017
Au pays des haïkus et des cerisiers en fleur ****
On est rentrée d'un court séjour dans une autre province. L'amie qui nous a reçue, belle et généreuse, nous a rappelé que loin de chez soi, la vie charrie des teintes différentes, tout aussi séduisantes. Les habitudes s'estompent, les couchers et levers du corps se moulent à l'imprévu, les journées faisant place à l'insouciance. On remercie notre amie N. de tant de sollicitude. On commente le récit de Danielle Dubé, Ciel de Kyoto.
Voyage étourdissant que celui de cette écrivaine, reconnue pour son talent et son amour de l'écriture. Carnet rédigé lors d'une escapade de trois semaines au Japon avec dix femmes québécoises. Toutes appartenant à la grande famille du livre. Le récit se compose en étapes successives, décrivant au lecteur une civilisation autrefois repliée sur ses traditions six fois millénaires, qui a su, plus qu'un autre État, s'amalgamer rapidement au modernisme. Il n'est pas simple, au vingt et unième siècle, de bannir tout ce qui fait l'esthétisme culturel et folklorique d'un pays dissemblable de ce que le regard contemple journellement. Danielle Dubé et ses compagnes nous emportent dès le premier jour, à Hiroshima, ville martyre, ville ignée par la folie des hommes. C'était le 6 août 1945. Fin d'une guerre mais aussi d'une époque. Le Japon, épuisé, humilié, s'ouvrait au monde. Sur l'île de Miyajima, la narratrice se remémore une légende amoureuse, comme pour alléger le douloureux malaise ressenti à Hiroshima. L'île est sacrée, l'île des dieux. Les voyageuses y passeront une nuit puis feront escale à Kyoto, but intrinsèque de leur voyage. Là s'épanouira le charme du récit, les descriptions poétiques des cerisiers en fleur, des dragons, du bouddha, des jardins zen. L'évocation de la littérature japonaise féminine, tel Le dit du Gengi, attribué au XIe siècle à Murasaki Shikibu, dame de la cour impériale de Kyoto, nous a enchantée. Rivale incontestée de l'écrivaine, elle aussi du XIe siècle, Sei-Shonagon, auteure de l'admirable joyau, Les notes de l'oreiller. Plus proche de notre savoir, l'homme et l'écrivain Yukio Mishima, intransigeant conservateur qui, ne pouvant se dissocier de l'Empire, se suicidera. Hara-kiri, et décapitation exigée. Nous sommes en 1970. Les temps ont changé, l'œuvre minimaliste d'Aki Shimazaki, filigranée, dénoue ses intrigues, vacillant entre le Japon moderne et celui traditionnel, souvenances estompées de personnes âgées...
Nous poursuivons le voyage toujours en compagnie des dix femmes et de leurs guides. Partout, les temples. Les jardins zen, c'est la beauté pure, nous confie Danielle Dubé, le regard rempli de ravissement. La nourriture aussi prend beaucoup d'importance durant ce périple, les commensales sont gourmandes, tant des pierres historiques que de traditions culinaires. Sont aussi nommés des écrivains contemporains, québécois ou francophones, seule l'œuvre compte dans ce monde qui a su reconquérir la paix et la sagesse. Le voyage n'est-il pas littéraire ? Nous abordons les chemins du passé que les dix femmes empruntent pour se fixer sur le présent d'un archipel qui a su défier le mal mais aussi s'en méfier. Un chat rôde la nuit, quand la narratrice se promène près de l'hôtel qu'elle partage avec ses comparses. Chaque anecdote tire son importance de l'étrangeté que nous donnons à un détail inusité. Évocation du Kyoto impérial, déambulation dans le quartier Gion, l'ombre des geishas s'y infiltre, mais n'est-ce pas le poids du silence qui crée cette impression théâtrale, nous ramenant sans cesse à l'histoire tragique des guerres de palais, « de clans et de classes sociales », s'interroge la narratrice, marquant parfois une pause pour ruminer quelque révolte intérieure, prenant la défense des femmes japonaises de l'époque, pas mieux loties que les femmes occidentales. Qu'elles soient l'épouse de l'empereur leur accorde peu de privilèges, elles se taisent, subissent les favorites de leur illustre époux. Civilisation raffinée et cruelle quand il s'agit de rendre justice honorable aux femmes. Ces femmes qui déambulent dans la tête d'une écrivaine contemporaine, leur rôle se limitant à n'être que courtisanes parce que bafouées, se prêtant malgré elles à la soumission exigée par le maître des lieux. On connait ce langage comportemental encore en vigueur dans plusieurs pays orientaux.
