lundi 17 décembre 2018

Haut et bas les cœurs ! *** 1/2

Les mots, ces petits vocables remplis de pouvoir néfaste ou conciliateur. Chacun les utilise à sa manière, pour faire ou défaire son propre monde. Il nous est arrivé de poser la question, à savoir si les mots avaient quelque importance dans une conversation qu'on menait avec franchise. La réponse fut mensongère, on a su depuis, pour l'avoir éprouvé, que les mots n'étaient que matamores, à l'image de la personne qui les prononçait. On commente le recueil de nouvelles de Mireille Gagné, Le syndrome de takotsubo. 

Ce sont d'étranges fictions aux titres quelque peu intrigants, abrégées d'un sous-titre qui semble éclairer une histoire brève, intimiste, comme doit l'imposer le genre. Dix-sept nouvelles qui mettent en vedette le cœur humain et ses aléas. Parfois, il est sur le point d'éclater, ou bien, moins fougueux, il se repose. Ses battements servent de baromètre à qui subit les avatars que concocte notre existence, nous rendent vulnérables, faillibles ou plus forts. Petite musique qui devrait nous faire sourire à mesure que nous grandissons. On généralise le rôle éprouvant du cœur, celui-ci se fatigant à énumérer les états d'âme des protagonistes qui peuplent le recueil. Un étrange syndrome l'afflige, bien heureusement explicité par la nouvellière. Un éclatement de l'organe qui permet de circuler dans et hors de sentiers battus.

Témoignant de l'état harassé des personnages, la première nouvelle nous apprend que le pire reste à venir quand un couple japonais émigre sur un continent totalement inconnu. C'était il y a longtemps, mais peu de changements sont survenus face à l'étranger qui essaie de se faire une place non au soleil mais dans l'ombre des natifs du pays d'accueil. Ces émigrants ont beau user de discrétion, de patience, taire la douleur, rien n'y fait, il faut toujours prouver. Ne reste qu'une honteuse blessure qui s'avère l'échec cuisant de l'aventure. Des forces antinomiques se manifestent, elles ordonnent de retourner au pays natal. Le cœur peut être aussi un miroir, celui des yeux d'un bourreau envers une  femme qui, par jalousie, a tué son mari. Elle est condamnée à être pendue. Un texte qui reviendra ranimer les arcanes fragiles du cœur, à deux ou trois reprises, tel un refus à disparaitre. La narratrice, d'une lucidité implacable, dépeindra sa condition de criminelle, sans aucun remords. Une autre fiction relate au lecteur comment nous pouvons perdre nos acquis quand notre prénom se heurte à un organisme social ou politique, nous défaisant de notre pouvoir identitaire. Combattre les péripéties qui font et défont ce que nous sommes. Le pouvoir public fait partie du pire qui accable un individu quand il est victime d'une crise cardiaque dans une limousine. La jeune femme qui l'accompagne n'a plus qu'à se réfugier dans son « petit appartement délabré », donnant presque la parole à un enfant victime lui aussi de l'atrophie de son prénom. Boucle étonnante que ce texte conduisant le lecteur vers un cœur brisé. Une femme quitte son mari à l'aube pour aller travailler. Le soir, elle lui téléphone qu'elle sortira avec ses amies, ce qui le désespère, sachant très bien qu'elle ment. Elle a besoin d'un homme autre que lui. Seul le corps se donne et se prend. Pendant cette nuit hostile, le cœur de l'homme a cessé de battre. Conclusion surprenante qui révèle la qualité de ces récits, l'écriture servant d'exutoire à des êtres fictifs que la vie nous fait rencontrer, essaimés par de curieux hasards.

