Malgré le soleil qui essaie de pourchasser les derniers détritus hivernaux, la semaine s'annonce difficile. On ne sait trop pourquoi ce verdict prémonitoire. Comme si une personne nous manquait ou même un objet, qui aurait soudainement disparu de notre décor familier. Ceci pour dénoncer la fragilité de notre soi quand la fatigue, venue on ne sait d'où, nous fait trébucher jusqu'à terre, tel un chevalier déchu de ses titres. On commente le livre de Ringuet, L'héritage et autres contes.
Ces histoires publiées une première fois à Montréal, aux éditions Variétés, en 1946, puis, aux éditions Fides en 1971, sont rééditées à la Bibliothèque Québécoise ( BQ ). De courts récits libellés " contes " mais qui, de nos jours, par la sobriété de leur teneur, leur structure aérée, leur écriture intimiste, se classeraient dans les nouvelles qu'on apprécie tellement quand elles sont rédigées selon les règles qu'impose le " petit genre ".
Neuf histoires relatent des aventures brèves, se déroulant au Québec ou ailleurs dans le monde. Entre les années 1940 et 1950. On y perçoit toutes formes de colonialisme, le monde de cette époque étant sous tutelle d'impérialisme ou d'expansionnisme. Le conte éponyme, L'héritage, narre la venue d'un homme, Albert Langelier, soupçonné d'être le fils naturel de Baptiste Langelier, dans un village québécois, Grand-Pins, aux prises avec les dictats de l'État et de l'Église d'alors. Débardeur au chômage, l'homme s'apprête à recevoir un héritage inattendu : une ferme, et une terre « maigre et se refuse à la culture ordinaire », seul le tabac y croît. Ne connaissant pas grand-chose à l'agriculture, le citadin inexpérimenté renouvelle le matériel désuet dont il a aussi hérité. Une jeune femme, Marie, surnommée La Poune, continue à faire les travaux ménagers, comme si de rien n'était. La canicule s'installe, pas une goutte d'eau ne tombe pour alimenter les plants de tabac. Albert Langelier, l'étranger, tenu responsable de cette sécheresse, choisira de retourner à Montréal, après avoir abattu son chien d'un coup de hache. Marie, « une ombre [ qui ] se détacha d'un groupe de sapins », le regarde aller. Deux contes traitent du thème de l'étranger qui débarque dans un village et perturbe le quotidien de gens habitués à leur morne tranquillité. Sept jours, conte qui emporte le lecteur dans un village aux abords sympathiques, où les gens vivent en harmonie, préoccupés de soucis restreints. Chaque jour de la semaine nous fait mieux connaître la boulangère, l'abbé, le père Saint-Jean, d'autres, autant pittoresques. Chacun y va de ses commentaires, de sa tirade hargneuse, quand s'installe à l'unique hôtel un jeune homme qui intrigue les villageois, délie leur langue et surtout trouble leur conscience, alors que lui se contente de sourire, de saluer, ravivant la coquetterie et mesquinerie des femmes, ranimant les chamailleries des hommes à propos de prochaines élections.
