Malgré le soleil qui essaie de pourchasser les derniers détritus hivernaux, la semaine s'annonce difficile. On ne sait trop pourquoi ce verdict prémonitoire. Comme si une personne nous manquait ou même un objet, qui aurait soudainement disparu de notre décor familier. Ceci pour dénoncer la fragilité de notre soi quand la fatigue, venue on ne sait d'où, nous fait trébucher jusqu'à terre, tel un chevalier déchu de ses titres. On commente le livre de Ringuet, L'héritage et autres contes.
Ces histoires publiées une première fois à Montréal, aux éditions Variétés, en 1946, puis, aux éditions Fides en 1971, sont rééditées à la Bibliothèque Québécoise ( BQ ). De courts récits libellés " contes " mais qui, de nos jours, par la sobriété de leur teneur, leur structure aérée, leur écriture intimiste, se classeraient dans les nouvelles qu'on apprécie tellement quand elles sont rédigées selon les règles qu'impose le " petit genre ".
Neuf histoires relatent des aventures brèves, se déroulant au Québec ou ailleurs dans le monde. Entre les années 1940 et 1950. On y perçoit toutes formes de colonialisme, le monde de cette époque étant sous tutelle d'impérialisme ou d'expansionnisme. Le conte éponyme, L'héritage, narre la venue d'un homme, Albert Langelier, soupçonné d'être le fils naturel de Baptiste Langelier, dans un village québécois, Grand-Pins, aux prises avec les dictats de l'État et de l'Église d'alors. Débardeur au chômage, l'homme s'apprête à recevoir un héritage inattendu : une ferme, et une terre « maigre et se refuse à la culture ordinaire », seul le tabac y croît. Ne connaissant pas grand-chose à l'agriculture, le citadin inexpérimenté renouvelle le matériel désuet dont il a aussi hérité. Une jeune femme, Marie, surnommée La Poune, continue à faire les travaux ménagers, comme si de rien n'était. La canicule s'installe, pas une goutte d'eau ne tombe pour alimenter les plants de tabac. Albert Langelier, l'étranger, tenu responsable de cette sécheresse, choisira de retourner à Montréal, après avoir abattu son chien d'un coup de hache. Marie, « une ombre [ qui ] se détacha d'un groupe de sapins », le regarde aller. Deux contes traitent du thème de l'étranger qui débarque dans un village et perturbe le quotidien de gens habitués à leur morne tranquillité. Sept jours, conte qui emporte le lecteur dans un village aux abords sympathiques, où les gens vivent en harmonie, préoccupés de soucis restreints. Chaque jour de la semaine nous fait mieux connaître la boulangère, l'abbé, le père Saint-Jean, d'autres, autant pittoresques. Chacun y va de ses commentaires, de sa tirade hargneuse, quand s'installe à l'unique hôtel un jeune homme qui intrigue les villageois, délie leur langue et surtout trouble leur conscience, alors que lui se contente de sourire, de saluer, ravivant la coquetterie et mesquinerie des femmes, ranimant les chamailleries des hommes à propos de prochaines élections.
Ce qui surprend dans l'ensemble du recueil, ce sont ces hommes qui ont fui ce qu'ils sont, ce qu'ils possèdent, essayant d'être à la hauteur de situations où eux-mêmes représentent l'étranger tant redouté de ceux et celles qui n'ont jamais franchi de frontières. Qu'il travaille dans une filature, imaginant où le conduirait une voiture de luxe, comme celle du patron, qu'il panique quand il se réveille, rêvant d'une solution mettant fin au sommeil, qu'il soit amoureux de la Vénus de Vélasquez, la recherchant dans une femme moderne, tous ces hommes ont fui les apparences, pensant trouver mieux ailleurs. Étrangers à leur misère mentale et morale, à leur inassouvissement rancunier contre une société inadaptable, croient-ils. Ils ne sont pas le double d'eux-mêmes, mais, impulsés par une insatisfaction atavique, ils partent dans des pays où ils souhaitent se renouveler sous différents aspects. Cependant, le conte qui nous a le plus touchée, parce que véridique, se titre La sentinelle. Un chauffeur dont la voiture tombe en panne au bord de la jungle, recommande à son passager de l'attendre chez le Tonto, le fou, qui garde jalousement la machinerie détériorée, conséquence de l'échec français que fut l'élaboration du canal de Panama, projet abandonné depuis une quarantaine d'années. Les machines pourrissent « [ ensevelies ] sous le linceul vert, éternellement vert. » Ce linceul vert n'est autre que la végétation luxuriante de la forêt tropicale. Le Tonto a toujours cru, entêté dans sa folie, que le grand ingénieur Lesseps reviendrait terminer son immense entreprise. C'est un conte émouvant, angoissant, prouvant une fois encore que l'homme n'a aucun pouvoir sur la nature : elle engloutit tout ce qui se tient à sa portée. On n'est pas étonnée que le passager, repartant avec le chauffeur, ressente une envie de pleurer face à la folie d'un homme, englouti dans sa propre démence. Magnifique symbole de l'être humain explorant ses déboires déchirants.
La plupart des contes comme celui-ci stupéfient par leur modernisme, par la folie indécente qui menace les protagonistes, ces hommes à la recherche de ce qu'ils ne peuvent atteindre en étant eux-mêmes, leur rêve inaccessible les conduisant vers la perte de soi, de l'être qu'il devient, l'enveloppe initiale, telle la nature, reprenant ses droits. Dans leur nouvelle peau, ces hommes sont atteints d'une mégalomanie délirante qui les emporte vers leur propre destruction. Le temps de l'autre ne dure que lorsque le masque, usé, s'effrite, révèle la véritable identité de l'imposteur, significative dans le conte intitulé si justement, L'étranger.
C'est un livre admirable que nous propose Ringuet, auteur du célèbre roman Trente arpents. Friande de ces récits particuliers, on les a découverts avec une joie indéniable. L'écriture descriptive, précise et détaillée, le style épuré, jamais encombré de résidus romanesques, nous ouvre les portes de la nouvelle, telle qu'elle s'écrit aujourd'hui, incisive et concise. Ringuet fut le précurseur, peut-on avancer, de ce genre minimaliste, si difficile à apprivoiser. À mener à son terme persuasif et accompli.
L'héritage et autres contes, Ringuet
Bibliothèque québécoise ( BQ ), Montréal, 2018, 181 pages