Tout le livre est ainsi. Bondé de cœurs épuisés. Bardé de cœurs défaillants. De corps qui se démènent comme ils peuvent. Il y a aussi des cris qui s'ajustent à des situations desquelles une femme ou un homme n'est pas toujours responsable. Dans le récit, Le cri n'est pas une parole hermétique, la narratrice se souvient de son angoisse mêlée à la fierté, quand son père, un an avant de mourir, l'a initiée à la chasse. Père de peu de mots mais de gestes conséquents. Elle devait tuer les oies au moment de leur migration. Son incapacité à les achever si elles n'étaient que blessées par son tir maladroit. Aujourd'hui, à l'agonie, le père refuse à s'en aller. Il faudra les paroles apaisantes de la mère pour que le cœur cesse de battre. Nouvelle émouvante, prépondérant l'amour filial, comme souvent cela se produit entre un père et sa fille. Tout est relatif, ramène le lecteur à une réalité qui mine une langue quand, dans un pays non affirmé, elle devient minoritaire. À sa manière, le narrateur, qui enseigne le français à des adolescents, le défend à travers un sentiment passionnel qu'il éprouve pour une de ses étudiantes. Il sera radié du corps enseignant, devra se convertir à une profession inadéquate, lui, qui a connu la mort de près. Mort symbolique, mort du cœur sous la peau. Il y a des alertes qui ne trompent pas, des blessures qui ne cicatrisent pas, des gémissements, des cris. Des murmures qui font de ces textes une panoplie d'identités flouées, nous rappelant que nos sentiments naissent à partir d'une appellation intimiste, personnifiée et non généralisée dans un monde qui se prête à toutes les manigances. Ceux et celles qui échappent à cette condition, s'égarent loin des conventions, ne sont plus que des errants, cédant aux cauchemars, à la mort, parce qu'il « existe des endroits pour mourir ». Un temple japonais, par exemple. Autre marginal, cet homme qui ne parvient plus à remplir la feuille blanche, frustré au point de suivre une femme rencontrée dans une librairie, rêvant d'écrire sur sa peau, qu'il juge parfaite. Ambigüité excessive des protagonistes même s'ils passent et repassent, se confondent aux ombres des arbres, n'ont l'air que de simples quidams innocents. L'acte de survivre l'emporte sur le fait de vivre, comme si l'existence s'avérait un constant naufrage qu'il faut atténuer de quelque originalité pour éviter de se noyer. De mourir.

C'est un recueil déstabilisant, intelligent jusque dans les titres. Favorablement hermétique. Combien attachant et subtil quand des circonstances non atténuantes transforment les individus en des cœurs qui ne demandent qu'à battre, orchestrant le temps — le moment — qui leur est alloué. Cela peut durer des décennies ces battements machinaux, jusqu'au délabrement du muscle coronarien qui ne peut rien contre les effets poétiques de récits écrits de main de maitre par une écrivaine qui a saisi l'art minimaliste de la nouvelle.


Le syndrome de takotsubo, Mireille Gagné
Les Éditions Sémaphore, Montréal, 2018, 120 pages


lundi 3 décembre 2018

Une femme, des hommes et des bêtes *** 1/2

Il nous a demandé quels modèles façonnaient nos introductions. Pas besoin de chercher midi à quatorze heures, le monde s'agitant violemment autour de nous, il n'est pas nécessaire d'arpenter le sol accidenté de la Terre pour se convaincre du bien et du mal qui se dégagent de chacun d'entre nous, et de soi-même. Rien ni personne en particulier ne nous inspire, on prend exemple sur ce qui forge l'être humain. On commente l'essai de Claire Varin, Animalis.

Si le genre entre peu dans nos habituelles chroniques, on a fait exception pour cet essai mettant en vedette non des humains mais des animaux. Il est rare, à notre connaissance, qu'une écrivaine leur réserve une place de choix où chacun devrait s'instruire. Si nous pensons tout savoir de nos amies les bêtes, Claire Varin s'empresse de nous dissuader, faisant preuve d'une compassion pénétrante pour les défendre. D'entrée de jeu, elle prend la main du lecteur, en fait son complice. Tel un préambule, elle nous ouvre sa maison qu'elle partage avec le « père nourricier » de leurs animaux. C'est dit avec une tendresse ironique, l'homme en question, l'accompagnant de temps à autre dans ses voyages animaliers. Puis, la narratrice nous fait part de son amour inconditionnel pour les animaux depuis son jeune âge. Révélation qui ne pouvait qu'aboutir à un livre. Quête résultant de ses déplacements passionnés mais réalistes auprès d'animaux qui lui tiennent à cœur, il lui faut tester l'humain envers ses amis à quatre et deux pattes. Comportement parfois peu louable quand l'animal devient objet, délaissant son titre de sujet. L'essayiste ne ménage personne, surtout pas le lecteur à qui elle relate les maltraitances que subissent les bêtes, domestiques ou sauvages. Elle souhaite que la nature se venge, ayant si facilement « mal aux animaux, aux enfants, aux arbres, à tout ce qui appelle une protection dans la sombre société des hommes [ ... ] » N'aimant pas tourner en rond, elle a posé sa candidature au programme de Spoken Word du Banf Centre, institution internationale vouée aux arts et à la créativité, au cœur des Rocheuses. Ayant été acceptée, elle s'envolera vers les montagnes inscrites au patrimoine de l'UNESCO et vers les bêtes en liberté.