Ce qui surprend dans l'ensemble du recueil, ce sont ces hommes qui ont fui ce qu'ils sont, ce qu'ils possèdent, essayant d'être à la hauteur de situations où eux-mêmes représentent l'étranger tant redouté de ceux et celles qui n'ont jamais franchi de frontières. Qu'il travaille dans une filature, imaginant où le conduirait une voiture de luxe, comme celle du patron, qu'il panique quand il se réveille, rêvant d'une solution mettant fin au sommeil, qu'il soit amoureux de la Vénus de Vélasquez, la recherchant dans une femme moderne, tous ces hommes ont fui les apparences, pensant trouver mieux ailleurs. Étrangers à leur misère mentale et morale, à leur inassouvissement rancunier contre une société inadaptable, croient-ils. Ils ne sont pas le double d'eux-mêmes, mais, impulsés par une insatisfaction atavique, ils partent dans des pays où ils souhaitent se renouveler sous différents aspects. Cependant, le conte qui nous a le plus touchée, parce que véridique, se titre La sentinelle. Un chauffeur dont la voiture tombe en panne au bord de la jungle, recommande à son passager de l'attendre chez le Tonto, le fou, qui garde jalousement la machinerie détériorée, conséquence de l'échec français que fut l'élaboration du canal de Panama, projet abandonné depuis une quarantaine d'années. Les machines pourrissent « [ ensevelies ] sous le linceul vert, éternellement vert. » Ce linceul vert n'est autre que la végétation luxuriante de la forêt tropicale. Le Tonto a toujours cru, entêté dans sa folie, que le grand ingénieur Lesseps reviendrait terminer son immense entreprise. C'est un conte émouvant, angoissant, prouvant une fois encore que l'homme n'a aucun pouvoir sur la nature : elle engloutit tout ce qui se tient à sa portée. On n'est pas étonnée que le passager, repartant avec le chauffeur, ressente une envie de pleurer face à la folie d'un homme, englouti dans sa propre démence. Magnifique symbole de l'être humain explorant ses déboires déchirants.
La plupart des contes comme celui-ci stupéfient par leur modernisme, par la folie indécente qui menace les protagonistes, ces hommes à la recherche de ce qu'ils ne peuvent atteindre en étant eux-mêmes, leur rêve inaccessible les conduisant vers la perte de soi, de l'être qu'il devient, l'enveloppe initiale, telle la nature, reprenant ses droits. Dans leur nouvelle peau, ces hommes sont atteints d'une mégalomanie délirante qui les emporte vers leur propre destruction. Le temps de l'autre ne dure que lorsque le masque, usé, s'effrite, révèle la véritable identité de l'imposteur, significative dans le conte intitulé si justement, L'étranger.
C'est un livre admirable que nous propose Ringuet, auteur du célèbre roman Trente arpents. Friande de ces récits particuliers, on les a découverts avec une joie indéniable. L'écriture descriptive, précise et détaillée, le style épuré, jamais encombré de résidus romanesques, nous ouvre les portes de la nouvelle, telle qu'elle s'écrit aujourd'hui, incisive et concise. Ringuet fut le précurseur, peut-on avancer, de ce genre minimaliste, si difficile à apprivoiser. À mener à son terme persuasif et accompli.
L'héritage et autres contes, Ringuet
Bibliothèque québécoise ( BQ ), Montréal, 2018, 181 pages
Critique de livres, romans, nouvelles, récits.
Écrire est un acte d'amour. S'il ne l'est pas, il n'est qu'écriture. Jean Cocteau
lundi 27 août 2018
lundi 13 août 2018
Un mort vivant à Venise *** 1/2
Temps de canicule et de chaleur. On se laisse aller à l'ambiance estivale, ne désirant pas autre chose que ce répit excessif survenant avant le long hiver. On oublie que le paysage blanc n'est pas la vie mais un endormissement prolongé jusqu'à l'étiolement de soi. On aime le rythme lent de l'été, comme s'il était de bon ton de faire l'éloge de la lenteur. On a lu le troisième roman d'Éléonore Létourneau, Il n'y a pas d'erreur : je suis ici.
