lundi 27 novembre 2017

Gestes et mots qui en valent la peine *** 1/2

Si l'été s'est transformé en grisaille pluvieuse, son arrière-saison chaude nous a réjouie de ses journées caniculaires. On aime la moiteur sur la peau, on aime le soleil dans les yeux, le ciel étoilé quand la nuit chavire, nous aveugle de son obscurité. On aime tout ce qui nous rappelle à d'autres firmaments quand la jeunesse gouvernait nos gestes, nos rires, notre insouciance. Durant quelques jours vacanciers, on a lu les nouvelles d'Emmanuel Bouchard, Les faux mouvements.

Avec empressement, on se délecte des textes qui se rapportent au " petit genre ". Rédigés avec une économie de mots qui leur est propre, affublés de non-dits révélant la teneur intimiste de l'histoire. C'est avec reconnaissance qu'on ferme un recueil de nouvelles dont les récits musiqués de murmures, assourdis de silences audibles, nous ont captivée. L'art de la nouvelle se compare à l'art du haïku, que plusieurs s'essaient sans que le résultat en soit toujours heureux.

On s'est penchée sur le dernier recueil d'Emmanuel Bouchard, qui sait de quoi il écrit. Un narrateur, un peu lunaire, fait part au lecteur de ses péripéties survenues dans sa vie quotidienne. Accompagné de son amoureuse, Helena, elle ne tiendra pas la route. Le premier récit, Quai Saint-Michel, nous apprend leur séparation sur la place de l'Étoile, avec en main, un livre qu'ils échangent, Musique d'ailleurs de Leonard Cohen. Courts témoignages qui nous octroient des joies, des deuils. Le jeune narrateur devra apprendre à marcher seul, même si différentes situations font intervenir Helena, devenue souvenance, pour étancher la soif du chemin à parcourir sans sa main secourable. Ils sont tous les deux dans l'atelier de la sœur du narrateur, des sculptures emplissent les étagères, reposent sur la table. Lui regarde Helena admirer les œuvres, une odeur d'argile envahit la pièce. Il se remémore les premiers jours où elle a emménagé chez lui. Sencha. On tourne les pages, on lit des mots éloquents, éparpillés le long des lignes, on en fait part au lecteur, comme dans la nouvelle, Pêche, où Noémie, jeune étudiante, accuse Jean-Louis, homme à tout faire du collège qu'elle fréquente, de l'avoir sexuellement agressée. Le narrateur, professeur, n'ose croire aux propos de Noémie, qui ne sont pas crédibles. On a vu dans cette fiction, une généralité des discours qui se propagent et se dramatisent au fur et à mesure qu'ils sont évoqués par des individus ignorant tout des faits réels, les contournant, les arrangeant à leur manière pour se donner une relative importance, ne pas passer inaperçus au yeux du monde. Il est si réconfortant de porter atteinte à son semblable quand il se distingue du troupeau. L'agrile, un récit touchant lorsque le narrateur s'éternise à pleurer un arbre qu'il a fallu abattre, rongé par des vers nuisibles. Il exaspère Helena qui, à la suite d'une crise peu banale de son amoureux, décidera de vendre la maison qu'ils occupent depuis trois ans. Les Manipulations syntaxiques rendent hommage à la langue française, tellement distordue en nos temps laxistes. Dans le collège où enseigne le narrateur, un professeur a inventé une machine qui propose des pièces de bois pour matérialiser la grammaire. Après quelques vains essais, l'un des rats de bibliothèque se révoltera contre cette invention diabolique, qui déshonore la grammaire et la réduit à des morceaux de bois. Un texte nous a amusée, bien que nous laissant dans le doute. Helena veut suivre un académicien qui sort d'une librairie. Dans l'optique enfantine de savoir ce que vaut un tel énergumène. On s'est interrogée sur la librairie en question, pensant la reconnaître. Mais nous mettant au diapason qu'impose le genre, on s'est tue, on a imaginé le lieu, sans le nommer. Deux mots de trop gâcheraient la pertinence de ce texte, titré Filature. Au centre du recueil, une fable dépeint la nostalgie du narrateur qu'il éprouve en écoutant une chanson du groupe Pink Floyd. Il est assis sur la terrasse, évoque Helena qui s'en est allée sous d'autres ciels, il éclate en sanglots. Soudain, un homme surgit, il a traversé la clôture qu'il aurait fallu consolider depuis longtemps. Il vient du pays où les Hutus ont massacré les Tutsis. Depuis une vingtaine d'années, il s'est exilé au Québec, il n'a pas oublié la tuerie qui a décimé sa famille et sa tendre Belyssia avec qui il devait se marier. Il narre son infortune en buvant une bière, comme s'il voulait faire prendre conscience à son partenaire de l'insignifiance de sa mélancolie. Nobody Home, l'une des plus prégnantes nouvelles du recueil.

On ne peut citer tous les textes qui nous ont enchantée. De très courts relatent une anecdote, l'air de ne pas y toucher, comme l'autorise le talent d'Emmanuel Bouchard. Il effleure du regard, creuse de la plume, s'attarde sur le sujet, réfléchissant à l'influence de tel événement, l'abandonnant peut-être en cours d'écriture, puis le reprenant avec une minutie allant au-delà du simple conte, tel un village que nous situons dans un lieu qui n'existe pas. Le narrateur se démène pour informer le lecteur que le voyage ne se termine jamais, qu'il soit composé de mots, construit de pierre et de terre. C'est ainsi que, sur une note fantaisiste, Saint-Malo-Sarzeau achève le recueil, la présence d'Helena lui donnant une touche de rêverie historique, surgie de la silhouette d'une jeune fille, ressemblant étrangement à la femme qu'est devenue l'amoureuse, celle qui remplit de cailloux son sac à dos...

Nouvelles originales que l'écriture embellit de ses mille et une trouvailles poétiques. L'art du " petit genre " nous a séduite une fois encore, transcendé sous la plume d'un écrivain qu'on ne se lasse pas de découvrir, de déchiffrer au-delà de la facilité apparente que chaque phrase souligne de mots nécessaires, inutilement renflée d'une abondance ennuyeuse. On se fatigue des gens qui parlent trop, on se fatigue de la même manière d'histoires menées par un auteur prolixe, ce qui n'est pas le cas ici. Emmanuel Bouchard écrit des fictions discrètes, sobres, à l'abri de toutes tentacules dévoratrices. On le remercie d'être ainsi dans la vie, celle-ci ne pouvant qu'enrichir son immense talent de conteur, fiction et réalité obombrées d'allusions clairsemées au hasard de rencontres, percluses de faux mouvements...


Les faux mouvements, Emmanuel Bouchard
Éditions Hamac, Québec, 2017, 120 pages