Toujours se reflète dans ce voyage aux mille surprises, l'optimisme rarement ébranlé de la narratrice qui n'est autre que Danielle Dubé. Indépendante, il lui arrive de s'écarter de l'influence touristique, de se remémorer, au long des pages, sa mère décédée des mois plus tôt. Cette mère, discrète et lucide, invite sa fille à la découverte du monde, de sa beauté disparate, ayant deviné en l'enfant un esprit rebelle, qui ne se suffira jamais du paysage où se déroulent les années familiales. Il faut déserter le cocon maternel, le tenir au chaud pour contrer la solitude, l'angoisse. Plus tard, il sera toujours secourable de s'y blottir. La mère, évoquée avec une tendresse inimitable, ramène le lecteur au sein du récit, enrichi de la lumineuse mais brève présence du compagnon qui attend le retour d'une Ulysse partie défier le chant d'autres sirènes...
Le voyage se terminera parsemé de magnifiques haïkus, entrecoupant le récit, jalonnant des paysages reliés entre eux comme des ponts, ces ponts existant pour se donner rendez-vous dans une maison de thé. Des dames paisibles préparent cette cérémonie ancestrale, qui n'est pas sans nous rappeler l'univers feutré du roman Shogun, signé James Clavell. Pouvons-nous traverser les rues bordées de cerisiers en fleur sans qu'interfère le visage désespéré de Madame Butterfly, geisha au destin pathétique ? Enfin, direction Nara, première capitale de l'Empire du Japon, nous renseigne l'écrivaine. Visite d'un temple bouddhiste, visite du cimetière local, entretenu comme un jardin. Le visage de la mère fait partie de ce moment méditatif où sa fille la convoque, tel un événement naturel. Il y aura toujours cet étonnement recueilli qui transcende un voyage ordinaire, quand nous nous laissons aller aux plaisirs surprenants de ce pays luxuriant, charriant peu d'affinités avec notre civilisation.
Dans ce livre aux saveurs exotiques — comment dire autrement ? —, on a aimé que Danielle Dubé ne parle d'elle-même que par bribes intenses et reconnaissantes. L'écriture, dense, se prête à la réflexion, jamais ce voyage ne nous a semblé touristique mais porté par une authenticité solaire, bannissant la superficialité de celui ou celle qui regarde sans ne voir grand-chose. L'écrivaine aguerrie observe, nous initie aux mœurs d'un peuple insulaire ne se montrant que masqué, se prêtant peu à la curiosité impudique du chaland de passage. Théâtre nô. Ne faut-il pas tout mériter ? L'art du haïku enrichit la narration, jamais ne la déconcentre de son point de gravité. Danielle Dubé nous apprend beaucoup avec une générosité sans pareille de ce pays paradoxal duquel elle n'est pas tout à fait revenue, nous avoue-t-elle. Mais rassurée de se retrouver, sereine, entre son compagnon et ses chattes. Face au lac sans commencement ni fin. Récit à lire absolument pour se rendre compte qu'un voyage à un bout du monde peut s'avérer une aventure intelligente, hors des sentiers battus, hors des convenances frontalières. Il suffit de se mesurer quelques semaines à la discrétion épique de la mémoire japonaise, à suivre dix femmes qui, chacune à sa manière, rapportent des fragments d'un pays oscillant entre le vertige du monde occidental, celui plus effarant d'une civilisation forte et fragile, comme la splendeur des cerisiers en fleur, éternel point de repère quand leurs pétales se déversent sur les kimonos des femmes, sur les pierres, sous la pluie ou le soleil, pour savourer le plaisir rare d'une magistrale, presque mystique, contemplation.