Si le titre de cette fiction nous a laissé dubitative, on n'a pas résisté à l'invitation de la quatrième de couverture. On a découvert une écrivaine qu'on ne connaissait pas, dont l'écriture nous a fascinée. Un petit ton désuet, tellement symbolique, convient parfaitement à l'homme, Pierre, qu'elle met en scène. Cinquantenaire, désenchanté, terriblement lucide, analytique. Une année sabbatique le met face à lui-même, à sa vie dissolue, laisse-t-il entendre, sans jamais se montrer d'une manière exhaustive. « À cinquante ans, je vous le dis, il n'y a à peu près rien que je n'aie pas fait ». Le lecteur n'a nul besoin d'encombrements superficiels, l'écrivaine l'entraînant vers l'essentiel de la vie de son personnage. Comme son mariage raté avec Elga, violoncelliste réputée, qu'il va retrouver à Venise où elle réside. N'est-elle pas son inverse en même temps que sa complémentarité ? Une vingtaine d'années ont passé. Dans l'avion qui l'emporte vers cette femme toujours aimée, il se souvient du jeune garçon qu'il a été. De ses parents qui, pour des raisons professionnelles, voyageaient d'un continent à un autre. Peu d'affection pour cet enfant qui, plus tard, défiant son père, ou l'imitant, embrassera sa profession, empruntant une voie détournée. Architecte, le père dessinait des édifices, le fils dessine des objets. L'un d'eux — un banc — le rendra célèbre. Pour quelles raisons va-t-il rejoindre Elga, il ne le sait trop, sinon que ses réminiscences évoquent en lui des « épisodes de gloire », des clichés de sa célébrité qu'Elga n'a jamais partagée. Pas mieux qu'elle n'a été impressionnée par son rang social. Insolites retrouvailles à Venise, ville qu'il a découverte trente ans plus tôt en sa compagnie.
Si l'histoire de cet homme s'avère surprenante, voire inusitée, c'est la description de Venise qui nous a subjuguée. La ville, cosmopolite, ne devient-elle pas personnage, se solidarisant avec les déboires de Pierre, atteint d'une maladie dégénérescente, de laquelle il connaitra le verdict quelques jours après avoir renoué avec Elga. Celle-ci, qui accomplit une sorte de devoir envers lui, ne manifeste aucun sentiment affectif à son égard. Jusqu'à organiser une soirée festive où Pierre ne sera pas invité. Mentionnons qu'il occupe l'appartement jouxtant celui de sa compagne. Jour et nuit, il se promène dans la ville, faisant part au lecteur de son passé grandiose, puis de sa décadence. Son architecture composite ravive son amour des pierres. Dans les rues, sur les places, il se confond à la cité, envahie par des flots de touristes. La vie de Pierre n'a-t-elle pas été semblable ? Distinguée par le succès, et soudainement plus rien. Que son corps qui se dégrade, se dissout jusqu'à la paralysie. Ne dit-il pas qu'il a pris une année sabbatique pour « préparer sa mort » ? Son existence n'ayant été qu'une mascarade, comment ne pas mettre en parallèle les fastes vénitiens au temps de son carnaval, des masques qui dissimulent les visages, les rangent dans l'anonymat ? La maladie de Pierre se révèle la consécration de ses échecs. « Plus un périmètre rétrécit, moins mon regard s'égare. » Ce qui arrivera quand, paralysé, son regard sera limité à un périmètre restreint, celui des murs, du plafond de sa chambre, percevant à peine le bas de son corps. Une seule fois, mais trop tard, Elga et Pierre se remémoreront leurs années de vie commune, qui auraient pu être différentes si la jalousie de Pierre n'avait pas rongé leurs sentiments fragilisés par leur profession publique. Orgueilleux, diminué physiquement, il n'avouera jamais à sa compagne combien il l'a aimée et admirée. Pierre n'a pas d'avenir, qu'un présent qui l'enlise dans l'étouffement et le refus de se contempler intérieurement alors qu'accomplir un mouvement aisé le préoccupe. Venise s'enfonce régulièrement dans le remous de ses eaux instables, oppressée par l'afflux de touristes. On dirait que la ville a déteint son passé grandiose sur ces intrus occasionnels, la moisissure de ses monuments, les remugles de l'eau stagnante, les ayant pélerinés jusqu'au dernier souffle de Pierre.