Avec beaucoup de lucidité et douée d'un grand sens de l'observation, Claire Varin, escortée de guides professionnels qui consacrent leur temps, et leur probité, au règne animal, elle dépeindra les loups hors et dans leurs refuges, nous assurant que cet animal timide est pourchassé, telles des bêtes nuisibles. Il est donc peu probable d'en croiser un dans une forêt. Toute raison aussi stupide soit-elle s'avère une occasion de les tuer. Cela se produit malheureusement dans tous les pays européens et américains. Ici, en Alberta. Il fut un temps où fermiers et propriétaires terriens jouissaient de dix mois pour s'en donner à cœur peu scrupuleux. Dans les parcs nationaux, ils sont protégés au même titre que la flore locale. Il y a aussi les autres, ceux destinés à la boucherie, l'accablant pillage des braconniers qui, en 2012, en Afrique, ont décimé vingt-deux mille éléphants. Le Québec n'est pas épargné quand nous apprenons que vingt-cinq mille animaux sont abandonnés chaque année. Aucune issue à proposer, sinon l'euthanasie. Autre abattoir... Heureusement, nous apaisent les moments à marcher le long d'une rivière. Le confort des animaux domestiques soulage la narratrice de tant de misère à leur égard. Misère aussi personnelle quand la mère meurt et que se profile la vente de la maison familiale, discrétion pudique de la narratrice qui narre sans se lamenter ouvertement. On a apprécié ces événements relatés sans démonstration excessive. La mort des deux chattes, le chagrin incommensurable partagé avec l'homme de sa vie, « ours bouddhiste » qui fait son possible pour alléger la sensibilité à fleur de peau de sa compagne. Les réminiscences, faisant revivre chats et mère, s'entrecroisent sans jamais se dissocier du bestiaire, comme pour souffler un peu, raccommoder le fil du temps et celui, plus précaire, de la mémoire. D'où le jaillissement subit de la narratrice vers le soleil, pour se « réchauffer les entrailles ». Où qu'elle se trouve, elle ne perd jamais de vue le comportement des humains. Ici, les touristes qui se montrent un peu infantiles face aux exhibitions attrayantes de dauphins. Elle nous avise d'une triste réalité : l'exploitation des mammifères aquatiques, amusant le quidam.

La curiosité, souvent, tient lieu d'ouverture d'esprit, d'un désir instinctif d'aller au-delà de ce dont nous sommes capables. Claire Varin sera attirée par les parcs animaliers, les zoos, là où sont retraités des lions, des gorilles, des éléphants, toujours sous la vigilance d'un guide pragmatique. La visite du zoo de Granby est particulièrement riche en émotions quand la promeneuse disserte sur la variété des animaux occupant un espace qui leur est aménagé. Des miracles opèrent quand elle obtiendra la permission de visiter le refuge Pageau, créé dans les années 1980 par Michel Pageau et son épouse. Elle dépeint avec une immense bonté les bêtes qui s'agitent autour d'elle, cobayes rescapés de laboratoires, faisant à nouveau confiance en la gente humaine. Arche de Noé où s'ébattent les oiseaux, s'expriment les ours, se meuvent les louves et la meute, ces dernières particulièrement admirées par la visiteuse. Même constat quand on la retrouvera au parc national de la Mauricie. Les loups ayant été, depuis la nuit des temps, considérés comme de dangereux prédateurs qui ont alimenté bien de fausses idées à leur sujet, confirme l'auteure.

Retour au Banf Centre quitté un an plus tôt. L'écrivaine entraine le lecteur dans une église où se déroule une cérémonie de bénédiction des animaux. Nous ne manquerons pas de la suivre, les détails savoureux dont elle nous gratifie piquant notre ignorance. Son guide, Peter, l'invite à une manifestation pour la protection des parcs nationaux. Elle y croisera des personnes qui l'aideront à rencontrer des grizzlis. Dernière étape de ce fabuleux périple, celui-ci exposant l'endroit et l'envers de sa lumière et de ses ombres. Le charme grinçant de ce livre nous a séduite, nous intéressant, de loin ou de près, au monde enchanté des animaux, au monde discutable des humains. Certains les secourent, les respectent, d'autres les maltraitent, les tortures, les tuent. Qu'inspire au juste l'univers animal, insufflant naturellement des comportements complexes ?

Essai simple d'accès, l'écriture fluide, la réflexive pensée, ne rebutant à aucun moment le lecteur à voir plus loin, se baladant d'un chapitre à l'autre sans aucune contrainte. Le récit est pétri d'un allocentrisme éclairant, d'un savoir impressionnant sur le règne de tous ces amis à plumes et à poils. Amour inlassable des animaux de la part de Claire Varin, sans ne jamais tomber dans un douteux anthropomorphisme mais s'étonnant que des humains cultivés, qui les étudient, doutent de leur sensibilité émotive. On dirait que plus proche adhère le sujet, plus dérangeant il se pose. La fin du livre tire sa conclusion sur une question déroutante mais tellement véridique, nous faisant prendre conscience de notre état de prédateur toxique. Les animaux étant nos amis, les mange-t-on ? Interrogation se projetant vers l'avenir animal et sur nous-mêmes.


Animalis, Claire Varin
Leméac Éditeur, Montréal, 2018, 117 pages