Une seule réserve. On aurait apprécié un glossaire, regroupant certains vocables japonais, que le lecteur ignore.
Ciel de Kyoto, Danielle Dubé
Lévesque Éditeur
Collection « Carnets d'écrivains », dirigée par Robert Lalonde
Montréal, 2017, 194 pages
Voyage étourdissant que celui de cette écrivaine, reconnue pour son talent et son amour de l'écriture. Carnet rédigé lors d'une escapade de trois semaines au Japon avec dix femmes québécoises. Toutes appartenant à la grande famille du livre. Le récit se compose en étapes successives, décrivant au lecteur une civilisation autrefois repliée sur ses traditions six fois millénaires, qui a su, plus qu'un autre État, s'amalgamer rapidement au modernisme. Il n'est pas simple, au vingt et unième siècle, de bannir tout ce qui fait l'esthétisme culturel et folklorique d'un pays dissemblable de ce que le regard contemple journellement. Danielle Dubé et ses compagnes nous emportent dès le premier jour, à Hiroshima, ville martyre, ville ignée par la folie des hommes. C'était le 6 août 1945. Fin d'une guerre mais aussi d'une époque. Le Japon, épuisé, humilié, s'ouvrait au monde. Sur l'île de Miyajima, la narratrice se remémore une légende amoureuse, comme pour alléger le douloureux malaise ressenti à Hiroshima. L'île est sacrée, l'île des dieux. Les voyageuses y passeront une nuit puis feront escale à Kyoto, but intrinsèque de leur voyage. Là s'épanouira le charme du récit, les descriptions poétiques des cerisiers en fleur, des dragons, du bouddha, des jardins zen. L'évocation de la littérature japonaise féminine, tel Le dit du Gengi, attribué au XIe siècle à Murasaki Shikibu, dame de la cour impériale de Kyoto, nous a enchantée. Rivale incontestée de l'écrivaine, elle aussi du XIe siècle, Sei-Shonagon, auteure de l'admirable joyau, Les notes de l'oreiller. Plus proche de notre savoir, l'homme et l'écrivain Yukio Mishima, intransigeant conservateur qui, ne pouvant se dissocier de l'Empire, se suicidera. Hara-kiri, et décapitation exigée. Nous sommes en 1970. Les temps ont changé, l'œuvre minimaliste d'Aki Shimazaki, filigranée, dénoue ses intrigues, vacillant entre le Japon moderne et celui traditionnel, souvenances estompées de personnes âgées...
Nous poursuivons le voyage toujours en compagnie des dix femmes et de leurs guides. Partout, les temples. Les jardins zen, c'est la beauté pure, nous confie Danielle Dubé, le regard rempli de ravissement. La nourriture aussi prend beaucoup d'importance durant ce périple, les commensales sont gourmandes, tant des pierres historiques que de traditions culinaires. Sont aussi nommés des écrivains contemporains, québécois ou francophones, seule l'œuvre compte dans ce monde qui a su reconquérir la paix et la sagesse. Le voyage n'est-il pas littéraire ? Nous abordons les chemins du passé que les dix femmes empruntent pour se fixer sur le présent d'un archipel qui a su défier le mal mais aussi s'en méfier. Un chat rôde la nuit, quand la narratrice se promène près de l'hôtel qu'elle partage avec ses comparses. Chaque anecdote tire son importance de l'étrangeté que nous donnons à un détail inusité. Évocation du Kyoto impérial, déambulation dans le quartier Gion, l'ombre des geishas s'y infiltre, mais n'est-ce pas le poids du silence qui crée cette impression théâtrale, nous ramenant sans cesse à l'histoire tragique des guerres de palais, « de clans et de classes sociales », s'interroge la narratrice, marquant parfois une pause pour ruminer quelque révolte intérieure, prenant la défense des femmes japonaises de l'époque, pas mieux loties que les femmes occidentales. Qu'elles soient l'épouse de l'empereur leur accorde peu de privilèges, elles se taisent, subissent les favorites de leur illustre époux. Civilisation raffinée et cruelle quand il s'agit de rendre justice honorable aux femmes. Ces femmes qui déambulent dans la tête d'une écrivaine contemporaine, leur rôle se limitant à n'être que courtisanes parce que bafouées, se prêtant malgré elles à la soumission exigée par le maître des lieux. On connait ce langage comportemental encore en vigueur dans plusieurs pays orientaux.