C'est un récit admirable, loin des modes actuelles, que nous offre Éléonore Létourneau. Ses réflexions, dans tous les sens du terme, son incursion dans les silences, ou le déni d'un homme égaré, englobant les failles dont la ville et l'être humain sont victimes, expriment une réussite d'intelligence méditative, d'observation poétique. On a pensé, durant notre lecture, à Alexandrie, brossée par Lawrence Durrell dans son célèbre Quatuor, ce qui n'est pas vain. Étonnant voyage dans le temps, aussi dans le corps et l'esprit d'un homme qui a dessiné sa vie comme il dessinait les objets. « J'ai tracé une ligne, une droite vers l'infini [ ... ] et qui, tout ce temps, pointait vers le néant. » La mort de Pierre n'est qu'accessoire, se retrouvant seul comme il le fut dès ses quatre ans, lui et Venise s'acheminant vers leur propre destruction. La cité, majestueuse, ralliant de nombreuses villes enfouies sous les flots. Les touristes qui, par leur nombre, la dévastent se souviendront d'elle et de ses trésors, mais qui se souviendra de cet homme qui la parcourait de fond en comble ? De l'artefact qui lui avait apporté une gloire éphémère ? Conscience effilochée de Pierre quand, sur le point d'atteindre l'autre rive, il entrevoit, vue de haut, la lagune tel un joli marécage. Effervescence d'un dernier sursaut de vie qui, après que de flous paysages l'ont étourdi, le fera frissonner. Et mourir.
Il n'y a pas d'erreur : je suis ici, Éléonore Létourneau
XYZ éditeur, collection Quai No 5
Montréal, 2018, 155 pages
Si le titre de cette fiction nous a laissé dubitative, on n'a pas résisté à l'invitation de la quatrième de couverture. On a découvert une écrivaine qu'on ne connaissait pas, dont l'écriture nous a fascinée. Un petit ton désuet, tellement symbolique, convient parfaitement à l'homme, Pierre, qu'elle met en scène. Cinquantenaire, désenchanté, terriblement lucide, analytique. Une année sabbatique le met face à lui-même, à sa vie dissolue, laisse-t-il entendre, sans jamais se montrer d'une manière exhaustive. « À cinquante ans, je vous le dis, il n'y a à peu près rien que je n'aie pas fait ». Le lecteur n'a nul besoin d'encombrements superficiels, l'écrivaine l'entraînant vers l'essentiel de la vie de son personnage. Comme son mariage raté avec Elga, violoncelliste réputée, qu'il va retrouver à Venise où elle réside. N'est-elle pas son inverse en même temps que sa complémentarité ? Une vingtaine d'années ont passé. Dans l'avion qui l'emporte vers cette femme toujours aimée, il se souvient du jeune garçon qu'il a été. De ses parents qui, pour des raisons professionnelles, voyageaient d'un continent à un autre. Peu d'affection pour cet enfant qui, plus tard, défiant son père, ou l'imitant, embrassera sa profession, empruntant une voie détournée. Architecte, le père dessinait des édifices, le fils dessine des objets. L'un d'eux — un banc — le rendra célèbre. Pour quelles raisons va-t-il rejoindre Elga, il ne le sait trop, sinon que ses réminiscences évoquent en lui des « épisodes de gloire », des clichés de sa célébrité qu'Elga n'a jamais partagée. Pas mieux qu'elle n'a été impressionnée par son rang social. Insolites retrouvailles à Venise, ville qu'il a découverte trente ans plus tôt en sa compagnie.
Si l'histoire de cet homme s'avère surprenante, voire inusitée, c'est la description de Venise qui nous a subjuguée. La ville, cosmopolite, ne devient-elle pas personnage, se solidarisant avec les déboires de Pierre, atteint d'une maladie dégénérescente, de laquelle il connaitra le verdict quelques jours après avoir renoué avec Elga. Celle-ci, qui accomplit une sorte de devoir envers lui, ne manifeste aucun sentiment affectif à son égard. Jusqu'à organiser une soirée festive où Pierre ne sera pas invité. Mentionnons qu'il occupe l'appartement jouxtant celui de sa compagne. Jour et nuit, il se promène dans la ville, faisant part au lecteur de son passé grandiose, puis de sa décadence. Son architecture composite ravive son amour des pierres. Dans les rues, sur les places, il se confond à la cité, envahie par des flots de touristes. La vie de Pierre n'a-t-elle pas été semblable ? Distinguée par le succès, et soudainement plus rien. Que son corps qui se dégrade, se dissout jusqu'à la paralysie. Ne dit-il pas qu'il a pris une année sabbatique pour « préparer sa mort » ? Son existence n'ayant été qu'une mascarade, comment ne pas mettre en parallèle les fastes vénitiens au temps de son carnaval, des masques qui dissimulent les visages, les rangent dans l'anonymat ? La maladie de Pierre se révèle la consécration de ses échecs. « Plus un périmètre rétrécit, moins mon regard s'égare. » Ce qui arrivera quand, paralysé, son regard sera limité à un périmètre restreint, celui des murs, du plafond de sa chambre, percevant à peine le bas de son corps. Une seule fois, mais trop tard, Elga et Pierre se remémoreront leurs années de vie commune, qui auraient pu être différentes si la jalousie de Pierre n'avait pas rongé leurs sentiments fragilisés par leur profession publique. Orgueilleux, diminué physiquement, il n'avouera jamais à sa compagne combien il l'a aimée et admirée. Pierre n'a pas d'avenir, qu'un présent qui l'enlise dans l'étouffement et le refus de se contempler intérieurement alors qu'accomplir un mouvement aisé le préoccupe. Venise s'enfonce régulièrement dans le remous de ses eaux instables, oppressée par l'afflux de touristes. On dirait que la ville a déteint son passé grandiose sur ces intrus occasionnels, la moisissure de ses monuments, les remugles de l'eau stagnante, les ayant pélerinés jusqu'au dernier souffle de Pierre.
C'est un récit admirable, loin des modes actuelles, que nous offre Éléonore Létourneau. Ses réflexions, dans tous les sens du terme, son incursion dans les silences, ou le déni d'un homme égaré, englobant les failles dont la ville et l'être humain sont victimes, expriment une réussite d'intelligence méditative, d'observation poétique. On a pensé, durant notre lecture, à Alexandrie, brossée par Lawrence Durrell dans son célèbre Quatuor, ce qui n'est pas vain. Étonnant voyage dans le temps, aussi dans le corps et l'esprit d'un homme qui a dessiné sa vie comme il dessinait les objets. « J'ai tracé une ligne, une droite vers l'infini [ ... ] et qui, tout ce temps, pointait vers le néant. » La mort de Pierre n'est qu'accessoire, se retrouvant seul comme il le fut dès ses quatre ans, lui et Venise s'acheminant vers leur propre destruction. La cité, majestueuse, ralliant de nombreuses villes enfouies sous les flots. Les touristes qui, par leur nombre, la dévastent se souviendront d'elle et de ses trésors, mais qui se souviendra de cet homme qui la parcourait de fond en comble ? De l'artefact qui lui avait apporté une gloire éphémère ? Conscience effilochée de Pierre quand, sur le point d'atteindre l'autre rive, il entrevoit, vue de haut, la lagune tel un joli marécage. Effervescence d'un dernier sursaut de vie qui, après que de flous paysages l'ont étourdi, le fera frissonner. Et mourir.
Il n'y a pas d'erreur : je suis ici, Éléonore Létourneau
XYZ éditeur, collection Quai No 5
Montréal, 2018, 155 pages
lundi 6 août 2018
Des cris, des jouissances, des exacerbations *** 1/2
Aphorisme. Quand nous aimons une personne, c'est soi que nous aimons avant tout. La preuve en est que nous voulons changer certains points qui nous déplaisent en cette personne, désirant faire d'elle une copie conforme de ce que nous sommes. Bien souvent, avec raison, ce souhait ridicule finit mal. On a lu le roman d'Anne Peyrouse, Tu ne tueras point.