Toujours se reflète dans ce voyage aux mille surprises, l'optimisme rarement ébranlé de la narratrice qui n'est autre que Danielle Dubé. Indépendante, il lui arrive de s'écarter de l'influence touristique, de se remémorer, au long des pages, sa mère décédée des mois plus tôt. Cette mère, discrète et lucide, invite sa fille à la découverte du monde, de sa beauté disparate, ayant deviné en l'enfant un esprit rebelle, qui ne se suffira jamais du paysage où se déroulent les années familiales. Il faut déserter le cocon maternel, le tenir au chaud pour contrer la solitude, l'angoisse. Plus tard, il sera toujours secourable de s'y blottir. La mère, évoquée avec une tendresse inimitable, ramène le lecteur au sein du récit, enrichi de la lumineuse mais brève présence du compagnon qui attend le retour d'une Ulysse partie défier le chant d'autres sirènes...
Le voyage se terminera parsemé de magnifiques haïkus, entrecoupant le récit, jalonnant des paysages reliés entre eux comme des ponts, ces ponts existant pour se donner rendez-vous dans une maison de thé. Des dames paisibles préparent cette cérémonie ancestrale, qui n'est pas sans nous rappeler l'univers feutré du roman Shogun, signé James Clavell. Pouvons-nous traverser les rues bordées de cerisiers en fleur sans qu'interfère le visage désespéré de Madame Butterfly, geisha au destin pathétique ? Enfin, direction Nara, première capitale de l'Empire du Japon, nous renseigne l'écrivaine. Visite d'un temple bouddhiste, visite du cimetière local, entretenu comme un jardin. Le visage de la mère fait partie de ce moment méditatif où sa fille la convoque, tel un événement naturel. Il y aura toujours cet étonnement recueilli qui transcende un voyage ordinaire, quand nous nous laissons aller aux plaisirs surprenants de ce pays luxuriant, charriant peu d'affinités avec notre civilisation.
Dans ce livre aux saveurs exotiques — comment dire autrement ? —, on a aimé que Danielle Dubé ne parle d'elle-même que par bribes intenses et reconnaissantes. L'écriture, dense, se prête à la réflexion, jamais ce voyage ne nous a semblé touristique mais porté par une authenticité solaire, bannissant la superficialité de celui ou celle qui regarde sans ne voir grand-chose. L'écrivaine aguerrie observe, nous initie aux mœurs d'un peuple insulaire ne se montrant que masqué, se prêtant peu à la curiosité impudique du chaland de passage. Théâtre nô. Ne faut-il pas tout mériter ? L'art du haïku enrichit la narration, jamais ne la déconcentre de son point de gravité. Danielle Dubé nous apprend beaucoup avec une générosité sans pareille de ce pays paradoxal duquel elle n'est pas tout à fait revenue, nous avoue-t-elle. Mais rassurée de se retrouver, sereine, entre son compagnon et ses chattes. Face au lac sans commencement ni fin. Récit à lire absolument pour se rendre compte qu'un voyage à un bout du monde peut s'avérer une aventure intelligente, hors des sentiers battus, hors des convenances frontalières. Il suffit de se mesurer quelques semaines à la discrétion épique de la mémoire japonaise, à suivre dix femmes qui, chacune à sa manière, rapportent des fragments d'un pays oscillant entre le vertige du monde occidental, celui plus effarant d'une civilisation forte et fragile, comme la splendeur des cerisiers en fleur, éternel point de repère quand leurs pétales se déversent sur les kimonos des femmes, sur les pierres, sous la pluie ou le soleil, pour savourer le plaisir rare d'une magistrale, presque mystique, contemplation.
Une seule réserve. On aurait apprécié un glossaire, regroupant certains vocables japonais, que le lecteur ignore.
Ciel de Kyoto, Danielle Dubé
Lévesque Éditeur
Collection « Carnets d'écrivains », dirigée par Robert Lalonde
Montréal, 2017, 194 pages