Cinquième commandement transmis par Dieu à Moïse, sur le mont Sinaï, on a été intriguée par ce titre dénonçant les dérives de Clara, la narratrice, qui confie au lecteur les malheurs qu'elle et son jeune frère, Maxime, ont subi durant leur enfance et adolescence pitoyables. Une mère violente, un père inconnu, comme il se doit. Pour rendre plus pathétique encore ce volet sombre de la jeunesse des deux protagonistes, l'écrivaine emploie un registre d'écriture rarement atteint dans le flot de nos dernières lectures. À coups de cris, de hurlements, à coups de poing qu'il est facile d'imaginer, Clara déverse sa hargne contre cette mère abusive qui l'a humiliée, elle et son frère, considérant ses enfants comme les pires déchets de sa vie de femme frustrée. Lecture si redoutable que l'écho sinistre de la colère de Clara nous parvient à travers les phrases. Tout le livre s'achemine ainsi, le refus de n'être rien, et pour réduire à néant cette infortune, il faudra accomplir l'acte suprême, soit s'exterminer soi-même.
Le roman se divise en trois actes dramatiques. Le premier présente une jeune femme mariée, un mari aimant, deux enfants qu'elle protège comme une louve. Pourtant, en son intérieur dévoré par une souffrance innommable, Clara, car c'est bien elle, vit dans un monde rétréci, immergée de souffrances antérieures. Ne dit-elle pas que « la mémoire est comme un aiguisoir à entailles profondes » ? Et ce sont bien des souvenirs outrageants qui dirigent Clara vers des chemins fracassés d'instants assassins. On ne comprend pas tout de la démarche désespérée de Clara, le lecteur devant se laisser aller et compasser. Clara se sent « comme un cratère qui ne parvient pas à expulser sa révolte », douleur inaccessible au lecteur qui lit cette histoire, confortablement installé dans une existence pacifique. Dans ce décor coulissé partout de drames, peu à peu, nous faisons connaissance avec les amants et amantes de passage. Le sexe, faim inassouvie, ne rassasie pas les fringales de Clara, ces hommes et ces femmes qu'elle associe, inconsciemment ou non, à un acte qu'elle a commis le jour de ses dix-huit ans. Responsable de ses décisions, son âge signant une précoce majorité. Le jeune frère, Maxime, déficient mental, la suit dans ce démentiel parcours, autrefois la mère ayant voulu le faire enfermer dans un hôpital psychiatrique, Clara s'était farouchement opposée à son désir macabre. S'il doit cette précaire liberté à sa sœur, il s'enfonce dans la terre et la boue, refuges nourrissant ses délires tonitruants que seule Clara parvient à maîtriser. « Maxime cherche encore à travers son regard une galerie souterraine où il s'enfouirait heureux, calmé ». Ce deuxième acte se révèle horrifique, cependant moins éparpillé, les amours de Clara estompant par à-coups la souffrance qui la ravage, aiguisant sa peur viscérale d'avoir tué ses deux jeunes enfants. Il y a « l'amant feu » qu'elle préserve du malheur, celui-ci désirant mourir, incitant Clara à accomplir un geste fatal qu'elle réprouve et refuse. Ne lui offre-t-il pas une arme blanche qui faciliterait son horrible geste ? Une signature de sang qui la mine depuis la mort de la marâtre, sous le regard complice et réjoui du jeune frère. L'enfance et l'adolescence, deux cycles complémentaires où le jeu et la maturité s'intègrent l'un en l'autre. Si le cycle est inexistant ou interrompu par la violence, plus tard s'y inscrivent les blessures sur la chair déchirée, « souvenirs destructeurs avec lesquels Clara et Maxime devront vivre ». Le troisième acte met commencement et fin à la tragédie. Le passé de la mère surgit, incompréhensible, mais il fallait une explication plausible à tant de cruauté mentale. « Dans le cœur maternel il n'y a que des trous, des crevasses, des fissures vides ou vidées ». Jugement insoutenable qui déterminera la décision irrévocable de Clara. Les humains dégénérés, comme les bêtes, doivent subir la peine de mort. Séquence atteignant son paroxysme, préméditée par la jeune fille. Le crime parfait est commis, ouvert à tous les remords, s'il est possible de les faire taire, une fois réveillés.
Des détails symbolisent le comportement des deux adolescents, pendant que Clara se remémore. Le téléphone ne cesse de sonner, les messages aboutissent sur le répondeur, tel le refus de se confier à quiconque. Une hermine, sortie de son terrier, accompagne le périple insensé de Clara et Maxime jusqu'à l'aboutissement fatal. On ne sait trop si la bête existe ou si sa fourrure soyeuse est un rêve compensatoire à tant d'abjection. Le drame shakespearien, il ne peut y avoir pire issue représentée sur une scène, se termine sur le retour hypothétique de Maxime, fidèle à un « pacte de fidélité. D'éternité. » Comment pourrait-il en être autrement, les coups meurtriers et le sang de la marâtre les ayant unis à jamais ?
Récit où seuls les mots comptent, déversant des sentiments excessifs, perdus d'avance. On aimerait qu'ils se taisent mais, soutenus par une écriture saccadée, hachurée, phrases courtes et fluides, les cris demeurent les plus intenses dans ce trio dévoré par la haine, aussi par l'amour. Plus tard, une silencieuse entente s'opère entre Clara et Maxime, ce dernier étant parti de train en train. Entente désarticulée par le récit de l'écrivaine, Anne Peyrouse, renouant une alliance avec les hurlements retenus de l'époque où Clara a entrepris une vaine pacification avec la mère. L'échec filial de la petite fille n'a pu que nourrir son dessein, celui-ci prenant corps meurtri et âme pervertie dans les constants rabrouements de la marâtre, assujettie à sa propre folie.
Tu ne tueras point, Anne Peyrouse
Les éditions du Septentrion, collection Hamac
Québec, 2018, 170 pages
Cinquième commandement transmis par Dieu à Moïse, sur le mont Sinaï, on a été intriguée par ce titre dénonçant les dérives de Clara, la narratrice, qui confie au lecteur les malheurs qu'elle et son jeune frère, Maxime, ont subi durant leur enfance et adolescence pitoyables. Une mère violente, un père inconnu, comme il se doit. Pour rendre plus pathétique encore ce volet sombre de la jeunesse des deux protagonistes, l'écrivaine emploie un registre d'écriture rarement atteint dans le flot de nos dernières lectures. À coups de cris, de hurlements, à coups de poing qu'il est facile d'imaginer, Clara déverse sa hargne contre cette mère abusive qui l'a humiliée, elle et son frère, considérant ses enfants comme les pires déchets de sa vie de femme frustrée. Lecture si redoutable que l'écho sinistre de la colère de Clara nous parvient à travers les phrases. Tout le livre s'achemine ainsi, le refus de n'être rien, et pour réduire à néant cette infortune, il faudra accomplir l'acte suprême, soit s'exterminer soi-même.
Le roman se divise en trois actes dramatiques. Le premier présente une jeune femme mariée, un mari aimant, deux enfants qu'elle protège comme une louve. Pourtant, en son intérieur dévoré par une souffrance innommable, Clara, car c'est bien elle, vit dans un monde rétréci, immergée de souffrances antérieures. Ne dit-elle pas que « la mémoire est comme un aiguisoir à entailles profondes » ? Et ce sont bien des souvenirs outrageants qui dirigent Clara vers des chemins fracassés d'instants assassins. On ne comprend pas tout de la démarche désespérée de Clara, le lecteur devant se laisser aller et compasser. Clara se sent « comme un cratère qui ne parvient pas à expulser sa révolte », douleur inaccessible au lecteur qui lit cette histoire, confortablement installé dans une existence pacifique. Dans ce décor coulissé partout de drames, peu à peu, nous faisons connaissance avec les amants et amantes de passage. Le sexe, faim inassouvie, ne rassasie pas les fringales de Clara, ces hommes et ces femmes qu'elle associe, inconsciemment ou non, à un acte qu'elle a commis le jour de ses dix-huit ans. Responsable de ses décisions, son âge signant une précoce majorité. Le jeune frère, Maxime, déficient mental, la suit dans ce démentiel parcours, autrefois la mère ayant voulu le faire enfermer dans un hôpital psychiatrique, Clara s'était farouchement opposée à son désir macabre. S'il doit cette précaire liberté à sa sœur, il s'enfonce dans la terre et la boue, refuges nourrissant ses délires tonitruants que seule Clara parvient à maîtriser. « Maxime cherche encore à travers son regard une galerie souterraine où il s'enfouirait heureux, calmé ». Ce deuxième acte se révèle horrifique, cependant moins éparpillé, les amours de Clara estompant par à-coups la souffrance qui la ravage, aiguisant sa peur viscérale d'avoir tué ses deux jeunes enfants. Il y a « l'amant feu » qu'elle préserve du malheur, celui-ci désirant mourir, incitant Clara à accomplir un geste fatal qu'elle réprouve et refuse. Ne lui offre-t-il pas une arme blanche qui faciliterait son horrible geste ? Une signature de sang qui la mine depuis la mort de la marâtre, sous le regard complice et réjoui du jeune frère. L'enfance et l'adolescence, deux cycles complémentaires où le jeu et la maturité s'intègrent l'un en l'autre. Si le cycle est inexistant ou interrompu par la violence, plus tard s'y inscrivent les blessures sur la chair déchirée, « souvenirs destructeurs avec lesquels Clara et Maxime devront vivre ». Le troisième acte met commencement et fin à la tragédie. Le passé de la mère surgit, incompréhensible, mais il fallait une explication plausible à tant de cruauté mentale. « Dans le cœur maternel il n'y a que des trous, des crevasses, des fissures vides ou vidées ». Jugement insoutenable qui déterminera la décision irrévocable de Clara. Les humains dégénérés, comme les bêtes, doivent subir la peine de mort. Séquence atteignant son paroxysme, préméditée par la jeune fille. Le crime parfait est commis, ouvert à tous les remords, s'il est possible de les faire taire, une fois réveillés.
Des détails symbolisent le comportement des deux adolescents, pendant que Clara se remémore. Le téléphone ne cesse de sonner, les messages aboutissent sur le répondeur, tel le refus de se confier à quiconque. Une hermine, sortie de son terrier, accompagne le périple insensé de Clara et Maxime jusqu'à l'aboutissement fatal. On ne sait trop si la bête existe ou si sa fourrure soyeuse est un rêve compensatoire à tant d'abjection. Le drame shakespearien, il ne peut y avoir pire issue représentée sur une scène, se termine sur le retour hypothétique de Maxime, fidèle à un « pacte de fidélité. D'éternité. » Comment pourrait-il en être autrement, les coups meurtriers et le sang de la marâtre les ayant unis à jamais ?
Récit où seuls les mots comptent, déversant des sentiments excessifs, perdus d'avance. On aimerait qu'ils se taisent mais, soutenus par une écriture saccadée, hachurée, phrases courtes et fluides, les cris demeurent les plus intenses dans ce trio dévoré par la haine, aussi par l'amour. Plus tard, une silencieuse entente s'opère entre Clara et Maxime, ce dernier étant parti de train en train. Entente désarticulée par le récit de l'écrivaine, Anne Peyrouse, renouant une alliance avec les hurlements retenus de l'époque où Clara a entrepris une vaine pacification avec la mère. L'échec filial de la petite fille n'a pu que nourrir son dessein, celui-ci prenant corps meurtri et âme pervertie dans les constants rabrouements de la marâtre, assujettie à sa propre folie.
Tu ne tueras point, Anne Peyrouse
Les éditions du Septentrion, collection Hamac
Québec, 2018, 170 pages